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En Argentine, le rêve mondial écrase tout
Alors que des milliers de supporters de l’Albiceleste s’apprêtent à débarquer à Doha, l’attention en Argentine est concentrée sur l’objectif sportif de décrocher une troisième étoile pour la dernière Coupe du monde de Lionel Messi. Comme dans la plupart des pays de l’hémisphère Sud, la thématique du boycott est totalement absente des débats.
Après avoir envahi les voisins brésiliens en 2014 et mis le feu aux rues de Moscou il y a quatre ans, les supporters argentins s’apprêtent à déferler sur le Qatar. Malgré une inflation au pays qui atteint les 80% et dévore les économies des foyers, ils seront près de 35 000 à Doha, selon les autorités locales. « Ça fait des années que l’Argentine n’a pas été aussi enthousiaste avant une Coupe du monde, ressent Lucas, 30 ans, nageur paralympique qui a tuné sa chaise roulante en bleu ciel et blanc avant de prendre l’avion pour aller supporter les hommes de Scaloni avec son papa Mario. C’est le dernier Mondial de Messi. L’équipe joue enfin avec et non plus pour lui. Je pense qu’on peut regarder n’importe quelle nation dans les yeux. » Depuis des mois, Lucas s’ambiance avec son groupe de supporters. Les Hinchas Argentinos, sorte d’Irrésistibles Français locaux, se réunissaient dans des parcs de Buenos Aires pour confectionner des banderoles, bouffer des kilos de viande grillée et préparer des chants, dont un qui devrait tourner pendant tout le Mondial : « Nous avons Lionel sur le terrain et Diego dans le ciel », chanté sur un rythme endiablé de quartet, Amor Clasificado de Rodrigo.
C’est Agustín, 38 ans, qui a écrit les paroles. Modeste gérant d’un centre culturel dans le quartier de Floresta, il se rend à Doha avec Sol, sa fille de quelques mois, et Valeria, sa femme enceinte « d’un futur Diego ou d’une future Eva », dit-il. « Pour nous, c’est un sacrifice financier énorme d’aller au Qatar, explique celui qui porte en bandoulière un tambour floqué des gueules de Maradona et Messi. Ça représente près de 5000 euros par personne. On travaillera pour récupérer l’argent plus tard. Aller à la Coupe du monde, c’est un devoir moral. » Depuis le succès en Copa América l’année dernière, l’espoir d’accrocher une troisième étoile avec Messi enflamme un pays gavé de publicités, d’émissions et de documentaires glorifiant « le rêve ».
À Buenos Aires, un écran géant est installé dans le quartier branché de Palermo. Au programme : food trucks, concerts et ateliers de maquillage pour accompagner les matchs sur cette « place de l’émotion mondiale », comme l’a baptisée la mairie. Dans la capitale, la plupart des commerces sont décorés en bleu ciel et blanc. Les cafés préviennent leurs clients qu’ils ont bien prévu de diffuser le match d’ouverture face à l’Arabie saoudite ce mardi à 7 heures du matin, heure locale. Dans la province autour la cité portègne, les autorités ont annoncé que les élèves pourront aller à l’école plus tard pour suivre la rencontre.
Mercredi dernier, après la victoire 5-0 face aux Émirats, le trente-sixième match consécutif sans défaite pour l’Albiceleste, la Fédération de football (AFA) publiait un clip musical un peu kitsch censé témoigner de l’optimisme et de l’humeur festive des Argentins. Le titre de la chanson ? « Rien de mieux que d’aller tous ensemble au Qatar. »
Touche pas à mon Mundial
Si la plupart des médias ou ONG relayent les enquêtes sur la situation des droits humains au Qatar et les appels au boycott dans les pays d’Occident, l’idée de faire quelque chose ou de ne pas aller à la Coupe du monde en signe de protestation n’a jamais vraiment été évoquée en Argentine. Mardi dernier, aucune question à ce sujet n’a été posée au sélectionneur Lionel Scaloni lors des 28 minutes de conférence de presse. Dans ce contexte, l’AFA n’a jamais eu besoin de se positionner. Le rêve sportif écrase tout. « L’important, c’est de gagner le Mondial. Ensuite, on travaillera sur le problème de l’inflation », balançait sans pression la ministre du Travail Raquel Olmos la semaine passée. Auteur de plusieurs enquêtes sur la FIFA et l’obscure attribution du Mondial qatari, le très respecté journaliste de la Nación Ezequiel Fernández Moores, 65 ans, s’étonne tout de même de cette omission et tente de la comprendre : « L’Argentine est un pays tellementfutboleroque, dans un sens, on ne veut peut-être pas qu’on touche au football. C’est très curieux quand on pense qu’on est le pays du Mondial 1978. Notre capitaine n’évoque rien à ce sujet. Messi ne parle jamais d’un thème qui ne soit pas footballistique. Il n’est pas Maradona. Cela influe peut-être. Je crois surtout qu’il faut prendre en compte que nous sommes un pays du Sud. Qu’est-ce que je veux dire avec ça ? Que le regard sera toujours différent entre ceux qui ont été colonisateurs et ceux qui ont été des colonies. Parfois, le regard du colonisateur, même s’il est juste, dérange celui qui a été colonisé. C’est un peu : « Toi qui m’as exploité et ne m’as jamais rendu les richesses que tu m’as prises, tu veux donner des leçons de morale maintenant ? » Je le dis d’une façon un peu simplifiée et brute, mais je pense qu’il y a quelque chose comme ça. »
Pour Agustín, représentant des Hinchas Argentinos, cela ne veut pas pour autant dire que les supporters arrivent avec des œillères au Moyen-Orient : « Je suis quelqu’un de très engagé socialement. Je ne partage pas la vision du Qatar sur le droit des femmes ou sur la communauté LGBT. C’est une autre culture. Mais n’oublions pas que nous sommes allés au Brésil et en Russie. Si on doit arrêter de faire des choses pour des raisons morales en permanence, il faut vivre au milieu ducampo. Ça ne m’empêchera pas de célébrer les buts de la sélection. Là-bas, on sera respectueux. » Les six supporters de l’Albiceleste qui ont craché un abject chant raciste contre les Bleus la semaine dernière à Doha en direct à la télévision argentine n’étaient certainement pas de ceux-là. Luttant contre ce fléau récurrent dans les stades au pays, l’Institut argentin contre la discrimination, la xénophobie et le racisme (INADI) avait pourtant fait parvenir aux journalistes locaux un petit fascicule avec des « recommandations » avant de partir au Qatar pour éviter ce genre de dérapages. Le reporter qui tendait le micro ne l’avait peut-être pas lu. Faire vivre le « folklore » et le rêve de la troisième étoile de tout un pays étaient sûrement plus importants.
Par Georges Quirino-Chaves, à Buenos Aires
Tous propos recueillis par GQC sauf mentions