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Stéphanie Frappart : « J’ai toujours voulu être un facilitateur du jeu »
À 41 ans, Stéphanie Frappart n’a plus besoin de se présenter. Le CV de celle qui fut désignée meilleure arbitre féminine du monde de 2019 à 2024 parle pour la native du Val-d’Oise, qui s’engage en parallèle de sa carrière pour faire changer les mentalités.

La Poste a créé un comité de promotion de l’arbitrage féminin baptisé « Femmes et arbitrage ». Pourquoi avoir décidé d’en faire partie et à quel point est-ce important de voir plus de femmes au sifflet ?
Parce que l’objectif est de développer l’arbitrage féminin dans quatre fédérations : hand, basket, foot et rugby. Moi, ce qui m’a intéressée dans ce projet, c’est de partager – au-delà du foot – les problématiques que l’on peut rencontrer dans toutes les fédérations et s’entraider pour voir comment développer l’arbitrage féminin en partageant les bonnes pratiques. Chacun a fait de son côté des actions ou mène des actions. On peut voir comment en transposer certaines ou, au contraire, comment certaines ne se transposent pas du tout. Je prends l’exemple du hand : c’est le sport numéro un à l’école, chez les pros on est parfois sur des duo d’arbitres mixtes parce que la place de la femme dans le hand est déjà bien implantée… Alors forcément, la parité entre pratiquantes et pratiquants est beaucoup plus importante qu’au foot. Plus on aura de représentativité dans l’arbitrage féminin, plus ce sera « facile » d’avoir cette mixité. Dans le foot, là, l’important, c’est le développement de l’arbitrage féminin : recruter de nouvelles arbitres, les fidéliser et les former. Il y a des cultures différentes, mais je pense que par ces échanges, on peut s’entraider et mener des actions communes.
Dans un monde hiérarchique, la femme avec des responsabilités, ce n’était pas forcément inscrit dans les mentalités il y a encore une dizaine d’années.
Quand on lit votre fiche Wikipédia, la phrase qui revient tout le temps, c’est : « Première femme à ». C’est difficile d’être la première ?
Je ne sais pas si c’est difficile, mais en tout cas ce n’était pas ma vocation. J’ai monté les échelons un par un sans m’en préoccuper, d’autant qu’il y avait d’autres filles qui ont été « premières » avant moi, je pense bien sûr à Nelly Viennot ou Corinne Lagrange (arbitres assistantes dans les années 1990 et 2000, NDLR). Après, le fait d’être arbitre centrale ramène la lumière sur soi, car on est celle qui a la responsabilité. Dans un monde hiérarchique, la femme avec des responsabilités, ce n’était pas forcément inscrit dans les mentalités il y a encore une dizaine d’années.
Vous avez ressenti une forme de pression du fait d’être la première femme arbitre centrale chez les hommes ?
Une pression, oui, de la part des médias. Pas forcément de la part des joueurs et des acteurs, car j’ai finalement évolué avec eux. Il y a des joueurs que j’ai croisés en National qui sont après montés en Ligue 2 et pour certains ensuite en Ligue 1, pareil pour certaines équipes. Donc c’était surtout d’un point de vue médiatique parce que c’était nouveau : il y avait beaucoup d’appréhensions, de questionnements et d’interrogations. Que j’ai pu lever au fur et à mesure et très rapidement, notamment sur la partie athlétique et management de matchs de haut niveau. Ces échéances-là étaient importantes pour ma carrière, mais aussi pour les autres jeunes filles qui se lancent dans l’arbitrage, pour qu’il y ait une forme de continuité.
Ça vous gonfle qu’on vous renvoie souvent, généralement à la suite d’un match moins bon de votre part, à votre genre plutôt qu’à vos performances ? On peut entendre par exemple : « Stéphanie Frappart, elle n’est là que pour les quotas. » Ce n’est pas que ça me gonfle, mais je me dis qu’il y a encore du travail à faire, qu’il faut continuer à faire changer ces mentalités-là. Une erreur d’un de mes collègues masculins, on ne la mettra pas au même niveau que mon erreur. À l’inverse, mes bonnes performances peuvent être mises plus en lumière que celles de certains de mes collègues hommes. C’est tout ou rien, en fait.
