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- BD "La Patrie des frères Werner"
« En 1974, la Stasi avait interdit toute fraternisation entre RFA et RDA »
Le 22 juin 1974, la RFA et la RDA s’affrontaient en phase de groupes du Mondial ouest-allemand. Un match historique qui est la toile de fond de La Patrie des frères Werner, nouvelle bande-dessinée écrite par Philippe Collin et Sébastien Goethals. L’histoire ? Celle de deux orphelins juifs allemands qui rejoignent les rangs de la Stasi pour permettre à l’Allemagne de l’Est de sortir vainqueur de ce combat footballistique et idéologique.
Si le match entre la RFA et la RDA apparaît assez tardivement dans La Patrie des frères Werner, il n’en reste pas moins l’élément déterminant de ce récit. D’ailleurs, il y avait déjà un match de foot dans votre précédente BD, Le Voyage de Marcel Grob. C’était un kiff personnel ?
Pas seulement, car ce qu’il y a d’essentiel dans le trajet de Marcel Grob, c’est qu’en novembre 1944, il change d’affectation, ce qui va l’éloigner du front, et le mettre moins en danger. Et personne n’a pu m’expliquer pourquoi, donc il a fallu que je trouve une excuse. Et ce qui est vrai là-dedans, c’est que Marcel adorait le football, il était très fort également et il adorait Oskar Rohr, l’oncle de Gernot Rohr, qui était un grand attaquant du Bayern. Je me suis dit que pour justifier l’arrivée du nouveau général, et donc le départ de Marcel, ils allaient organiser un match de foot. Il brille, donc le général décide de le faire sortir pour protéger une éventuelle carrière de footballeur. Par ailleurs, une des pratiques culturelles à l’arrière du front chez les SS était le football. J’ai plein d’images tournées en super 8 de jeunes Waffen-SS qui jouent au foot.
Quand Le Voyage de Marcel Grob sort en librairie, La Patrie des frères Werner est déjà en préparation ?
Elle est en gestation. En fait, je sais déjà que je vais faire un second volet avec deux gamins façonnés par la Stasi, mais je n’ai pas encore la suite, ni le match entre la RFA-RDA.
D’où est venue alors l’idée de ces deux orphelins, qui deviennent rapidement espions dans chacune des deux sélections ?Tout à coup, je me suis dit que j’allais raconter le match de la guerre froide entre la RFA-RDA lors de la Coupe du monde 1974. Mais il fallait que je trouve un moyen d’assembler les deux histoires que je voulais raconter. Et en travaillant sur le dossier historique du match, j’ai découvert que la délégation est-allemande était partie à 37, mais n’était revenue qu’à 36. Une personne a disparu, mais on ne sait pas qui c’est, ça reste une sorte de mystère. Il semblerait qu’il y ait des pistes dans les archives de Moscou, mais je n’ai pas voulu y aller, car je trouvais que c’était une aubaine de raconter l’histoire du mec qui a disparu, et mettre là-dedans ce que je veux faire avec deux jeunes pris au piège par la Stasi.
Est-ce qu’un des frères est inspiré de Günter Guillaume, proche de Willy Brandt et espion de la Stasi ?Pas du tout. L’inspiration des frères Werner provient vraiment des enfants loups, qui sont des orphelins d’après guerre en Allemagne. En 1950, il y en a deux millions, et le pays n’a pas moyen de gérer ces gamins livrés à eux-mêmes. Je me suis inspiré de plein de dossiers d’enfants loups, et notamment des frères Wolf, deux Juifs allemands nés avant guerre, qui sont devenus des soldats de l’armée rouge, et sont entrés dans Berlin en 1945. Marcus Wolf va devenir un des plus grands espions européens dans le monde. D’ailleurs, une des sources d’inspiration de James Bond, c’est Marcus Wolf. Quant à son frère, il va devenir un des grands cinéastes est-allemands. Eux ont été une source d’inspiration pour moi. En revanche, l’affaire de Willy Brandt m’inspire pour ce que devient l’aîné, Konrad, et son intégration dans la société allemande. Ils étaient souvent appelés des Roméo parce qu’ils étaient très beaux, et qu’ils allaient séduire les secrétaires des gens importants pour avoir accès à leur bureau. C’est là où la Stasi est redoutable. C’est un monde oublié, mais pas si lointain.
Outre ces enjeux géopolitiques, le match entre les deux sœurs nous renvoie à ce monde oublié où l’amateurisme et le professionnalisme s’opposaient encore lors d’une phase finale de Coupe du monde. Oui, tout se cristallise là. Ça fait 20 ans que la RDA essaye d’avoir un football qui tient la route. En 1974, ils ont un niveau assez intéressant, mais ils ont une certaine vision du monde. La RFA, c’est différent, ils sont champions du monde en 1954, et ils ont une équipe de cadors. C’est un choc car il y a un problème d’argent. Cette histoire de primes, on parle de 100 000 Deutsche Marks, à l’époque c’est énorme, et c’est un immense problème, tant à l’Ouest qu’à l’Est. C’est le début de la transformation du foot. C’est là qu’arrivent l’argent et les sponsors.
