- Russie
En Russie, le foot comme si de rien n’était
Cela fait maintenant plus d’une semaine que l’armée russe a commencé à envahir l’Ukraine. Kiev et Kharkiv vivent sous les bombes, des centaines de milliers d’Ukrainiens ont déjà fui leur pays, la communauté internationale condamne et sanctionne... Mais pendant ce temps, en Russie, le football a repris ses droits, comme s’il était hermétique à un contexte pourtant écrasant. Cette indifférence de façade cache cependant mal des fissures qui, à terme, risquent de causer de très sérieux dégâts.
Le grand retour de la Russian Premier League lors du dernier week-end de février, les huitièmes de finale de la Coupe de Russie en milieu de semaine, une nouvelle journée de championnat dans la foulée : il n’y a pas à dire, les amateurs de foot russe ont de quoi être comblés en ce moment. Après deux longs mois à ronger leur frein (trêve hivernale oblige), ils ont pu retrouver avec plaisir, ces derniers jours, leurs clubs et joueurs favoris. À première vue, tout se passe comme si rien n’avait changé. À peine remarque-t-on que les rencontres prévues à Rostov-sur-le-Don et Krasnodar, où les aéroports ont été suspendus sur ordre de l’Agence fédérale du transport aérien, ont été reportées. Ces deux villes du sud sont proches de l’Ukraine, et on se souvient que le 24 février dernier, Vladimir Poutine a lancé une « opération militaire spéciale » destinée à venir en aide aux populations pro-russes du Donbass, victimes d’un « génocide » de la part des « nazis » ukrainiens.
Indifférence générale
Voilà pour le discours officiel, celui qui est relayé H24 par les omniprésents СМИ, autrement dit les médias de masse. Il n’est nulle part question d’invasion menée dans l’ensemble de l’Ukraine, ni des bombardements que subissent Kiev ou Kharkiv, pour ne citer qu’elles. Écho de Moscou a bien tenté de proposer une lecture différente du conflit, mais la radio indépendante s’est autodissoute après avoir été interdite d’antenne. Dans ce contexte, où censure et désinformation font bon ménage, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le football local ait repris son cours dans une relative indifférence par rapport à la situation internationale. En flânant sur VKontakte, le Facebook russe, on constate un silence quasiment total des clubs de première division par rapport au conflit. Seuls le FC Rostov et le CSKA Moscou ont osé un timide « Net voyne » ( « Non à la guerre » ), à l’image de Fedor Smolov, le toujours déroutant attaquant du Dynamo Moscou. En conférence de presse, ce sujet épineux est évoqué du bout des lèvres, voire évité. En tribunes, où des jauges sont toujours en vigueur, c’est aussi le calme plat. La Fratria, le principal groupe de supporters du Spartak, a certes boycotté le derby moscovite contre le CSKA, samedi soir (0-2). Mais cela n’avait aucun lien avec la guerre, puisqu’il s’agissait de protester contre le Fan ID, qui pourrait bientôt devenir obligatoire pour accéder aux stades du pays…
Si l’on en a entendu certains hausser le ton, cette semaine, c’était pour pester face aux sanctions décidées par les instances occidentales, apparemment toujours plus promptes à faire preuve de sévérité quand la Russie se trouve dans leur viseur. La fédération de football russe a ainsi déploré le fait que la Sbornaya ait été suspendue de toutes compétitions internationales (et donc des barrages des éliminatoires au Mondial 2022), se réservant le droit de saisir le TAS. « Je suis contre le deux poids, deux mesures, a affiché Artem Dzyuba dans un long message publié sur Instagram en forme de réponse aux joueurs ukrainiens. Pourquoi les uns ont tous les droits alors que nous, on nous accuse de tous les maux ? » Au-delà des discours de victimisation, notons toutefois la prise de hauteur du Spartak Moscou, sorti premier de son groupe de C3 (devant Naples, Leicester et le Legia Varsovie) et interdit de poursuivre son aventure européenne : « Malheureusement, les efforts de notre équipe dans cette Ligue Europa ont été réduits à néant pour des raisons aussi éloignées que possible du sport », ont regretté les Gladiatory, avant d’ajouter : « Nous attendons avec impatience de parvenir à la paix, dont tout le monde a besoin au plus vite. »
L’exode des « légionnaires »
Le ballon continue donc de rouler sur les pelouses russes, et rien ne semble pouvoir l’arrêter. À y regarder de plus près, cependant, on s’aperçoit qu’il y a de réelles raisons de s’inquiéter pour l’avenir. Déjà parce que l’exode des « légionnaires » (terme employé pour désigner les joueurs étrangers du championnat) prend de plus en plus d’ampleur. Et même si les départs de Yaroslav Rakitskiy et Andriy Voronin ont logiquement marqué les esprits, les Ukrainiens ne sont pas les seuls à vouloir quitter le navire au plus vite, loin de là. L’entraîneur allemand Markus Gisdol a quitté le Lokomotiv, car il ne se voyait pas exercer « dans un pays dont le chef est responsable d’une guerre d’agression au cœur de l’Europe », comme il l’a confié à Bild. Son homologue et compatriote Daniel Farke a lui abandonné le banc de Krasnodar, sans même y avoir vécu le moindre match officiel. Les Byki traversent d’ailleurs une période très mouvementée, puisque huit de leurs neuf joueurs étrangers (dont Rémy Cabella) ont obtenu la suspension de leur contrat. Et le neuvième, Grzegorz Krychowiak, semble également sur le départ.
Afin de favoriser leur départ, la FIFA pourrait autoriser les « légionnaires » à résilier leur bail sans avoir à verser d’indemnité. Pénalisées sportivement par cette fuite des talents, les formations de RPL vont aussi accuser le coup sur le terrain économique. Du fait de leur isolement, elles ne bénéficieront plus des retombées engendrées par la participation aux compétitions européennes. Surtout, les sanctions mises en place par l’Union européenne et les États-Unis vont toucher en plein cœur les grands groupes russes, et par ricochet les clubs qu’ils détiennent. Le CSKA Moscou, par exemple, a pour propriétaire VEB, une banque d’État. Vice-président de la compagnie pétrolière Lukoil et président du conseil d’administration du Spartak, Leonid Fedun pourrait perdre une grosse partie de sa fortune. « Il y a d’énormes difficultés, mais je vais continuer à financer le Spartak », a néanmoins promis l’homme d’affaires à Match TV. Pour le moment, le football russe fait illusion. Mais l’illusion ne durera qu’un temps.
Par Raphaël Brosse