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Emma Hayes, l’architecte d’une révolution bleue

Par Quentin Ballue
9 minutes

Fut un temps où Emma Hayes se voyait agent secret. Au lieu d'opérer dans l'ombre, elle a finalement apporté la lumière à Chelsea, dont la section féminine n'avait rien de professionnel. L'histoire d'une femme orchestre qui a appris aux États-Unis, avant de révolutionner le football anglais et de placer les Blues au centre de l'échiquier européen.

Emma Hayes, l’architecte d’une révolution bleue

Août 2012, au sud-ouest de Londres. Tous les feux sont au bleu pour Chelsea, dont la longue quête de la Coupe aux grandes oreilles vient enfin d’aboutir à force de patience et de chèques à rallonge. Les Ladies vivent en revanche une réalité bien éloignée. « Il n’y avait pas un seul membre du personnel qui travaillait à plein temps pour la section féminine. Il n’y avait même pas de bureau ou d’armoire », témoignait Emma Hayes pour le Telegraph. Fraîchement nommée manager de l’équipe, elle bosse en parallèle pour le bureau de change de son père, dont elle développe l’activité en ligne. « Les gens ne réalisent pas que quand nous remportons le doublé en 2015, j’étais à temps partiel, comme beaucoup de joueuses et de membres du staff, confiait-elle à la BBC. Nous n’avions pas beaucoup plus de ressources que deux ou trois ans en arrière. » Chelsea était un nain, amateur sur bien des points. Emma Hayes a réussi à en faire un géant, capable d’attirer plus de 38 000 personnes à Stamford Bridge cet automne pour un match de championnat contre Tottenham.

Espionnage, ski et carte joker

La Londonienne se rêvait pourtant sur la pelouse. La jeune gauchère, milieu de terrain intégrée à l’académie d’Arsenal, était bien partie pour. Jusqu’à ce qu’elle se blesse à 17 ans, en faisant du ski. Un accident qui l’a laissée sans cartilage autour de sa cheville droite. « C’était comme une mort », expliquaient ses sœurs Victoria et Rebecca à The Athletic, ajoutant qu’Emma avait eu besoin de « deux ans pour s’en remettre ». Ses études à l’université de Liverpool Hope la confrontent à autre chose. Elle opte pour la sociologie, puis pour un master en renseignement et affaires internationales, avec l’idée d’intégrer le MI5 ou le MI6 pour devenir espionne. « Elle peut vous dire si vous mentez. Elle a appris tous ces trucs, confirmait son père Sid auprès du Guardian. Quand ils ont commencé à enseigner comment assassiner des gens et tout ça, il était temps de partir. » Son rôle de coach de l’équipe universitaire lui redonne un cap bien défini, alors elle se lance dans la préparation des diplômes d’entraîneur, puis traverse l’Atlantique, où davantage d’opportunités s’offrent à elle, avec 1000 livres en poche.

On s’entraînait trois fois par semaine. Claire Rafferty était analyste financière pour une banque, Eniola Aluko se préparait à devenir avocate, d’autres étaient à l’université, etc. Il n’y avait rien quand Emma est arrivée à Chelsea.

Marie Hourihan

Direction Long Island, où elle se pose en 2001 pour devenir, à 24 ans, la plus jeune femme à entraîner dans l’histoire de la W-League. Elle rafle le titre de coach de l’année en 2002 et poursuit son American Dream comme entraîneure à l’université d’Iona, puis comme manager et directrice des opérations des Chicago Red Stars. Scouting, gestion de la draft et même négociations de contrats : elle touche à tout et appréhende la réalité du métier sous tous ses aspects. Y compris sa brutalité, quand elle se fait virer par Chicago en mai 2010, un mois après le début de la saison. « J’ai complètement perdu confiance en moi », dira-t-elle dans le podcast Game Changers. Le coup est dur, mais Jim Gabarra la récupère vite comme consultante au Washington Freedom. Sa carte joker change tout. « J’étais sous pression, nous restions sur dix matchs sans victoire. Je devais trouver du soutien, alors j’ai contacté Emma, retrace-t-il. C’était gagnant-gagnant, elle avait la chance de revenir dans une équipe, de travailler de nouveau, sans la pression de la position de coach principal, et elle m’apportait une autre perspective, des idées différentes. On était en difficulté, on avait besoin de trouver des solutions et on a réussi à atteindre les demi-finales des play-off. » Calepin en main au bord du terrain, elle applique la même éthique professionnelle qu’à l’époque où, pendant les vacances universitaires, elle se levait à cinq heures du mat’ et allait cuire 2000 baguettes pour le restaurant de son père. La même éthique professionnelle qui la poussera, une fois à Chelsea, à innover en adaptant le programme d’entraînement de ses joueuses à leur cycle menstruel, afin d’améliorer leurs performances et réduire le risque de blessure.

