- Italie
- Calcio
- Ultras
« En Italie, on est des phénomènes pour trouver des excuses servant à cacher les vrais problèmes »
La relation entre la Ligue et les virages italiens a rarement été aussi tendue. Depuis le début de la saison, les virages de l'Inter, du Milan, de la Lazio et de la Roma ont été ponctuellement fermés pour avoir lancé des chants « discriminatoires ». Lorsque la Curva Sud du Milan AC a été fermée pour « discrimination territoriale » envers la ville de Naples, les responsables de la Curva Nord du rival intériste ont rédigé un communiqué pour soutenir leurs ennemis et dénoncer les maux du football italien. Entretien avec l'auteur du communiqué de la Curva Nord Milano 69.
Avant tout, est-il possible de rappeler les faits qui ont conduit à cette situation de crise entre la Fédération et la plupart des virages des stades italiens ?En août, l’UEFA a insisté sur sa volonté ferme d’éradiquer le racisme du football européen et communiqué une ligne de conduite à toutes les fédérations membres. La Lega Calcio a donc organisé une réunion pour mener cette bataille contre le racisme et la discrimination, et pris de nombreuses décisions. Au premier chant raciste, on ferme un secteur du stade. Au second, on ferme tout le stade. Au troisième, l’équipe dont les supporters ont lancé ces chants perd le match. Et pour les cas graves, on instaure une pénalité de points. Depuis, les virages de l’Inter, du Milan, de la Roma et de la Lazio ont été fermés, que ce soit pour racisme ou pour ce qu’ils ont appelé « discrimination territoriale » .
Discrimination territoriale ?!Oui, je sais, c’est ridicule. Même Galliani a réagi en notre faveur après Juve-Milan : « Moi qui viens du quartier de Brera, si j’insulte ceux de Porta Romana, c’est de la discrimination territoriale ? » Maintenant, on peut crier « enfoiré ! » , mais plus « enfoiré de Rome ! »
Les ultras de la Curva Sud du Milan ont publié un communiqué dans lequel ils appellent tous les tifosi d’Italie à entonner un chant de façon à faire fermer leur Curva. Ainsi, on jouerait une journée entière de championnat à huis clos. Vous avez soutenu cette initiative…Oui, nous soutenons le virage du Milan pour une raison simple : il s’agit de citoyens libres qui ont subi un tort. Personne n’a fait de chant à la gloire de Hitler ou de Staline ! Ce sont des chants inscrits dans la culture des rivalités du football italien depuis des dizaines d’années. D’ailleurs, les tifosi de Naples ont montré la supériorité intellectuelle des supporters face à la Fédération le weekend dernier, en insultant eux-mêmes le peuple napolitain et en brandissant la banderole : « Maintenant fermez aussi notre curva. » Tout cela est absurde, et surtout dangereux.
Pourquoi ?Après la décision de la Fédération, nous nous sommes réunis avec les dirigeants de l’Inter pour leur expliquer qu’en fonctionnant ainsi, on donnait du pouvoir à un petit nombre de personnes mal intentionnées. Nous, nous soutenons l’équipe, le rôle du virage est de donner des forces à l’Inter. Le danger, il survient quand certains marginaux viennent faire des chants potentiellement pénalisants pour l’Inter et, ensuite, nous disent « donnez-nous de l’argent ou alors on continue » . Là, on leur offre cette opportunité…
Ce genre de comportement est possible encore aujourd’hui ? Il a pu y avoir deux ou trois incidents de ce type, mais le feu a été rapidement éteint. Aujourd’hui, c’est très compliqué, on connaît les prénoms et noms de famille de tous ceux qui se rendent dans le virage. On n’est plus dans les années 1980. De nos jours, la Curva Nord est représentative de la société italienne de 2013.
Agnelli a parlé de « comportement culturel qu’il fallait changer » . Qu’en pensez-vous ?
L’Italie est une république qui, en grandissant, n’a jamais cessé de développer des rivalités régionales. Dans toute la société, à tous les niveaux, ces rivalités existent. Il faut comprendre que les ultras ne sont rien d’autre qu’un concentré de la société italienne de 2013. Dans cette affaire, on parle de la culture de la société en général, et non pas de la culture spécifique aux ultras. Prenez mon exemple : oui, je vais au stade pour lancer des chants pour mon équipe, je prépare des banderoles, des chorégraphies de tifo, mais je participe à tout cela sur mon temps libre. J’ai un boulot, je suis éclairagiste, j’ai une vie normale comme tous les citoyens italiens en 2013. D’ailleurs, lorsqu’ils nous ont fermé l’accès à notre tribune, nous nous sommes réunis à l’extérieur du stade pour montrer que l’on voulait soutenir l’Inter par tous les moyens. Par cette occasion, on a démontré notre maturité, il n’y a eu aucun débordement, la Curva a été exemplaire.
C’est le seul pays d’Europe où cela se produit ? Du moins aussi fréquemment ? Nous vivons dans une période difficile pour les Italiens. Les billets pour aller au stade sont trop chers. La mise en place de la « Tessera del tifoso » a seulement servi à créer des problèmes bureaucratiques. Quelque part, la Ligue essaye de trouver une excuse pour justifier que ses stades sonnent creux, et forcément, utiliser le mot « racisme » est un raccourci facile à prendre. En Italie, on est des phénomènes pour trouver des excuses servant à cacher les vrais problèmes… Mais la vérité, c’est que je ne vois pas de racisme dans notre virage depuis de nombreuses années. Attendez, on vit tous en 2013 ! Nous, on trouve ça génial que l’UEFA se donne les moyens de lutter fermement contre le racisme. Venez dans le virage, vous trouverez des hommes de couleur, des Chinois, des Marocains, tout le monde peut s’y rendre aujourd’hui. Eto’o était venu voir un match avec nous quand il était suspendu. Et même Balotelli était passé !
