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En Irlande, Brian Clough vit toujours

Par Charles Thiallier, à Dublin
En Irlande, Brian Clough vit toujours

Après un Euro réussi, l’Irlande, qui se déplace en Autriche ce samedi soir, a parfaitement entamé ses matchs de qualification pour le Mondial 2018 avec sept points pris en trois matchs. Un succès que beaucoup d’observateurs attribuent au travail réalisé par Martin O’Neill et son adjoint Roy Keane, deux hommes qui collaborent depuis novembre 2013 et ont récemment prolongé leur contrat jusqu’en 2018. Deux hommes qui ont pour référence commune le légendaire Brian Clough.

« I love you irish man ! » Non ce n’est pas la phrase que Theresa Keane a adressée à son époux Roy lorsqu’ils se sont mariés à Cork, au sud de l’Irlande, en 1997. Mais comme le raconte Jonathan Wilson dans sa biographie Clough : Nobody ever says thank you, c’est Brian Clough qui avait interpellé l’ex-future star de Manchester United de cette manière, alors qu’il avait passé plusieurs minutes à insulter les autres joueurs de Nottingham Forest après une séance d’entraînement raté.

Cette petite phrase résume à elle seule la relation particulière qu’entretenait le bad boy du football irlandais avec l’un des meilleurs managers de l’histoire du football anglo-saxon. En 2013, Roy Keane avait profité d’un documentaire consacré à sa rivalité avec Patrick Vieira pour rendre la politesse au manager anglais. Interrogé par le journaliste Gabriel Clarke pour savoir quel était le meilleur entraîneur avec lequel il ait collaboré, Roy Keane avait alors répondu : « Sans aucun doute, Brian Clough. » Gabriel Clarke s’était alors senti obligé d’insister : « Mais qu’en est-il de Sir Alex Ferguson ? » D’un ton à mi-chemin entre l’arrogance et l’énervement qui le caractérise, Keane s’était contenté de confirmer : « Vous m’avez posé une question, je vous ai répondu. »

« Mes chaussures sont un peu sales, pourrais-tu les nettoyer, Roy ? »

Pour comprendre l’estime que porte Keane à Clough, il faut remonter à la saison 1989-1990, et au début de la carrière de l’actuel adjoint irlandais, lorsqu’il n’était pas encore professionnel et qu’il évoluait au Cobh Ramblers FC, un club basé à Cobh, au sud-est de Cork. Bob Donovan, le président actuel du club, a joué avec Roy Keane lors de cette saison, et il se souvient : « Il était arrivé en provenance du Rockmount AFC, un club de Cork, et beaucoup de ses coéquipiers s’étaient vu offrir des essais dans des clubs anglais, le Graal suprême ici pour un footballeur en Irlande, mais ce n’était pas son cas, car il était trop petit. » Il développe alors une rage intérieure qui le tire vers le haut. « En dehors du terrain, il était à l’opposé de ce que vous pouvez imaginer, calme, il ne faisait pas de bruit. En revanche, une fois dans l’arène, c’était un gagnant. Mais surtout, il voulait montrer qu’il était meilleur que nous. »

Cette rage, Brian Clough l’aperçoit et lui donnera l’opportunité de s’exprimer au plus haut niveau en le faisant signer dans l’équipe des U21 de Nottingham Forest. Puis, plus tard, en équipe première à Anfield, dans des circonstances pour le moins originales, comme le raconte Roy Keane dans son autobiographie Keane : The autobiography. Apprenant qu’il avait été sélectionné avec l’équipe première le matin de la rencontre, Roy Keane fera le voyage jusqu’à Liverpool dans la voiture de Ronnie Fenton, l’entraîneur adjoint de Nottingham, et avec Brian Clough. À aucun moment du voyage, ce dernier ne le préviendra qu’il allait faire ses débuts en pro quelques heures plus tard. Ce n’est qu’une fois dans les vestiaires, alors que Keane pensait se rendre utile en rangeant les maillots, que Brian Clough l’interpellera : « Irishman, qu’est-ce que tu fais ? – J’aide à ranger les maillots.- Ok donc prends le numéro 6, tu vas jouer. »
Le lendemain du match, Brian Clough emploiera une méthode de management très personnelle pour faire comprendre à sa nouvelle pépite que rien n’est encore acquis. Alors qu’il se promenait sur le terrain d’entraînement avec son chien, il s’approcha de Roy Keane et lui demanda : « Quel est ton nom ? – Keane.- Mes chaussures sont un peu sales, pourrais-tu les nettoyer pour moi, Roy ? »