Ce tout ou rien permanent que vous décrivez, on imagine que ce n’est pas toujours facile à supporter ? Après, ça fait partie de ma vie maintenant. Je me suis construite avec, j’ai axé une partie de ma préparation mentale dessus pour essayer de me détacher complètement de la partie médiatique. C’est ce que j’essaye de faire depuis mes débuts, de séparer la vie professionnelle et la vie personnelle. C’était pour moi la garantie pour me permettre de rester concentrée sur la partie terrain et de ne pas me retrouver dans une situation où soit mes pieds ne touchent plus terre après une bonne performance, soit d’entrer dans un cercle vicieux où ça ne se passe pas bien. Où on n’est plus là.
C’est facile à mettre en place ? (Elle réfléchit.) Je pense que c’est une question de caractère. Il faut être détachée. Moi, je n’ai pas de réseau social, je lis très peu les médias et quand je le fais, j’essaye de faire la part des choses entre ce qui est dit sur moi d’un point de vue technique et ce qui est dit d’un point de vue de genre. Parce qu’en fait, je ne vois pas trop l’utilité de savoir ce que les gens pensent de moi. Ça ne me fera pas forcément avancer. Mais ce n’est pas si évident : pour les générations actuelles et futures, on voit que les réseaux sociaux sont importants pour les jeunes filles et les jeunes femmes. C’est un facteur à prendre en compte et cela peut être une difficulté pour se lancer dans l’arbitrage ou pour s’y inscrire dans la durée.
Je ne vois pas trop l’utilité de savoir ce que les gens pensent de moi. Ça ne me fera pas forcément avancer.
La plupart des joueurs de foot regardent les réseaux sociaux après un match. Y a-t-il aussi cette tentation quand on est arbitre ?
Oui, bien sûr. Des connaissances m’avaient d’ailleurs dit une fois de créer un faux compte afin de lire ce qui se disait sur moi. Sincèrement, je n’en vois pas trop l’utilité. Je ne l’ai pas fait, en tout cas. Si j’ai envie d’avoir des news, il y a des médias qui existent déjà sans avoir à aller sur les réseaux. On peut savoir ce qu’il se passe dans le monde sans réseau social.
Il y a parfois des rencontres où vous devez recevoir un flot d’insultes très important. Jérôme Brisard nous confiait que c’était ses proches qui en souffraient le plus. C’est pareil pour vous ? Oui, je pense. Après, je n’ai jamais eu cette discussion avec eux, car l’objectif n’est pas de rouvrir certaines plaies. Nous, les arbitres, on sait que la fonction est décriée, on est blindés par rapport à ça, car on a une carrière, un vécu, on sait faire la part des choses.
Quelle a été la première fois où vous avez été confrontée au sexisme dans le cadre de votre fonction d’arbitre ? Dès les premiers matchs, ça arrive rapidement. Ce n’est pas vraiment le fait des acteurs, des dirigeants ou des clubs. Ça vient généralement du public, car c’est de là qu’il y a souvent des mots à connotation misogyne qui fusent, comme par exemple : « Va faire la vaisselle. »
Dès votre premiers matchs arbitrés, à l’âge de 13 ans ? Pas forcément à 13 ans, mais les premiers matchs en Ligue où vous arbitrez les catégories seniors, à 16-17 ans. Il y a déjà des enjeux sportifs pour tous les clubs, à leur niveau. Moi, je ne les entendais pas beaucoup, mais je sais que ma mère qui m’accompagnait dans les stades ne restait pas dans la tribune. Elle allait faire le tour du terrain, car sinon parfois elle répondait aux insultes… Il y avait trop de mots prononcés inaudibles pour une mère qui aime son enfant et qui vient juste la regarder arbitrer un match de football.
Le niveau amateur, c’est dur parce qu’on peut risquer sa vie à tous les matchs.
Quand on se fait déjà insulter de la sorte à 16 ans, comment ne pas être dégoûtée de l’arbitrage ? Ce qui m’a fait tenir, c’est la passion du foot et de l’arbitrage justement. Le haut niveau, c’est dur, car il y a l’aspect financier, la pression médiatique, beaucoup d’enjeux. Mais le niveau amateur, c’est dur parce qu’on peut risquer sa vie à tous les matchs. Quand vous allez dans certains stades où ça se termine en bagarre générale, vous ne comprenez pas forcément – quand vous avez 16 ans – pourquoi des adultes se battent pour du foot. Il y a encore beaucoup trop d’agressions d’arbitres, de joueurs, de règlements de comptes qui se passent sur les terrains.
Vous avez déjà reçu des menaces ? Des menaces, non, mais visiblement sur les réseaux – c’est assez suivi par la Fédération à ce niveau-là –, j’ai reçu des menaces de mort sans être touchée directement. Les gens sont assez lâches, en fait, car c’est facile de se lâcher sur les réseaux sociaux. En revanche, en face à face, j’ai toujours eu des relations très bienveillantes avec les gens qui étaient contents de ce que je faisais. Et c’est tant mieux, d’ailleurs ! Alors que si ça se trouve, deux jours avant ou deux jours après, c’étaient ces mêmes personnes qui m’insultaient derrière leur écran.