Hayes, she can

En baroudant dans un pays où le football féminin est alors nettement plus avancé, Hayes se construit de solides fondations en vue de son retour à la maison. Chelsea a tout changé pour elle, mais elle a surtout tout changé pour Chelsea. Avant son arrivée, le palmarès des Ladies se limitait à un modeste titre de deuxième division et à quelques Surrey County Cups anecdotiques. Onze ans plus tard, la vitrine n’a plus rien à voir, avec cinq titres en Women’s Super League, quatre Coupes d’Angleterre et deux Coupes de la Ligue. Sans oublier une finale de Ligue des champions en 2021. L’équipe était pourtant en bas de classement quand elle a pris ses fonctions, et ses joueuses à temps partiel, comme elle. En 2013, pour sa première saison complète, les Blues finissent même à l’avant-dernière place du championnat. « On s’entraînait trois fois par semaine, se rappelle l’Irlandaise Marie Hourihan, alors comptable le jour et gardienne le week-end. Claire Rafferty était analyste financière pour une banque, Eniola Aluko se préparait à devenir avocate, d’autres étaient à l’université, etc. Il n’y avait rien quand Emma est arrivée à Chelsea. Elle a créé un club. Elle avait une vision. »

Le chantier est à la mesure de celle qui était l’adjointe de Vic Akers à Arsenal entre 2006 et 2008. Un intervalle pendant lequel les Gunners ont réalisé deux fois le doublé coupe-championnat et soulevé l’UEFA Women’s Cup – ancêtre de la Ligue des champions –, mais Emma Hayes en voulait plus. « Je m’ennuyais ici. Arsenal écrasait tout le monde… Je ne voulais pas d’un poste tranquille. Je voulais m’améliorer en tant qu’entraîneure », glissait-elle à Sport Magazine. En 2014, le titre échappe aux Blues à la différence de buts. L’année suivante, Hayes commence à récolter les fruits de son travail avec un doublé Women’s Super League – FA Cup. « Dès le début, son message était que Chelsea prenait une direction différente, poursuit Hourihan. Elle voulait faire grandir le club, avec l’idée de gagner le championnat en trois ans. Elle savait qu’il y aurait une transition, qu’il faudrait du temps à l’équipe pour qu’elle soit en capacité d’obtenir des résultats, mais elle était très claire dans ce qu’elle voulait faire. Elle a dû bousculer la culture du club pour qu’il prenne la direction qu’elle désirait. Cette mentalité de vainqueur, cette culture de la gagne, c’était là dès le début. Elle a été la force motrice du projet. »

Endométriose, poème et pigeons

Au-delà de ses qualités tactiques, Hayes a réussi à faire de ses joueuses des mentality monsters, prêtes à s’arracher jusqu’au bout, à l’image de la qualification en quarts de finale contre Lyon. L’aboutissement d’un processus au cours duquel la coach a dû faire tomber des barrières. « En 2014, à trois ou quatre journées de la fin, on jouait Arsenal à Boreham Wood, se souvient Hourihan. Chelsea n’avait pas un bon bilan face à Arsenal, et Emma est très forte sur le côté mental. À l’entraînement, elle a organisé une opposition à onze contre onze, et les joueuses qui ne seraient pas titulaires pour le match avaient toutes des maillots d’Arsenal. Le but était de s’habituer, de comprendre qu’il n’y avait pas de peur à avoir, de se débarrasser de ce facteur psychologique. Arsenal avait des résultats fantastiques, particulièrement à domicile. Ça a payé, on a gagné le match 3-2. » Avant la demi-finale retour de Ligue des champions en 2019, elle invite Susan Pollock à prendre la parole devant ses joueuses. 45 minutes poignantes où la rescapée d’Auschwitz-Birkenau livre son témoignage et met une immense claque à tout le groupe, marqué par un tel exemple de résilience. Un de plus, les Blues ayant déjà pu voir avec quelle force de caractère leur coach surmontait son combat contre l’endométriose et la perte de l’un de ses jumeaux, à quelques semaines du terme de sa grossesse en 2018.