O’Neill comparé à James Joyce

Si la capacité de Brian Clough à dompter ses joueurs est vue par beaucoup comme l’une des raisons qui ont conduit Nottingham Forest à des heures glorieuses à la fin des années 70, il a parfois dû se battre pour imposer ses idées. Avec un homme en particulier : Martin O’Neill. Dans un livre paru en 1997, Provided you don’t kiss me, l’auteur Duncan Hamilton, un proche de Brian Clough du temps où ce dernier entraînait Forest, raconte qu’il n’arrivait jamais à obtenir le meilleur de Martin O’Neill, car celui-ci était trop intelligent. « Si Clough lui disait quelque chose, derrière O’Neill répondait avec des longues phrases. Il venait me voir à la fin de l’entraînement pour me demander ce que ça signifiait. Il le comparait à James Joyce, auteur irlandais qu’il trouvait incompréhensible. »

Arrivé en 1971 à Nottingham Forest alors qu’il était encore étudiant en droit à l’université de Belfast, O’Neill rejoint une équipe qui sera reléguée en seconde division un an plus tard. En janvier 1975, Brian Clough arrive. Cinq ans après, le club a gagné deux fois la Coupe d’Europe, est confortablement installé en première division anglaise, et s’est offert une série record de quarante-deux matchs sans défaite. Bien qu’aujourd’hui très reconnaissant envers l’entraîneur anglais, son expérience sous ses ordres ne fut pas des plus faciles. Dans la biographie d’Alex Montgomery Martin O’Neill The Biography, l’auteur donne la parole à l’ancien entraîneur nord-irlandais Billy Bingham, qui se souvient des premiers pas de O’Neill avec Brian Clough : « Il essayait de s’imposer dans cette équipe, mais Cloughie lui faisait mal au moral. Clough était tout le temps derrière lui. Je me suis entretenu avec lui pendant cette période et je le sentais mal. Il était une fois dans l’équipe, une fois en dehors, rien ne détruit plus le moral d’un joueur que ça. Il n’était en plus pas content dans le WM qu’essayait de mettre en place Clough à cette époque. »

« La version anglaise de Muhammad Ali »

En février dernier, s’exprimant devant des étudiants de l’université de Derry, O’Neill avait confirmé ces propos : « On ne s’est pas toujours très bien entendu, notamment au sujet de mon talent. Je pensais que j’étais brillant, lui non. » L’aventure se terminera bien. En 1978, lorsque Nottingham Forest remporta le titre, O’Neill était le quatrième joueur le plus utilisé par Clough. Absent de la finale de Coupe d’Europe 1979 pour cause de blessure, il commencera la finale de 1980 face à Hambourg en tant que titulaire. L’ancien entraîneur d’Aston Villa n’a maintenant plus de mots assez forts pour celui qui lui a permis de remporter deux Coupes d’Europe. En 2004, il s’était confié au Scottish Herald à ce sujet, au moment du décès de Brian Clough : « C’était la version anglaise de Muhammad Ali, l’homme le plus charismatique que vous pouviez rencontrer. Il avait une grande opinion sur le football et une grande opinion sur les choses qu’il ne connaissait pas. On a été extrêmement chanceux de travailler avec quelqu’un d’aussi talentueux et brillant. Il était juste fantastique. »

