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Pourquoi La Marseillaise n'est-elle jamais chantée dans les temps ?
À chaque rencontre de l'équipe de France, le même supplice : l'hymne national n'est jamais honoré comme il se doit. Pourquoi cet affront ? Tentative d'éclairage.
Si vous avez un métronome à la place de l’appareil auditif, que vous êtes un zicos endurci, que votre maman vous a forcé à effectuer trois ans de solfège au collège ou tout simplement que la nature vous a offert un sens du rythme, vous avez sûrement déjà tiqué, en allumant votre téléviseur dix minutes avant un match des Bleus. Plus précisément lors de ce moment solennel, entre l’entrée des artistes et l’échange de fanions des deux capitaines ; ce rituel cher à beaucoup de Français et sans lequel aucun match international ne peut être lancé. Si La Marseillaise, en tant qu’hymne national, est par définition la communion de tout un peuple, elle n’en a que le nom lorsqu’elle est entonnée par des dizaines de milliers de personnes autour d’un rectangle vert ; quand supporters, joueurs et sono, ou orchestre, jouent malgré eux cette partition en canon. Pourquoi le rythme n’est jamais tenu, par rapport à la musique balancée en fond ? Par quelle sorcellerie en arrive-t-on à ce que plusieurs cadences se superposent les unes aux autres ? Comment se fait-il que quand le stade termine la mélodie, l’instrumentale n’a pas encore livré ses dernières notes ?
Engouement et chef de chœur
Le phénomène d’amusie, trouble de la perception sonore qui affecte la hauteur des sons, touche seulement 4% de la population mondiale. Il est donc peu probable qu’à chaque rencontre à domicile de nos Tricolores, les 80 000 choristes massés au Stade de France soient tous dépourvus de la notion de tempo. La raison est ailleurs, et sûrement pas dans une histoire de décalage image/son lorsque vous regardez TF1 ou M6. « Je l’ai remarqué à la télé et au stade », explique d’ailleurs le bien nommé Olivier Chicha des “Baroudeurs du Sport”, habitué des joutes des Bleus. Difficile aussi de lier ça à l’alcool présent dans le sang de certains à ce moment-là, le protocole intervenant beaucoup trop tôt dans la soirée et la pinte à dix euros dissuadant facilement l’envie d’enchaîner les tournées. « Une fois que les premières notes démarrent, on attaque et forcément on suit la tribune, sans trop se fier à la musique qui est envoyée, continue Olivier. On part à peu près en même temps, mais on se cale sur son voisin et notre rythme à nous. On suit l’air, mais il y a toujours un petit décalage. Quand on finit, eux n’ont pas fini l’air. C’est une demi-seconde, même pas. On suit le rythme de la tribune plus que l’hymne en audio, en fait. À la TV, quand tu regardes les bouches de ceux qui chantent, il y a un écart avec la musique. »
La Marseillaise résonne dans un Stade de France incandescent !#lequipeFOOT pic.twitter.com/4Bb8NeU5jY
— la chaine L’Équipe (@lachainelequipe) June 2, 2020
« Quand tu es au milieu dans le stade, tu ne l’entends pas, abonde Fabien Bonnel des Irrésistibles Français. Par contre, quand tu es un peu à l’écart de la foule ou quand tu es devant la télé, tu peux le sentir. Ça fait extrêmement laid. Et tu ne peux pas corriger, dans le stade, parce que 80% des autres personnes la chantent sur ce rythme. Ça ne sert à rien. Le rouleau compresseur est lancé. » Même une professionnelle de la discipline n’est pas sûre de pouvoir expliquer le phénomène, encore observé lors des matchs des Bleues au Mondial en Australie et Nouvelle-Zélande, le mois dernier. Ombeline, professeur de musique au collège de Missillac et à la tête de deux chorales à Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique, s’essaie : « C’est fréquent, avec un phénomène de stress. De manière générale, les chanteurs amateurs, sur des chansons avec beaucoup de paroles, vont automatiquement accélérer. Quand tu es dans un stade, il y a cette idée d’engouement, tout le monde est hyper content, il y a un truc un peu solennel, mais par contre, il n’y a pas de chef de chœur. C’est-à-dire la personne-ressource sur laquelle il faut compter pour que tout le monde chante en même temps. Tu mettrais quelqu’un qui bat la mesure au milieu, peut-être que ça changerait la donne. »
A cappella pour tout résoudre ?