Cette opposition, c’est aussi celle entre Paul Breitner et Franz Beckenbauer au sein de l’équipe ouest-allemande.Exactement. Breitner est vu comme celui qui est attiré par le fric, et du coup, Beckenbauer remet en doute son patriotisme. Mais en même temps, Beckenbauer est aussi un homme qui a embrassé l’argent, et qui est dans le modèle productiviste allemand de la RFA. C’est une guerre économique d’après-guerre, et c’est hyper intéressant, car il y a des frictions à l’intérieur de l’équipe. Ils se retrouvent quasiment face à face, et à moitié complices. Et par ailleurs, la Stasi avait interdit toute fraternisation, ils n’avaient pas le droit de parler entre eux, et surtout pas d’échanges de maillots. La légende raconte que Breitner et Jürgen Sparwasser ont échangé leur maillot à couvert des caméras, et Breitner a félicité Sparwasser. Ce que je trouve très beau dans la réconciliation.
Dans la postface de la BD, Fabien Archambault écrit que la RDA est un véritable lieu de mémoire de la société est-allemande, c’est aussi ça La Patrie des frères Werner ?
Totalement, un monde et un pays qui a disparu. C’est arrivé plein de fois, mais c’est quand même assez rare. J’ai vécu la chute du mur, quand j’étais petit, Berlin c’était important. Il ne faut pas oublier que quand l’Allemagne de l’Est disparaît, et du coup l’URSS avec, la RDA est la troisième nation qui a obtenu le plus de médailles aux JO, derrière les USA et l’URSS. Dans le sport, la RDA, c’était un truc de ouf. Je trouvais ça aussi intéressant de raconter à un public plus jeune que moi, ou à d’autres pour qui c’est un souvenir, que c’est un lieu de mémoire qu’on partage. C’est un héritage qu’on doit transmettre. Ça paraît tellement ahurissant aujourd’hui que l’Allemagne soit coupée en deux. Mais putain, c’était la vérité.
Vous n’avez pas vu le Mondial 1974 puisque vous êtes né l’année suivante. Vous avez revu la compétition pour vous en imprégner ?Oui, j’ai revu le match plusieurs fois déjà. Puis j’ai revisionné plein d’images, notamment le tirage au sort, fin janvier 1974 je crois, en RFA, dans un grand auditorium. C’est un petit gamin, chanteur de la chorale catholique de Berlin qui tire la RFA, puis la RDA dans les vasques. Dans la salle, c’est génial, car il y a une sorte de stupéfaction. C’était improbable, et là, tout le monde s’excite. Ce sont des images qui sont démentes.
En revanche, vos souvenirs du Mondial 1982 restent intacts.Je viens d’une famille qui n’est pas du tout fan de sport, et encore moins de spectacle sportif. Donc ce qui m’amène au football, c’est l’école, les copains et la Coupe du monde 1982. Il y avait Panini déjà, et c’est comme ça que je commence la collection, que je commence à jouer au foot dans la cour de récré. Puis tout à coup, il y a ces matchs à la télévision, et évidemment, tout le monde parle de ce France-Allemagne. Je pourrais en parler pendant des heures, mais il y a d’autres matchs qui sont géniaux pendant le Mondial 1982. Et j’en ai vu beaucoup, beaucoup, au grand dam de mes parents qui étaient désespérés. Mais je les faisais tellement chier qu’ils n’avaient pas le choix. Et en fait, c’est ça le football. Quand on l’aime, le foot, c’est depuis qu’on est gamin. Je dis toujours qu’on vit des émotions très fortes avec le foot quand on est enfant, et on passe notre vie à vouloir revivre ces émotions. On cherche à les revivre en jouant avec les copains, ou en revoyant les matchs à la télévision. À chaque fois, on se dit qu’on va regarder un France-Allemagne, un France-Brésil, un Juve-Milan, pour retrouver les émotions qu’on a vécues très jeune. Mais on est souvent déçu.
Alors que les vignettes Panini, justement, ravivent ces émotions de l’enfance. Complètement. Et d’ailleurs, j’ai fait tous les albums Panini de la Coupe du monde depuis, y compris 2018. L’album de 1982, je l’adore. La mascotte, c’était une petite mandarine, c’était génial. Tous les quatre ans, je le mate vite fait. L’émotion reste intacte, même si je trouve ça grisant d’ouvrir un vieux Panini de 1982, notamment car c’est le papier de mon enfance. J’avais rempli tous les scores, et rien que de revoir mon écriture d’enfant, ça m’émeut vachement. Je ne le lâcherai pour rien au monde. C’est dans une valise chez moi. Et c’est assez marrant, car on voit qu’on grandit. Celui de 1986 est tenu super sérieusement, mais 1990 en Italie, j’ai dû gruger des trucs. J’avais quatorze ans, et pour le remplir, j’ai parfois collé deux fois le même joueur, en me disant que personne ne le verrait. (Rires.)
Publiée aux éditions Futuropolis, La Patrie des frères Werner est disponible en librairie depuis le 26 août.Propos recueillis par Maxime Renaudet