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En attendant Léon Zitrone

Par Thibaud Leplat
5 minutes
En attendant Léon Zitrone

Tous les ans, au mois d'avril, c'est la même histoire. Le même hymne, les mêmes équipes, les mêmes images. Pourtant tous les ans, au mois d'avril, nous sommes fidèles au rendez-vous. Mais à quoi sert donc la Ligue des champions ?

Ce pourrait être une compétition télévisuelle dans laquelle les représentants de villes européennes se disputeraient un trophée en mousse ou en carton. Dans les sonorités triomphantes de ces grandes capitales (Paris, Londres, Madrid), on devinerait les syllabes familières de ces communes à la localisation mystérieuse et qu’on annonçait sur des panneaux de contreplaqué accrochés à un feu rouge sur le bord d’une nationale. C’étaient les vacances de Pâques, c’était il y a des années en arrière. Sur la place du marché et devant les caméras de télévision, Romorantin affrontait Arles pour la grande finale de cette compétition prestigieuse. Guy Lux et Léon Zitrone y présentaient, le ton docte et monocorde, les règles de l’épreuve qui viendrait. À demi-hypnotisés par les phrases gigantesques prononcées par ces commentateurs incontournables, on guetterait chacune des respirations de Léon pour prendre notre souffle avec lui, quelques secondes avant de contempler, dans un mélange de crainte et d’excitation, l’entrée en scène de sa terrible complice : « Madame la Vachette êtes-vous prête ? » braillerait-il alors. Nos yeux d’enfants s’allumeraient tout à coup et l’animal trépignerait d’être lâché dans l’enceinte provisoire d’une arène de province. La Champions League, c’est Intervilles. En mieux.

Toro-piscine à l’échauffement

Comme dans cette célèbre émission de télévision française, on sait bien que tout cela est faux. Les cornes de la vachette ont été patiemment entourées de caoutchouc pour ne pas blesser les candidats, ces moulins gigantesques au bord d’une piscine en PVC sont fait de carton, ces hommes qui paraissent tout à coup minuscules s’étaient entraînés durement avant de participer à cette étrange épreuve. Pourtant, à chaque approximation de cet animal aux dimensions démesurées, nos cœurs tremblaient, comme s’il allait se passer devant nos yeux quelque chose d’irrémédiable. Allait-elle mettre fin en un seul coup de corne à tous les efforts de ces hommes devenus ridicules ? Quand le mois d’avril est entamé, la Champions League prend tout à coup la forme de cette émission pour laquelle la permission de 22h nous était exceptionnellement accordée. Il n’y a absolument plus de différence entre ce que l’on voit et ce que nous sommes. Entre ce que nous étions il y a des années et ce que nous sommes devenus aujourd’hui.

La coupe des villes de foires

Chaque année, c’est toujours la même chose. Observez comme on augmente toujours le volume du téléviseur quand les joueurs sortent du vestiaire. Certains diront que le marketing a triomphé le jour où les télévisions ont fait silence pour écouter ce thème qui n’était qu’un jingle de l’UEFA. Pourtant, on a beau l’entendre à chaque retransmission, les voix de cette chorale polyglotte nous pénètrent toujours jusqu’au fond du cerveau. Et on vibre comme des gosses en attendant qu’une vachette virevoltante fasse son entrée dans l’arène. Même si, à chaque mois d’avril, il y a toujours un ou deux invités qu’on n’avait pas prévu de revoir, les hôtes sont toujours le Real, toujours Porto, toujours le Bayern, toujours Barcelone, toujours la Juve. C’est toujours à Bernabéu, à Old Trafford, au Camp Nou ou à Turin que les grandes soirées se préparent. Cette année, en plus, c’est nous, Paris et Monaco, qui sommes invités à y participer. Alors quand notre tour viendra, on tâchera d’être nous aussi à la hauteur de ces publics d’experts habitués aux foires agricoles. On n’aura plus qu’une seule idée en tête. Protéger nos postérieurs des coups de corne intempestifs.

Les consommateurs exemplaires

Quel est l’objet de la Champions League ? Il y a des gens qui croient qu’elle est un culte indécent à l’argent-roi. Ceux-là disent que cette liturgie païenne n’a rien à voir avec le spectacle populaire et bon enfant d’un Romorantin-Arles ou d’un Saint-Amand-les-Eaux – Boulogne-sur Mer commenté par Guy Lux ou Jean-Pierre Foucault. Intervilles était un concours télévisuel et folklorique, prétendent-ils, la Champions League n’est qu’une abomination du marketing triomphant, un nouveau leurre pour nous vendre des rasoirs et des crédits à la consommation. Les spectateurs auraient ainsi oublié de quoi le football était fait : de boue, de tacles et d’odeurs de frites. Comme si nous ne faisions plus la différence entre une vachette et un taureau, entre une construction de papier et un moulin véritable, ils nous accusent enfin de désinvolture et de complicité.

Nous n’étions plus des amateurs, mais de vulgaires consommateurs prêts à avaler n’importe quel mensonge, pourvu qu’il fût bien emballé et qu’on gagne à la fin. Mais ils se trompent. Il y a longtemps que la Champions League n’est plus un sport. Comme dans Intervilles, le public se moque de savoir lequel de ces adversaires remportera le titre final. Et il a raison. « Il se confie, écrirait Barthes, à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. » Quand les joueurs pénétreront sur la pelouse, on entendra à nouveau la voix chevrotante de Léon Zitrone. Piétinant devant un public d’enfants rigolards les costumes ridicules de ces hommes maladroits, il y narrerait avec tendresse la revanche d’une nouvelle vachette sur ses cruels geôliers. La Champions League n’est pas un sport, c’est un jeu télévisuel archaïque destiné à nous connecter avec nous-mêmes. Elle célèbre le retour en nous d’une époque qui n’est toujours pas terminée. Notre enfance.

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