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Emiliano Martinez, ce gardien qu’on adore détester

Par Pierre Boisson et Georges Quirino-Chaves, à Mar del Plata et Buenos Aires
38 minutes

Avant le Mondial 2022, c’était un inconnu. Puis il a dégoûté la France, embarrassé le reste du monde avec ses célébrations, et provoqué un baby-boom en Argentine. Il est devenu en l’espace d’une compétition, un salaud pour les uns, un héros pour les autres. La preuve du génie ? Après les Bleus et le LOSC, au tour du PSG de se mesurer au Dibu.

Emiliano Martinez, ce gardien qu’on adore détester

Article initialement paru en mars 2023, dans le numéro 204 du magazine SO FOOT

Les paupières grandes ouvertes, les pupilles dilatées, les yeux hors de leur orbite, qui tournent comme un manège de parc d’attractions : si vous apercevez tous ces signaux sur le visage d’Emiliano Martinez, prenez garde. Il s’apprête à stopper votre penalty ou est sur le point de danser sur votre cadavre. C’est l’adrénaline. Et aussi sa façon de s’exprimer. Le 28 janvier 2023, sur les coups de 19 heures, le gardien argentin a jeté le même regard au moment de passer les portes du Belfry, un hôtel de luxe du nord-ouest de Birmingham. Au bras de son épouse Amanda Gama, ou « Mandinha », Martinez croit alors assister à l’anniversaire de la femme de Coutinho. Il a reçu un carton d’invitation avec un dress code le priant de s’habiller intégralement en blanc. Avant d’arriver, il était encore au téléphone avec son père, qui lui confiait se préparer pour sa partie de pêche quotidienne à Mar del Plata, et voici maintenant qu’il est devant lui, de l’autre côté de l’océan, à lui enfiler la médaille de la finale de la Coupe du monde autour du cou. « “Gordo” (le Gros, NDLR), qu’est-ce que tu fous ici ? », interroge Emi. Dans la salle, une cinquantaine de personnes commencent à chanter « Dale Campeon » sous un plafond couvert de ballons aux couleurs de l’Argentine.

La sélection lui a offert un retour à “l’argentinité”. Il a passé sa vie avec des Européens, à suivre les codes anglais. Là, c’est comme s’il jouait enfin avec ses potes de quartier.

Des répliques de la Coupe du monde sont disposées sur des tables rondes, les serviettes sont maintenues par un petit ballon de football en plastique et les assiettes reproduisent des photos de l’Albiceleste soulevant le trophée. Aux platines, le DJ argentin Fer Palacio lance la chanson écrite pour la sélection par le groupe de cumbia La T y la M. Emiliano Martinez fait claquer ses doigts, regarde sa femme, regarde l’assemblée, embrasse sa femme. Il ne prononce pas un mot, mais tout est dans ses yeux.

Monstris et compagnie

La manière dont Emiliano Martinez avait jusque-là célébré la victoire en finale de Coupe du monde a suscité la polémique. C’est le moins qu’on puisse dire. Il y a d’abord eu ses mouvements de danse après le tir au but raté de Tchouaméni, à qui il avait balancé le ballon à l’autre bout de la surface pour l’obliger à marcher quelques mètres de plus. Son attitude générale pendant la séance, ensuite, qui lui vaudra d’ailleurs un carton jaune : les incessantes remarques à l’arbitre pour vérifier que le ballon était bien sur le point de penalty (il l’était toujours), sa manière de parler aux tireurs au moment le plus important de leur vie (à Randal Kolo Muani, avec un grand sourire : « Tu as vu ? Je te l’ai arrêtée avec le mollet », à propos du face-à-face de l’ancien Nantais au bout de la prolongation). Une fois sur le podium, Martinez a brandi son trophée de meilleur gardien du tournoi sous la ceinture, mimant devant le monde entier un sexe en érection. Des proches de la sélection française ne l’ont toujours pas digéré, et considèrent que l’Argentin aurait mérité plusieurs mois de suspension. Dans le vestiaire, il a encore demandé « une minute de silence pour la mort de Mbappé » et, plus tard, torse nu et en lunettes de soleil sur le toit du bus à impériale qui sillonnait les rues de Buenos Aires, il s’affichait cette fois avec une poupée à l’effigie du génie français. Un comportement carnavalesque qui a fait d’« El Dibu » Martinez un héros pour l’Argentine et, pour le reste du monde, un salaud, ou un fou. Un producteur de seum qui, selon certains, a bien mérité son retour de karma le 18 février dernier, lorsqu’il a propulsé de son crâne, dans son propre but et pour le compte de son ancien club, la frappe de Jorginho sur la transversale dans le temps additionnel (Aston Villa-Arsenal, 2-4).

Les invités de Birmingham, eux, n’ont pas vraiment reconnu leur « Dibu » dans ces portraits post-Coupe du monde. C’est l’une des raisons pour lesquelles Mandinha a organisé cette « soirée en blanc », pour offrir à son mari une fête à son image. Et il faut croire que celle d’Emiliano Martinez se rapproche davantage d’un mariage à Mar del Plata que d’une teuf de Bougival. Parmi les invités, pas de people, mais les « Monstris » (les « stremon », pourrait-on traduire), comme ils se sont surnommés. Eux, ce sont les inséparables amis d’enfance du gardien de l’Albiceleste : Alejandro Muñoz, le meilleur pote, Lucas « El Pata », un collectionneur de motos, « El Toto », aujourd’hui installé en Espagne, et Diego « El Nono ». « On était dans un hôtel mille étoiles, raconte aujourd’hui Alejandro, dans le salon de son appartement de Buenos Aires. Et nous marchions avec le torse bombé, en parlant fort en espagnol. Nous sommes allés jouer au mini-golf dans l’après-midi, en jogging de la sélection, on était complètement nuls. Les gens ont dû se demander qui étaient ces tarés. » Un buffet propose des hamburgers, des frites, des « pizzas anglaises » (quoi que cela puisse bien vouloir dire), du poisson. Bref, rien de très élaboré. Emiliano et Alejandro se lancent dans un grand tournoi de baby-foot face aux Brésiliens d’Aston Villa. À la sauterie sont aussi présents Emi Buendia, l’avocat Santiago Liotta, des amis d’ici et d’ailleurs. « Emi vit en Angleterre depuis des années, reprend son père Alberto. Voir tous ses potes et sa famille sur place, c’était très fort pour lui. Ça a permis de réunir les deux mondes. » Dans un coin, Gustavo Goñi, l’agent de Martinez depuis ses 14 ans, se repasse le film de sa carrière. « Je regardais tout le monde danser, rejoue-t-il. Mes trois filles qui connaissent Emi depuis tout petit et qui ont pleuré quand il est parti en Angleterre… Je repensais à tout ce qu’on avait accompli. » Les derniers convives repartiront à l’aube, des étoiles dans les yeux, avec l’émotion d’avoir vécu un moment qu’ils n’attendaient plus, qui a bien failli ne jamais arriver, ou qui était peut-être, tout simplement, ce qu’on appelle un miracle.