« Balotelli, on le hue, mais jamais parce qu’il est noir »
Justement, parlons de Balotelli. (Il coupe) Balotelli, on le hue aujourd’hui et on le huera durant toute sa carrière parce que c’est un crétin, un ignorant qui se comporte mal, mais jamais parce qu’il est noir (ndlr, à la fin de Inter-Barcelone, demi-finale de la Ligue des champions en 2010, Balotelli était sorti du terrain en jetant à terre le maillot de l’Inter. Le lendemain, la Curva Nord avait publié un communiqué d’ « adieu » au joueur, affirmant qu’à ses yeux, « il n’existait plus » ). Nous, on a toujours adressé les mêmes bruits à Gattuso. Ils parlent tous de cris de singe, mais c’est quelque chose que l’on fait pour distraire l’adversaire, le faire sortir de son match, et ce peu importe sa couleur. Et contre la Juve, le match après lequel ils ont pris la décision de fermer notre secteur, ces chants à l’encontre de Pogba sont partis d’autres tribunes du stade. Nous, on l’a fait durant tout le match quand Lichtsteiner touchait la balle, et il est plus blanc que moi ! Il y a des inspecteurs fédéraux au bord du terrain qui l’ont bien vu, mais il faut croire qu’ils cherchent à viser les ultras. On s’est mis à rire, l’Inter, la police, nous. C’est absurde. On hallucine. Même la police hallucine. À Lichtsteiner on peut, et à Pogba non ? À Balzaretti on peut, et à Balotelli, non ? Et Materazzi, quand est-ce qu’on va en parler ? Le type a perdu sa mère quand il était petit et s’est fait traité de « fils de pute » pendant toute sa carrière. Personne n’a jamais inventé de nouvelle « discrimination » pour mettre fin à ces chants.
Donc, pour vous, ce n’est absolument pas un problème de racisme ? Non, absolument pas.
Que va-t-il arriver maintenant ? Quand tu es au pouvoir, il faut toujours que tu parviennes à faire croire que tu sors gagnant de toutes les situations. Le pouvoir n’a pas le droit de perdre. Avant la semaine prochaine, ils vont modifier ces normes pour les faire aller seulement contre les ultras et essayer de nous faire passer pour des racistes ignorants. Mais je ne sais pas où cela va finir. De toute façon, nous continuerons à faire les mêmes chants : les ultras du Milan, de Brescia, de la Juve, du Genoa l’ont tous annoncé. Pour nous, il s’agit simplement de respecter le principe de liberté d’expression que la Ligue bafoue dans ce procès. Ils ont pris les mégaphones, les tambours, instauré la tessera del tifoso… Aujourd’hui, pour faire entrer une banderole au stade, il faut la cacher. Idem pour les drapeaux… Des mesures anticonstitutionnelles existent déjà. Et au fond, s’ils veulent fermer les stades, ils fermeront les stades. Et il n’y aura plus de football. Mais qu’ils ne viennent pas nous inventer des prétextes ridicules.
La Fédé répond qu’elle ne fait que respecter les ordres de l’UEFA. Et l’UEFA répond que c’est la Fédé qui doit décider comment agir…Michel Platini a lui-même répondu à votre question cette semaine : « Moi, je ne suis pas policier, ce n’est pas à moi de fermer l’accès aux tribunes. » L’UEFA a émis des directives, mais n’a pas instauré de normes. Ensuite, c’est à la Fédé de décider, et la nôtre a fait des choix ridicules, et doit revenir dessus.
« Un football sans public, cela donnerait quoi ? »
Avez-vous peur d’une prochaine fin des virages ? On a vu ce qui s’est passé au PSG, on parle beaucoup d’un nouveau stade pour l’Inter…Non, zéro. Je n’ai pas peur que cela arrive à l’Inter, nous parlons beaucoup avec le club et ces gens-là comprennent parfaitement la nécessité de notre virage. On fait partie du club.
Les virages italiens survivront donc à cette crise ? L’enjeu, c’est l’atmosphère dans les stades de football. Si tu ne peux plus t’exprimer dans un stade, c’est un signe dangereux pour le reste des espaces de société. Là, on ferme les stades car, au fond, les personnes au pouvoir se fichent de ce que veulent les gens, ils ne s’intéressent qu’à ce que va leur rapporter le prochain contrat de droits télé. Regardez, l’un des slogans du parti de la Ligue du Nord est « Roma Ladrona » (Rome la voleuse). N’est-ce pas de la discrimination territoriale ? Quand est-ce que l’on va fermer un secteur du Parlement ? Ce qui est fou, c’est qu’on a moins parlé de cela que de nos chants. Sur notre site, on a connu des records d’affluence ces derniers jours. C’est du jamais vu. Mais avec du recul, il faut voir qu’en attaquant les ultras, on s’en prend aussi à tous les amoureux du football et à leurs libertés. On met le zoom sur nous car nous sommes la partie visible, mais tous les spectateurs sont concernés. Un football sans public, cela donnerait quoi ?
Propos recueillis par Markus Kaufmann