Aujourd’hui, deux héritiers de Brian Clough pilotent le destin de la sélection irlandaise. Martin O’Neill n’est pas étranger à cela. Avant l’Euro, il s’était exprimé en conférence de presse au sujet de Roy Keane. « J’ai dû prendre beaucoup de décisions, mais la plus importante, ça a été d’amener Roy à ce poste. Depuis qu’il est là, il a été absolument phénoménal. C’est une icône, il polarise parfois l’opinion, c’est vrai, mais certainement pas dans notre vestiaire. » Il avait bien évidemment évoqué ce que le « Master Mind » anglais aurait pensé de cette collaboration. « Il aurait été agréablement surpris de nous voir travailler ensemble. Mais je ne pense pas qu’il aurait été choqué. Il connaissait très bien Roy, pour l’avoir lancé dans le grand bain d’un seul coup et ne jamais l’avoir laissé de côté. »

L’influence de Brian Clough se reflète-elle aujourd’hui dans la sélection irlandaise ? Dans l’interview qu’il avait accordée au Scottish Herald en 2004, O’Neill racontait ne jamais l’avoir appelé pour lui demander des conseils. « Si je l’avais fait, il m’aurait dit : « Fils, débrouille-toi avec ça. » » Mais il admettait à demi-mot s’inspirer du manager anglais dans son travail. « Vous ne pouvez qu’être stupide si vous n’apprenez pas des personnes avec qui vous avez travaillé. Ce n’est qu’une fois dans le métier que vous le réalisez. Des petites choses toutes simples qui restent toute la vie. »

« Oui, Brian Clough m’a frappé »

Des petites choses simples, Roy Keane en a sans doute appris de l’entraîneur anglais. La modestie, qu’il lui rappelait à chaque instant comme le lendemain de son premier match en pro. Et l’exigence que demande le métier de footballeur au quotidien. À suivre les conférences de presse de Roy Keane, il semble que ces deux valeurs ne le quittent jamais. Au mois de septembre cette année, la presse irlandaise s’était émue de voir de moins en moins de nouveaux joueurs entrer dans l’équipe. Roy Keane s’était alors emporté comme Clough l’aurait fait en son temps, pour souligner qu’il fallait beaucoup prouver avant d’avoir la chance d’être appelé : « Tout le monde doit gagner sa place dans cette équipe. Certains joueurs tentent de bâtir leur réputation avant même d’avoir joué. Et ceux qui pensent que leur place est acquise ont tout faux. Beaucoup de personnes parlent de donner leur chance aux jeunes, mais ils ont beaucoup de travail à faire avant. » L’implication à 100% semble également être une demande permanente de Roy Keane à ses joueurs. Comme l’expliquait Shane Long dans un entretien pour le show irlandais Living with Lucy, « depuis qu’il est là, le rythme à l’entraînement est beaucoup plus élevé. Il n’a jamais peur de stopper une séance et de retirer les joueurs qui ne s’impliquent pas à fond. »

Lorsqu’il était entraîneur d’Ipswich, Keane avait raconté que Clough faisait la même chose avec lui, mais il allait même beaucoup plus loin : « Oui, Brian Clough m’a frappé. Mais il est bon d’être un peu fou. Si quelqu’un vous vexe et que vous ne faites rien, alors vous ne résolvez pas le problème. Je ne jette pas des tasses de thé, je préfère frapper. » Les joueurs irlandais sont prévenus, Keane pourrait à l’avenir aller encore plus loin que l’exclusion des joueurs lors des ateliers d’entraînement. Son mentor lui a appris à se faire respecter. Un mentor qui, treize ans après sa mort, influence encore le monde du football. En Irlande, en tout cas, son ombre et sa pensée planent toujours.

Dans cet article :
L’Angleterre nargue son voisin irlandais
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