Le meilleur, mais à l’entraînement

Cinq ans plus tôt, au début de l’année 2018, Emiliano Martinez observait en effet la Coupe du monde en Russie comme un astronaute perdu dans l’espace regarde la Terre. Il est alors installé à Getafe, une banlieue de Madrid construite en briques rouges, dont le club vient d’accéder à la première division. Il est prêté depuis le mois d’août 2017 par Arsenal. Après Oxford United, Sheffield Wednesday, Rotherham United et Wolverhampton Wanderers, c’est la cinquième équipe dont Martinez enfile le maillot depuis son arrivée chez les Gunners en 2010. Le président de Getafe a promis aux dirigeants d’Arsenal que Martinez serait leur numéro un, et le club anglais s’est même engagé à payer la totalité de son salaire s’il jouait 70 % des matchs comme titulaire. Le deal est clair: Martinez va bientôt avoir 26 ans, et c’est le moment de prouver au club qui l’emploie qu’il peut être autre chose qu’un gardien de D2 anglaise qui balance des parpaings à des bûcherons. Avant que le joueur pose ses valises en Liga, Gerry Peyton, historique entraîneur des gardiens d’Arsenal, a même passé un coup de téléphone aux membres du staff de l’entraîneur José Bordalas pour les prévenir qu’ils avaient entre les mains un « top niveau mondial ». Une manière habile, aussi, de mettre un peu de pression supplémentaire à son joueur. Sauf que depuis le début de l’année, rien ne se passe comme prévu. Le gardien espagnol Vicente Guaita, qui a participé à la montée en première division la saison précédente, a redoublé d’efforts en apprenant la venue d’un concurrent. Titularisé dès le coup d’envoi de la saison, il n’a depuis commis aucune erreur. À la trêve hivernale, les Azulones sont même en position de se qualifier pour la Ligue Europa. « Martinez n’a vraiment pas eu de chance, Guaita marchait sur l’eau, relate Javi Barbero, l’entraîneur des gardiens de l’époque. Il a sans doute fait la meilleure année de sa vie. » Emi se retrouve vite cantonné à la Coupe du Roi. Match aller le 24 octobre à domicile contre Alavés, défaite 1-0, retour à l’extérieur un mois plus tard, Martinez prend un but de Bojan, un doublé de Munir El Haddadi, 3-0, merci, au revoir.

C’est le poste le plus difficile à développer dans le football. Un gardien a besoin de jouer. C’est souvent cruel.

Jaeson Rosenfeld, fondateur de StatDNA.

La situation est d’autant plus délicate qu’Emi a dramatiquement besoin de jouer. Quand il est arrivé à l’Academy d’Arsenal à ses 17 ans, il était officiellement en concurrence avec huit autres portiers : deux chez les U18 (aujourd’hui portés disparus) et six en équipe première, Fabiański, Almunia, Szczęsny, Vito Mannone (actuel portier du LOSC), un certain James Shea et Jens Lehmann. Qui doit garder les cages des Gunners et comment établir une hiérarchie entre tous ces hommes ? Pour trancher, Arsenal s’en remet à son nouveau joujou : StatDNA, une boîte de statistiques qui a connu le succès dans le football américain et dont le fondateur, Jaeson Rosenfeld, est rapidement devenu le consigliere d’Arsène « the Boss » Wenger. Pour l’Américain, ce genre de décision doit être prise sur la base d’informations factuelles, c’est-à-dire des statistiques, collectées pendant des matchs officiels. Pour prouver sa valeur, un gardien doit donc jouer. Et leurs minutes valent cher : contrairement aux joueurs de champ, ils ne peuvent pas additionner des bouts de matchs ici et là. Ils sont titulaires ou rien. Martinez a tout de suite été identifié comme un joueur à fort potentiel par Arsène Wenger, loué pour son analyse des trajectoires, « avec des performances physiques incroyables, supérieures à Szczęsny, Almunia et Fabiański en vitesse de sprint, en puissance, en saut », dixit Gerry Peyton, mais voilà : à l’époque, il est enlisé dans la situation d’un jeune diplômé cherchant du travail et à qui on demande de l’expérience. « C’est le poste le plus difficile à développer dans le football, expose Rosenfeld. Un gardien a besoin de jouer. C’est souvent cruel. Je ne prendrais pas le risque de mettre en numéro un à Arsenal un mec qui n’a pas deux ans de statistiques consolidées dans une compétition de haut niveau. Et quand tu arrives jeune dans un club de ce standing, il n’y a qu’une seule manière d’avoir du temps de jeu : les prêts. »