Lorsque je jouais aux États-Unis, ma mère est tombée malade. Emma m’a dit que je devais y aller, que le club avait réglé le problème. (…) Ce n’est que des années plus tard que j’ai découvert qu’en fait, c’était Emma qui avait payé pour que je rentre chez moi.

Karen Carney

Des initiatives complétées par un management ferme mais extrêmement humain, qui soude ses joueuses autour d’elle. « Elle est très honnête, même quand il faut dire des choses qui ne sont pas forcément agréables. C’est comme ça que l’on construit la confiance avec les joueuses, souligne Hourihan, devenue coach à son tour. C’est aussi quelqu’un d’attentionné. Encore maintenant, quand je la vois, elle me demande toujours comment va ma mère. Cela demande beaucoup d’efforts et de temps pour construire cette relation avec un groupe d’une vingtaine de joueuses, et ça fait une grosse différence. » Même feeling du côté de Karen Carney, qui l’a côtoyée à Arsenal, Chicago et Chelsea : « Lorsque je jouais aux États-Unis, ma mère est tombée malade. Je n’avais pas vraiment d’argent pour rentrer, (mais) Emma m’a dit que je devais y aller, que le club avait réglé le problème. Je suis allée en Angleterre, puis je suis revenue aux États-Unis et je me sentais beaucoup mieux. Je suis allée voir la directrice générale et je lui ai dit : “Merci beaucoup de m’avoir permis de rentrer, cela me touche vraiment beaucoup.” Elle m’a regardée d’une manière très bizarre. Je me suis dit qu’elle n’aimait peut-être pas les compliments. Ce n’est que des années plus tard que j’ai découvert qu’en fait, c’était Emma qui avait payé pour que je rentre chez moi. »

« À l’époque, on avait des joueuses accomplies comme Abby Wambach ou Sonia Bompastor, et dès le premier jour, elle a établi une connexion avec elles, embraye Jim Gabarra. Elle passait beaucoup de temps avec les joueuses, en petits groupes ou individuellement, et elle m’a permis de mieux les connaître, mieux les comprendre. Elle analyse bien les personnalités et elle est très sociable, ça semble naturel pour elle de se connecter aux gens. Je pense qu’elle aurait fait une bonne espionne ! (Rires.) » En 2015, sur le chemin menant à Wembley, qui reçoit alors une finale de Women’s FA Cup pour la toute première fois, Hayes offre une rose et un poème de Rudyard Kipling à chacune de ses joueuses. Des fleurs qu’elle avait elle-même cultivées dans son jardin. « J’étais surprise, évidemment, sourit Marie Hourihan. C’était inattendu ! Cette générosité, ça a mis tout le monde dans une mentalité positive, alors qu’il y avait beaucoup de pression autour du match. Indubitablement, elle est pour moi la meilleure manager du football féminin. » Seul point faible évident : sa peur des oiseaux. « Même quand ils étaient loin, elle gardait un œil sur eux », s’amuse Gabarra. « Je suis terrifiée par les pigeons, confirmait l’intéressée. J’ai la phobie des oiseaux. Je traverse la rue pour les éviter, je marche en zigzag. » Ça ne l’empêche pas de voler dans les plumes des Seagulls de Brighton, des Spurs de Tottenham et d’à peu près tout le monde. « Elle est le cœur de ce club », estime Marie Hourihan. À l’aube d’un potentiel triplé championnat – FA Cup – Ligue des champions, il bat fort. Très fort.

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Par Quentin Ballue

Propos de Jim Gabarra et Marie Hourihan recueillis par QB.

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