« Dans une chorale, à part pour des professionnels, au-delà de 20 chanteurs avec personne au milieu, ça devient compliqué que tout le monde soit dans les mêmes temps », continue-t-elle. Ainsi, dans les stades de manière globale, les chants venant des virages ne sont pas toujours linéaires et bien tenus. Côté scientifique, le problème reste également entier. « Il n’y a pas de données scientifiques à ce sujet, il n’y a pas de mesure qui a été faite dans la littérature scientifique pour démontrer que le public a tendance à accélérer, raconte Mehdi Mossaïd, chercheur en “Fouloscopie” et créateur de la chaîne YouTube du même nom. Ce n’est peut-être qu’une impression. Mais on peut faire le rapprochement avec les applaudissements synchronisés. À la fin d’un spectacle, le public applaudit et les gens peuvent se mettre à applaudir de manière synchronisée. Il y a des études qui ont été faites et l’applaudissement synchronisé a tendance à accélérer à mesure qu’il va, jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Sauf que dans ce cas précis, ça peut être intentionnel. »
La question du timing est importante. « Quand ça commence, ça part direct et on démarre une demi-seconde plus tard, mais on prend tout de même depuis le début, analyse Olivier. J’ai toujours l’impression qu’on va plus vite que l’air. » Un retard à l’allumage qui veut être comblé, quitte à se précipiter ? Le principal écueil, en tout cas, se trouve peut-être en fin de chant, au moment du refrain, l’explosif et attendu « Aux armes citoyens ! » « Les moments où c’est difficile, ce sont les moments où il y a du silence, souligne Ombeline. Les gens n’aiment pas ce silence, ils n’arrivent pas à le tenir. Comme tu n’as rien pour meubler, tu te dis “je vais démarrer plus tôt”. Et c’est là qu’il peut y avoir un décalage. Lors d’un concert, les gens connaissent tellement les morceaux que même un riff de guitare qu’on pourrait ne pas entendre, ils l’ont en tête et attendent. C’est un peu la différence avec un stade où dans la foule, il n’y a pas forcément des musiciens. Si tu étudies un peu La Marseillaise, le “Aux armes, citoyens” est le climax de la chanson, et c’est là que tout le monde chante, qu’il y a le plus d’engouement. Tu as envie d’y aller, d’où le fait de ne pas tenir le silence. »
Un constat qui n’est plus véridique depuis belle lurette, du moins lors des matchs au Stade de France, rappelle Fabien Bonnel. Et ce, grâce à un choix stratégique de la FFF. « La bande-son est progressivement coupée, quasiment avant le “Aux armes citoyens” et on finit a cappella. Le public et les joueurs enchaînaient les paroles, c’est là que ça fait un truc pourri. Il y avait des expériences qui avaient été faites dans d’autres stades sur des hymnes a cappella, comme le Flower of Scotland qui est juste suivi par une cornemuse. » Ce jeudi soir, c’est au Parc des Princes que Kylian Mbappé et compagnie officieront, et La Marseillaise devrait une nouvelle fois se terminer sans aucun fond sonore. Ce qui n’empêchera pas le peuple bleu, comme d’habitude quels que soient le lieu, l’affluence ou la moyenne d’âge du public, d’offrir à pleins poumons une joyeuse cacophonie.
Par Jérémie Baron
Propos de Mehdi Mossaïd, Olivier Chicha, Fabien Bonnel et Ombeline recueillis par JB