Prêts, feu, partez

C’est ainsi qu’a commencé le long périple de l’Argentin. Son premier prêt dure un match, comme joker médical d’Oxford United, qui peut se qualifier pour les play-off de League Two, la quatrième division anglaise, en cas de victoire face à Port Vale. Martinez garde les buts, mais son équipe perd 3-0. L’année suivante, il ira à Sheffield Wednesday, où le vétéran Chris Kirkland est titulaire et ne lui laisse que quinze apparitions entre les bois. Avant d’arriver à Getafe, Emi en jouera huit de plus à Rotherham et quinze à Wolverhampton. Prenez une carte de l’Angleterre, cherchez ces noms, et vous comprendrez vite qu’il faut s’accrocher pour garder la joie de vivre. « Sheffield, c’est une ville industrielle, nuageuse, obscure, et il y fait froid tout le temps, présente le défenseur central espagnol Miguel Llera, avec qui Martinez se lie d’amitié lors de son séjour là-bas. Quand ta famille travaille à Londres, comme c’était le cas de la femme d’Emi, tu la rejoins dès que tu peux après l’entraînement. Plusieurs heures de conduite, c’est épuisant mentalement et physiquement. Et c’est plus difficile encore quand tu es gardien, parce que ça passe ou ça casse : tu joues ou tu ne joues pas. »

Pour Martinez, c’est souvent la deuxième option. Il paye là sans doute en partie une stratégie approximative d’Arsenal. Le département qui organise actuellement les prêts des jeunes « prospects » n’existant pas encore, le fonctionnement est simple : Arsène Wenger s’occupe de tout. Les joueurs sont envoyés au feeling ou en fonction des amitiés nouées avec les différents clubs, mais parfois sans logique sportive. Et dans un club qui a près de 70 joueurs sous contrat pro en comptant les jeunes de l’Academy, autant dire que le temps de jeu du quatrième gardien n’est pas la priorité du mercato. Avant de partir à Getafe, Martinez envisageait même de rentrer en Argentine, où il aurait reçu une offre de Boca Juniors, selon son ami Alejandro Muñoz. « L’entraîneur des gardiens lui a demandé s’il voulait jouer la Copa Libertadores, révèle celui-ci. Emi m’a envoyé la capture de leur échange sur WhatsApp et m’a dit : “Monstri, je fais quoi ?” Je lui ai répondu que c’était une bonne vitrine, mais qu’il ne fallait pas qu’il “régresse” en Argentine, qu’il pouvait viser plus haut. C’était mieux pour lui de rester en Europe, même dans une petite équipe. »

Ayant finalement opté pour la banlieue madrilène, Martinez broie quand même du noir. Alors qu’on considère qu’un gardien se développe entre 20 et 26 ans, « Dibu » est scotché sur le banc et s’apprête à franchir la barrière fatidique des 27 ans avec seulement 50 matchs professionnels à son actif. À ce rythme-là, il pourra prétendre au poste de numéro un à 64 ans. Pourtant, lors du mercato d’hiver 2018, un espoir renaît. Plusieurs offres pour Vicente Guaita arrivent sur le bureau du président de Getafe, dont l’une de 4,5 millions d’euros. À étudier sérieusement, d’autant que Martinez a gagné la confiance de Javi Barbero et Pepe Bordalas à l’entraînement. Les deux hommes en sont alors convaincus : Emi a les épaules pour passer titulaire. Le président de Getafe décide pourtant de ne pas prendre de risques et choisit de conserver Guaita. « Là, Emiliano a compris qu’il allait passer une nouvelle saison sans jouer, raconte Barbero. La tristesse a alors pris le dessus. » C’est d’autant plus dur pour l’Argentin que Mandinha est enceinte de leur premier enfant. Il devrait être heureux, mais comment l’être totalement quand on passe la moitié de son temps à regarder un autre mener la vie dont on rêve ? Martinez est tendu, frustré, il s’en prend à lui-même, à son agent Gustavo Goñi. « Il y avait beaucoup de tension, détaille ce dernier. Il me disait : “Pourquoi je suis venu ici ? Pourquoi vous m’avez fait venir ? Sortez-moi de là !” » Mais il n’y a pas d’issue de secours. Alors, au creux de l’hiver, Emi prend son téléphone et compose le numéro de son père Alberto. Il va arrêter le football, lui annonce-t-il. S’il n’arrive pas à percer, c’est peut-être tout simplement que ce n’est pas fait pour lui. Il va rentrer en Argentine, d’où il n’aurait de toute façon jamais dû partir, et il travaillera avec lui, au port de Mar del Plata.

Mar del Plata, port d’attache

C’est là-bas, sur la côte Atlantique, à 400 kilomètres au sud de Buenos Aires, que les Martinez se sont amarrés il y a près de 50 ans. À l’époque, Beto, le père, pensait seulement passer quelques jours à la mer chez sa sœur. Il voulait « souffler un peu », épuisé, déjà, par sa vie compliquée d’adolescent dans la banlieue sud de la capitale. Il n’est finalement jamais reparti de « Mardel ». Quatrième agglomération du pays avec près de 700 000 habitants, « la Feliz » est surtout une station balnéaire, la préférée des Argentins. Près de trois millions de visiteurs s’y sont rendus durant l’été 2022, malgré une inflation flirtant avec les 100 % sur l’année écoulée. Si l’argent doit partir en fumée, autant en profiter un jour ou deux sur le sable tant qu’il a encore un peu de valeur. « Mar del Plata a toujours été un miroir dans lequel on peut observer les dynamiques de notre société », théorise ainsi Elisa Pastoriza, chercheuse à l’université locale et autrice de Mar del Plata : un sueño de los Argentinos (non traduit en français). Fondée il y a près de 150 ans par des immigrés basques qui voulaient offrir un Biarritz aux élites de Buenos Aires, la cité balnéaire, alors prisée par les intellectuels comme Jorge Luis Borges ou Victoria Ocampo, est devenue, au fil du temps et des avancées sociales, « le symbole de l’aspiration égalitaire argentine », selon Pastoriza. Un endroit où les plus aisés et les ouvriers vont à la plage ensemble, « une merveilleuse synthèse de la patrie », d’après les propres mots du président Juan Domingo Peron. Ce « rêve argentin » a aujourd’hui fait long feu, les plus riches préfèrent se tenir loin des masses, sur les plages du Brésil ou d’Uruguay, mais les villas à l’architecture victorienne ou normande cohabitent toujours avec les casinos et les barres d’immeubles, donnant à la ville cet air unique de Deauville à La Grande-Motte.