Comment expliquer que ce ne soit pas encore totalement naturel aux yeux d’une partie du public qu’une femme arbitre des hommes ?
Ce sont les mentalités d’une activité sportive encore très masculine, au cœur d’une société qui commence à évoluer, mais on le voit dans la vie de tous les jours : il y a encore très peu de femmes dirigeantes dans le football ou dans les entreprises. La part de responsabilité n’est pas encore ancrée en matière de parité dans notre société et comme le foot est le sport numéro un, le miroir de notre société, ça rejaillit. Contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas une question de quotas : si on met des quotas, des femmes pour mettre des femmes mais sans responsabilités, ça ne fera pas évoluer les mentalités.
Vous avez déclaré précédemment dans L’Équipe que vous n’étiez « pas une féministe dans l’âme ». Vous avez quand même le sentiment, sans vous déclarer féministe, de susciter des vocations et d’ouvrir la voie à d’autres femmes dans un milieu encore très masculin ?
Oui, et j’ai conscience que ce rôle de modèle pour les jeunes filles et jeunes femmes qui veulent devenir arbitre est très important. Forcément, ça suscite des vocations. Je ne suis pas le porte-drapeau de la place de la femme dans la société, mais avoir des modèles et des exemples, ça donne forcément envie à certaines de se lancer. De se dire que c’est possible.
Quand je jouais, j’étais numéro 10, dans la distribution du ballon. Avec la volonté de laisser les joueurs s’exprimer au maximum.
Vous vous êtes déjà posée en vous demandant d’où vient cette passion pour l’arbitrage ?
J’étais passionnée de foot, j’ai toujours eu envie d’être acteur du jeu. Quand je jouais, j’étais numéro 10, dans la distribution du ballon. Avec la volonté de laisser les joueurs s’exprimer au maximum. J’ai toujours voulu être un facilitateur du jeu. Quand je jouais, il y avait très peu de perspectives dans le foot féminin : je jouais dans mon club au premier ou deuxième niveau fédéral, et pour aller voir plus haut, il fallait plus d’investissement. Notamment au PSG, que j’ai failli rejoindre, il fallait faire une demi-heure de voiture trois fois par semaine aller-retour. Il n’y avait pas autant de clubs ou de sections féminines dans de plus en plus de villes qu’aujourd’hui. Il y a 20 ans, il y avait un club féminin toutes les 30-45 min de voiture. D’une certaine façon, l’arbitrage m’a permis de m’émanciper.
Dans votre carrière, vous avez arbitré les plus grands événements masculins et féminins : est-ce qu’on arbitre de la même façon les joueuses que les joueurs ? Le haut niveau commence à être plutôt identique. Après, ce sont des jeux complètement différents, des tactiques totalement différentes. Il y a un jeu plus ouvert et plus axé vers l’avant chez les filles, tandis que chez les garçons, c’est plus tactique, plus préparé. Chez les filles, on sent cette envie permanente de marquer, tandis que chez les garçons, c’est plutôt de ne pas prendre de but. Au niveau des comportements en revanche, c’est la même chose : les joueuses sont des compétitrices et quand on ne prend pas les bonnes décisions, elles sont aussi contestataires que les garçons.
Quand vous êtes sur le terrain, à proximité des plus grands joueuses et joueurs du monde, est-ce vous avez déjà été impressionnée footballistiquement parlant ? Pas par une joueuse ou un joueur en particulier. Je dirais que c’est l’expression collective de certaines équipes qui m’intéressent. Il y a pas longtemps, chez les filles, le Manchester City-FC Barcelone que j’ai arbitré était très impressionnant en matière de technique de jeu. Au niveau de la vitesse d’exécution, la lecture du jeu, d’avoir toujours un coup d’avance. C’était très intéressant à arbitrer.
Ce serait quoi le moment le plus insolite de votre carrière ?
Si on reste sur la partie sexiste et misogyne, je me rappelle un match en championnat régional où quand je suis arrivée au stade, on m’a demandé qui j’étais. Lorsque j’ai répondu que j’étais l’arbitre centrale du jour, mon interlocuteur m’a dit : « On ne peut pas faire pire qu’une femme. » Ce qu’il y a de mieux à faire dans ces moments-là ? Ne pas répondre.
Propos recueillis par Andrea Chazy