Nous vivions de peu de choses. Nous avons connu des moments compliqués, mais nous étions heureux, et les garçons ont toujours eu de quoi manger sur la table.

Alberto Martinez, papa d’Emi

Alberto Martinez a lui construit sa famille sur la face B de Mar del Plata: le port. Une zone sans touristes, moins exubérante, plus sombre. Les vieux chalutiers rouillés s’y entassent sous les grues. Des lions de mer se prélassent sur les quais. Des monuments en hommage aux divinités censées protéger les hommes en mer ont été érigés un peu partout par les premiers travailleurs italiens. À l’origine, l’embarcadère devait être un centre d’exportation des matières premières (céréales, viande), mais s’est finalement rabattu sur ce qui représente aujourd’hui l’essentiel de son activité : la pêche. Un domaine où Beto en connaît un rayon. « C’est ma vie », rappelle-t-il depuis la cuisine de sa maison, où il s’enquille des matés trop sucrés en claquettes, short blanc et bide à l’air. « Je voulais enfiler une chemise, et puis je me suis dit : “À quoi bon ?” » Quand Emi, son deuxième fils, naît en 1992, lui travaille encore avec son véhicule utilitaire pour transporter les cargaisons de poisson des bateaux aux usines. Un job dur qui ne rapporte pas grand-chose, comme les ménages effectués ici et là par Susana, son ex-compagne et mère de ses enfants. Cela permet tout juste d’assurer l’essentiel. « Nous vivions de peu de choses, rembobine le paternel, 66 ans aujourd’hui. Nous avons connu des moments compliqués, mais nous étions heureux, et les garçons ont toujours eu de quoi manger sur la table. » L’aîné, Alejandro, travaille aujourd’hui à ses côtés. Martinez père et fils vendent du merlu et du calamar dans le monde entier : en Norvège, au Brésil et même en Afrique. Quand ils se rendent aux docks, les premières lueurs du jour font apparaître les murs couverts de graffitis peints par les supporters d’Aldosivi, le principal club de la zone. On y voit un requin, symbole de l’équipe aux couleurs jaune et vert, et une inscription : « Moi, je suis né dans le quartier du port. »

Les débuts du champion du monde se sont faits ici, dans ces odeurs de poiscaille. Les habitants sont pour la plupart des familles très modestes qui s’entraident et vivent de la mer. Les jours de match, Emi Martinez et les joueurs de son équipe montaient à l’arrière d’un camion de pêche pour faire les déplacements. Le reste ressemble exactement à l’idée qu’on peut se faire des premiers pas d’un footballeur argentin. Des gosses sans le sou qui s’entraînent sur une place, la Plaza Sicilia, un grand terrain pentu avec quelques touffes d’herbe ci et là, et des bouteilles en plastique remplies de sable faisant office de cages. À l’époque, Beto et d’autres parents laissent même les phares de leurs voitures allumés pour que leur progéniture puisse jouer à la tombée de la nuit. La Ligue des champions est à des années-lumière, mais la villa est à côté. Emi et ses potes ont souvent joué contre ces gamins du bidonville voisin, spécialisés dans les deux grands classiques du potrero argentin : les crochets et les fameuses « concha de tu madre ». « C’est eux qui nous ont appris le football de rue, assure Guido Lucero, un ami d’enfance passé par la réserve de Vélez. Ils nous ont enseigné à jouer à la limite, provoquer et savoir répondre. Emi faisait une tête de plus que tout le monde. Il imposait le respect. Je pense que ça a forgé sa personnalité. »

« À 13 ans, il chaussait déjà du 45 »

Le cadet des Martinez n’a pas 10 ans, mais pense déjà comme un adulte. À Jorge Peta, son premier éducateur au club San Isidro, il répète en boucle vouloir réussir pour sortir sa famille du besoin. Quand il n’est pas sur son vélo ou devant la Nintendo 64 d’un pote, il s’entraîne jusqu’à tard le soir sur un potrero, derrière sa maison. Les voisins l’entendent gueuler sur son frère et surtout pester contre les frappes de femme enceinte de son père. « Gordo ! T’as peur ou quoi ? Tire plus fort ! » Dans les tournois locaux, Martinez se forge rapidement une petite réputation, se signalant notamment en sortant régulièrement des penaltys. Ses formateurs le convainquent de tenter sa chance à Buenos Aires. Recalé par River et Boca, c’est finalement Independiente, grand club de la banlieue sud dont sa famille est hincha, qui lui ouvre ses portes.

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Emiliano n’a que 13 ans lorsqu’il pose ses valises dans l’internat du Rojo. L’une des explications de la permanence au plus haut niveau mondial d’un pays de 45 millions d’habitants régulièrement secoué par les crises économiques se trouve quelque part ici, dans ce centre d’entraînement décrépit coincé entre une autoroute et un quartier sinistré. Il pourrait être celui de son rival éternel Racing, ou celui de n’importe quel club argentin. Des terrains gorgés de soleil alignés les uns à côté des autres, sur lesquels des gamins jouent leur vie. Des retraités qui les regardent comme s’ils assistaient à des courses de chevaux, prenant parfois des notes, grommelant de temps en temps. Et puis des entraîneurs en uniforme du club, qui forment des joueurs comme des instituteurs apprennent à lire à des générations, l’air de rien, alors qu’ils ont été des joueurs immenses. Pepe Santoro, par exemple. À 82 ans, cette légende d’Independiente, vainqueur de quatre Copa Libertadores et d’une Coupe intercontinentale glanée contre la Juve de Zoff et Gentile en 1973, polit des gardiens de but depuis plus de deux décennies. C’est lui qui, le premier, détecte le potentiel d’Emi Martinez. « À 13 ans, il chaussait déjà du 45 ! Je me suis dit : “Ce gamin ne sera pas un nain.” Emi avait une capacité de réaction, une explosivité très intéressante, alors qu’il n’avait que peu d’entraînement spécifique. Il était un peu lourd et maladroit, mais il avait déjà cet orgueil qui l’a toujours empêché de baisser les bras. Il s’est tué tous les jours pour s’améliorer. »

C’est « Ale » qui le surnomme « Dibu » après avoir vu ce personnage de dessin animé argentin, un peu fou et roux comme son pote, apparaître sur un écran au réfectoire.

Même pour un grand talent, le chemin pour devenir international est immense. Interminable, même. À l’internat, Emiliano partage sa piaule avec trois autres coéquipiers, dont Alejandro Muñoz, devenu son meilleur ami, rencontré à un tournoi à Mar del Plata. Lui aussi est un déraciné. Il vient de San Luis, dans le Nord. C’est « Ale » qui le surnomme « Dibu » après avoir vu ce personnage de dessin animé argentin, un peu fou et roux comme son pote, apparaître sur un écran au réfectoire. Au centre de formation, les nuits sont longues et dures. Sa famille n’a pas les moyens de lui rendre visite, mais, de temps en temps, lui fait parvenir des vêtements ou des escalopes milanaises préparées par sa tante, qu’il récupère à la station-service du coin. Même blessé, il choisit de rester à la pension, et son acharnement paie peu à peu. Après un tournoi continental avec la sélection U17 où il arrête deux tirs au but (dont un du jeune Philippe Coutinho) lors d’une finale perdue face au Brésil, un scout d’Arsenal le repère. Dans la foulée, Emiliano est invité à visiter les installations avec son agent Gustavo Goñi et Pepe Santoro pendant dix jours. Sur place, le trio hallucine sur le QG des Gunners. La langue et l’éloignement de ses proches font néanmoins douter le jeune Emi, qui rêve plutôt de jouer avec l’équipe première de son club de cœur. Mais Independiente a besoin de cash et a un stade à construire : Dibu est finalement refourgué aux Anglais pour un peu plus de deux millions d’euros (bonus compris). Il a 17 ans quand il prend l’avion du départ. Emiliano Martinez ne le sait pas encore, mais il n’habitera plus jamais à Mar del Plata.

Thérapie, baby-sitting et classe éco

Les Martinez se rendent alors tour à tour à Londres pour aider Emi à faire ses courses ou l’amener au centre d’entraînement. Pas question de laisser le petit dernier seul à l’autre bout du monde. Chacun reste un, deux ou trois mois à ses côtés. Le grand frère abandonne ses études sans hésiter. Le père perd ses clients au port et se retrouve sans boulot à son retour en Argentine. « C’était une décision de famille, se remémore Beto. Il fallait le soutenir. Emi ne nous avait rien demandé. On ne l’a pas fait pour vivre de lui. Jusqu’à aujourd’hui, je ne lui ai jamais demandé dix pesos. On a consenti à ces sacrifices pour qu’il ait un futur. Quel père ne veut pas le bien de son fils ? » En Angleterre, Emi se sent tout de même un peu redevable de tous ces sacrifices et charbonne. Dans son contrat est stipulé qu’il toucherait un bonus s’il apprenait l’anglais. Il lui faudra trois mois pour comprendre la langue de Shakespeare. À l’époque, le bon élève se tue aussi à l’entraînement, où Arsène Wenger lui fait les yeux doux et Gerry Peyton, le responsable des gardiens, le prend trois jours par semaine avec l’équipe première pour améliorer une technique jugée faiblarde. Emi essaye aussi de mettre de l’argent de côté pour plus tard. Il compte ses dépenses avec son père, comme un étudiant. « Les courses, le lait, la bouffe, on notait tout chaque semaine pour rentrer dans notre budget, se souvient Alberto. On a commencé comme ça, jusqu’à ce qu’il aille en réserve. » Alors, quand son fils l’appelle depuis Getafe, à l’hiver 2018, après tant d’années à souffrir, et qu’il lui confie son envie de jeter l’éponge, Alberto comprend qu’Emi est « moralement détruit ». Mais il refuse d’entendre parler d’un retour à Mar del Plata. « Tu es le meilleur, lui répète-t-il, la chance va finir par tourner. » Il va falloir se battre encore un peu.

18 mois plus tard, en juillet 2019, le Boeing 777 d’Arsenal spécialement affrété par la compagnie Emirates s’envole pour une tournée de deux semaines aux États-Unis. Les Gunners affronteront notamment le Bayern à Los Angeles, le Real Madrid à Washington et la Fiorentina à Charlotte. Comme dans tous les avions du monde, l’appareil distingue les classes sociales. La business accueille les joueurs de l’équipe première, le staff d’Unai Emery et les dirigeants d’Arsenal sont en première, tandis que les jeunes de l’Academy et le reste des employés sont à l’arrière. Bernd Leno, acheté 22 millions d’euros au Bayer Leverkusen la saison précédente, occupe le fauteuil du gardien titulaire. Emiliano Martinez, lui, est numéro deux, mais il fait des allers-retours avec la classe éco : il est chargé de baby-sitter un Brésilien au visage poupon, un certain Gabriel Martinelli, qui ne parle pas un mot d’anglais et a signé à Arsenal deux semaines plus tôt. À Washington, le portier bis l’emmène visiter la Maison-Blanche et faire du shopping au mall pour ses parents. Durant leur balade, ils croisent des fans des Gunners attirés par leur outfit Arsenal. Persuadés qu’ils ont affaire à des supporters, les Yankees leur demandent s’ils ont réussi à obtenir des places. Martinez répond simplement : « Nous serons au stade. »

Il a reçu tant de blessures à l’ego qu’il n’est plus à une cicatrice près. Mais il n’a pas baissé les bras. Puisque les choses n’ont jusque-là pas marché pour lui, il a pris de nouvelles initiatives. À Madrid, l’Argentin a découvert les bienfaits du yoga sur la souplesse et l’esprit. La naissance de son fils Santi lui a aussi apporté un équilibre dans une vie où, soudain, le football n’était plus tout. Et puis, il a suivi le conseil de son agent Gustavo Goñi : aller voir un psy. « Il avait beaucoup de préjugés sur la thérapie, comme 99 % des joueurs, explique Goñi. Avec tout ce qu’il avait subi depuis ses 17 ans, loin de sa famille, il avait une force mentale importante. Mais il avait besoin de quelqu’un pour l’aider à tout bien mettre en place dans sa tête. » Martinez s’est alors rapproché de David Priestley, psychologue d’Arsenal, qui continue de le suivre aujourd’hui et dont il a encore vanté le travail lors de la dernière Coupe du monde. El Dibu n’est pas Woody Allen, et Priestley n’est sans doute pas Lacan : c’est un psy de développement de la performance, leurs séances s’opèrent devant un tableau blanc plutôt que sur un divan. Priestley travaille avec Martinez sur la manière de donner le meilleur de lui-même, de se fixer des objectifs et de les atteindre. « Il m’a beaucoup fait changer, a récemment confié le joueur à El Pais. Il me prépare pour chaque match. On parle deux à trois fois par semaine. Je suis plus serein que jamais, que l’on gagne ou que l’on perde. »

Il parlait beaucoup sur le terrain, organisait l’équipe comme un vétéran.

Miguel Llera

Gerry Peyton a aussi révélé à Martinez son secret pour réussir, qui se résume en deux mots : patience et foi. Les gardiens sont des serpents du désert, tapis dans le sable à attendre leur proie : ils doivent travailler pour être prêts le jour où une opportunité se présentera. Martinez a donc repris son bâton de pèlerin et s’en est allé à Reading, à la lutte pour le maintien en deuxième division anglaise. Là, dans la « Silicon Valley du Royaume-Uni », il a enfin enchaîné les matchs et commencé à prouver par les chiffres ce dont il était capable à l’entraînement. Dès son arrivée, il transmet son indéboulonnable confiance en lui à ses lignes arrière. « C’est le propre des grands gardiens, assure le défenseur central Miguel Llera. Il parlait beaucoup sur le terrain, organisait l’équipe comme un vétéran. Moi, par exemple, j’avais toujours du mal à rentrer dans mes matchs, je faisais souvent une boulette dans les premières minutes. Alors, dans le vestiaire, Emi venait me voir et me disait de me concentrer, de ne pas le foutre dans la merde. » Salvatore Bibbo, membre du staff des gardiens d’Arsenal, a été chargé de superviser la majorité des 18 matchs de Martinez sous les couleurs de Reading. Il y a vu un dernier rempart capable de relancer au pied et de construire depuis l’arrière, « courageux et explosif », très calme sous la pression, souvent décisif par ses parades. « Il sait à peu près tout faire », estime simplement Bibbo au moment de rendre son évaluation sur le joueur. « Il a très bien joué à Reading, certifie l’analyste Jaeson Rosenfeld. Avant ce prêt, je n’aurais pas vraiment pu me prononcer sur le niveau d’Emi. On ne savait tout simplement pas où il en était. »

Leno situations

Lors de la tournée d’été 2019 aux États-Unis, Martinez est titulaire contre le Real Madrid et se partage le temps de jeu avec Leno pour les deux matchs contre le Bayern et la Fiorentina. Mais l’Argentin est persuadé d’être meilleur que son concurrent. Cette année, il sera le numéro un d’Arsenal et, bientôt, celui de la sélection, jure-t-il dans l’avion du retour à des membres du staff, qui doivent se demander qui est ce mec à la carrière un peu triste qui aspire à de si grandes choses. Ne sous-estimez jamais la confiance que le Dibu a en lui-même : elle est indestructible. Quand Petr Čech avait débarqué à Arsenal depuis Chelsea en 2015, Martinez pensait déjà que le Tchèque était fini, et peut-être bien qu’il avait raison. Il surpassait régulièrement l’ex-poulain de Christophe Lollichon à l’entraînement et ne se privait pas de faire remarquer qu’il allait chercher des balles que lui regardait simplement passer. « Malgré tout ce qu’il a traversé, il a continué à croire en lui, valide Salvatore Bibbo. À sa place, tout le monde aurait baissé les bras. Ce n’est pas son cas. » 

20 juin 2020 : Martinez peut se tatouer la date sur le front. Ce jour-là, dans un stade de Brighton vidé par le coronavirus, Bernd Leno se tord le genou après un contact avec l’attaquant français Neal Maupay. Au sol, il hurle de douleur, ou parce qu’il sent déjà le souffle de Martinez sur son cou, prêt à dévorer son cadavre. Victime d’une entorse au genou droit, l’Allemand est indisponible pour la fin de la saison. Il reste neuf matchs de Premier League à disputer en plus de la FA Cup, pour laquelle Arsenal est toujours en lice. Martinez enfile les gants. Drôle de vie que celle de gardien : il a 27 ans, cela fait une décennie qu’il a traversé l’Atlantique, et la porte s’entrouvre pour la première fois. « Emi attendait comme un jeune lion que le chef de la meute décline, métaphorise Peyton. Il était prêt, physiquement, techniquement et mentalement. Il ne lui restait qu’à montrer qu’il était capable de jouer à haut niveau tous les trois jours. » Les Gunners gagnent leurs trois premiers matchs avec Martinez dans les cages, qui rend à chaque fois un clean sheet. Mieux, le club se qualifie pour la finale de la FA Cup en éliminant Manchester City, grâce notamment à un match colossal de leur gardien.

On a fait la liste des pour et des contre. Villa venait de se sauver de justesse de la descente, mais on a décidé de tenter le coup. Il fallait qu’il montre au monde qui était Emiliano Martinez.

Gustavo Goñi, son agent

Gustavo Goñi, qui a passé l’année à traquer Raúl Sanllehi pour prolonger le contrat de son joueur, laisse un message au directeur du foot d’Arsenal depuis le départ de Wenger : « Le génie est sorti de la lampe et il ne va plus jamais rentrer à l’intérieur. » En deux mois, Emiliano Martinez transforme la défense d’Arsenal, soudainement plus sereine. Contrairement à Leno, l’Argentin est très bon en communication, apprécié de tous ses coéquipiers pour sa gentillesse, l’intérêt qu’il porte aux autres, ce qu’on appelle aujourd’hui « l’intelligence émotionnelle ». Et les défenseurs savent qu’ils ont derrière eux un type prêt à tout pour gagner, très impressionnant physiquement. « C’est un autre mot important, la présence, théorise Gerry Peyton. Il faut que les autres te regardent dans ta surface et sachent que tu es différent. Chez Martinez, c’est inné. » Le 1er août (saison Covid oblige), Arsenal bat Chelsea à Wembley (2-1) et remporte son premier titre de l’ère Arteta. Quelques minutes plus tard, Martinez se retrouve face aux caméras. Aubameyang lui saute dans les bras. « The best, the best, it’s him. » Question du journaliste : « Emi, qu’est-ce que ça signifie pour vous et pour votre famille ? » Le gardien fond immédiatement en larmes, les mains dans les gants. « I cannot really talk… » Le journaliste reprend la parole : « Laissez-moi parler pour vous. Je sais que vous avez été prêté dans six clubs différents, cela a été un long combat pour en arriver là, une décennie pour jouer cette finale. » Martinez ne peut que hocher la tête, en sanglots. Aubameyang répond à sa place : « Big respect for this guy ».

Un mois plus tard, Emiliano fête ses 28 ans. À cet âge, Buffon était un meuble de la Juventus et Iker Casillas n’avait plus beaucoup de place pour les trophées sur sa cheminée. « Normalement, les grands joueurs percent beaucoup plus tôt, reconnaît Salvatore Bibbo. Mais peut-être qu’il n’aurait pas pu rester au top niveau avant. Tout le monde ne fait pas le même voyage. Le sien était différent, mais peut-être que c’était simplement le bon pour lui. » Au moment où la Premier League doit reprendre, Bernd Leno est rétabli. Qui doit être le gardien numéro un pour la nouvelle saison ? La question divise au sein du club. Certains émettent des doutes sur la capacité de Martinez à encaisser la pression (et doivent aujourd’hui rire jaune), celui-ci ayant jusque-là fait ses preuves dans des stades vides. D’autres le considèrent beaucoup plus fiable que le Teuton, et bien plus compatible avec la nouvelle politique d’Arsenal qui défend « l’identité de club » et voudrait donner à Arteta dix ans pour construire son projet. « Emi est allé voir le coach pour lui demander ce qui allait se passer, révèle le papa, Alberto. Arteta lui a dit qu’il hésitait entre lui et Leno. Alors Emi a répondu : “Si tu hésites, je préfère partir.” » Gustavo Goñi reçoit alors trois offres sur son bureau : elles émanent d’Aston Villa, de Brighton et… du Stade de Reims. « On a fait la liste des pour et des contre. Villa venait de se sauver de justesse de la descente, mais on a décidé de tenter le coup. Il fallait qu’il montre au monde qui était Emiliano Martinez. Il n’y avait plus de temps à perdre : le Mondial approchait. »

« C’est un homme qui s’est construit un mercredi soir dans la boue de Stoke »

De sa longue carrière d’entraîneur, Salvatore Bibbo a tiré une leçon suprême : tous les joueurs professionnels, affirme-t-il, se considèrent comme les acteurs principaux de leur propre film. Emi Martinez n’échappe pas à la règle. Même quand il n’était qu’un figurant, il ne voyait qu’une fin possible : la sélection. Depuis qu’il a l’âge de taper dans un ballon, il répète à qui veut l’entendre qu’il sera un jour le portier de l’Argentine. À six ans, c’est plutôt fréquent. Vingt ans plus tard, ce n’est plus un rêve, c’est une obsession. « Quand il était à Independiente, on avait cinq autres jeunes de son âge, illustre l’agent Gustavo Goñi. Les autres lui proposaient de venir jouer à la Play. Et lui, il répondait: “Non, je dois faire mes devoirs, sinon je ne vais pas y arriver et je ne pourrai pas aller en sélection.” Quand il se fixe des objectifs, c’est un camion, il est inarrêtable. » Appelé une première fois en juin 2011 alors qu’il n’a pas 20 ans, il est remplaçant pour des matchs amicaux contre le Nigeria et la Pologne, perdus par l’équipe nationale avec un onze en carton. Depuis, rien : en Argentine, Emiliano Martinez est un nom nébuleux, on en parle comme d’un navigateur parti faire le tour du monde il y a si longtemps qu’on avait oublié son existence. « C’est un gamin qui a grandi entre deux continents et que l’Argentine avait perdu de vue, sourit Christian Martin, ancien rugbyman argentin, reconverti journaliste en Angleterre pour ESPN. Il a beaucoup du football anglais en lui : la discipline, la froideur, la constance. C’est un homme qui s’est construit un mercredi soir sous la pluie et dans la boue de Stoke. » Selon l’ancien joueur de Brive et des Saracens, la sélection anglaise a même sondé Martinez à la fin de son séjour à Arsenal. El Dibu a décliné poliment. Dans son film, il défend les couleurs bleu ciel et blanc. Peu après sa signature à Aston Villa en septembre 2020, pour 21,6 millions d’euros, il est appelé pour participer à son premier match officiel avec l’Albiceleste. Il est remplaçant, mais attendre dans l’ombre ne lui fait plus peur. « Emi est un mec méticuleux dans son projet, commente le mentor Pepe Santoro. La sélection était son rêve, et j’étais convaincu que si un jour il avait sa chance, il serait difficile de le sortir des cages. »

Vas-y, fais le con. Je te connais, toi. T’aimes bien faire le malin. Fais gaffe, si tu me la croises, je te l’arrête, hein. Attention, je vais te manger, frérot.

Dibu Martinez, à Yerry Mina

Emiliano Martinez peut remercier la personne qui a éternué au visage de Franco Armani. Gardien de l’Argentine depuis 2018 et pièce maîtresse du sélectionneur Lionel Scaloni, le portier de River chope le Covid en mai 2021. Un mois plus tard, tout le monde est prêt à disputer la Copa América qui doit commencer au Brésil, mais pas lui, toujours positif à un mystérieux Covid long. Résultat : Emiliano Martinez hérite du poste. « Les journalistes l’ont eu dans le viseur : “Mais c’est qui, ce mec ?”, resitue son ami Alejandro Muñoz. Il avait les nerfs, mais il aime bien qu’on parle mal de lui. Ça lui donne envie d’avancer et de fermer des bouches. » Un euphémisme : le Dibu va exploser aux yeux de l’Argentine, en deux temps. Acte I : demi-finale contre la Colombie. Au terme du temps réglementaire, Lionel Messi, qui a perdu mille batailles avec l’équipe nationale, va devoir jouer la qualification aux tirs au but, exercice maudit qui lui a déjà coûté deux victoires face au Chili, en 2015 et 2016. Martinez cligne des yeux, les paupières s’ouvrent, les pupilles brillent, les yeux sont globuleux. La folie est là. Dans un stade vide à cause de la pandémie, les téléspectateurs entendent les joueurs comme s’ils étaient sur le terrain. Alors que le deuxième tireur colombien, Davinson Sánchez, est en pleine course d’élan, Martinez lui parle. « Lo siento pero te como hermano », « Désolé, mais je vais te manger, frérot ». Énorme parade, au ras de son poteau gauche. Troisième tireur colombien, Yerry Mina. « Je vois que tu es nerveux, hein. Tu rigoles, mais tu es nerveux. Attention, la balle est un peu devant, elle est un peu devant. – Non, elle est sur le point blanc. – Vas-y, fais le con. Je te connais, toi. T’aimes bien faire le malin. Fais gaffe, si tu me la croises, je te l’arrête, hein. Attention, je vais te manger, frérot. » Yerry Mina ne croise pas, Martinez va la chercher à la vitesse de l’éclair. Cette fois, il a les yeux d’un lémurien sous cocaïne. Au dernier tireur, il ne dit plus rien, mais il arrête sa troisième tentative de la série et qualifie l’Argentine.

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Acte II : finale contre le Brésil. Après l’ouverture du score de Di Maria en première période, le match se transforme en combat de rue, les Argentins découpent Neymar en mortadelle. Mais le Brésil a deux énormes occasions d’égaliser. Richarlison, d’abord, seul face au but à la 53e. Gabriel Barbosa ensuite, qui reprend en demi-volée à sept mètres une balle mal dégagée par la défense, à trois minutes du terme. Emiliano Martinez, extrêmement concentré tout le match, ne tremble pas. Au coup de sifflet final, tous les joueurs argentins se ruent sur Lionel Messi et le portent en triomphe. « Du fond du cœur, je suis plus content pour lui que pour moi, déclarera Emiliano Martinez. Je suis argentin. Quel Argentin ne voudrait pas que le meilleur joueur de l’histoire soulève la Copa América ? » Pendant la compétition, Mandinha a donné naissance à leur deuxième enfant, une petite fille, mais Martinez a choisi de rester avec l’équipe et de suivre l’accouchement via FaceTime, ce que Messi reprendra en exemple dans son discours d’avant-match. « 45 jours sans voir nos familles, insiste Leo dans le vestiaire. Le Dibu est devenu papa et il n’a même pas pu voir sa fille, il n’a pas pu lui faire “upa”. » Pendant ces 45 jours, Martinez est aussi devenu le joueur qu’il devait être depuis dix ans, s’affirmant comme un gardien décisif, charismatique, fédérateur. « La sélection lui a offert un retour à “l’argentinité”, philosophe Gustavo Goñi. Il a passé sa vie avec des Européens, à suivre les codes anglais. Là, c’est comme s’il jouait enfin avec ses potes de quartier. Il voulait gagner la Copa pour Messi, et après ils se sont dit : “Et maintenant, la Coupe du monde.” »

La suite, plus personne n’a envie d’en parler. À peine peut-on dire que Martinez a réalisé contre la France ce qu’il avait fait pendant toute la Copa América : un arrêt crucial à la 123e minute, qu’une très petite poignée de gardiens dans le monde sont capables de réaliser, et une séance de tirs au but brillante, qu’il a tout simplement survolée, comme si tout le monde savait d’avance qu’il allait la remporter. Au coup de sifflet final, dans une ambiance post-apocalyptique, où les survivants se comptent les uns les autres, Alberto Martinez court vers son fils. Il est champion du monde. « Il m’a pris dans ses bras, il m’a embrassé et m’a dit “Gordo, nous y sommes arrivés” », raconte aujourd’hui le papa avec un trémolo dans la voix et des larmes plein les yeux. Au retour du Qatar, il a vu la tête de son fils sur les centaines de panneaux publicitaires pour le hamburger Mega Dibu qui bordent la route entre Buenos Aires et Mar del Plata, et son nom sur la moitié des maillots de foot portés par la foule. Au pays de Maradona, Messi, Riquelme ou Kempes, les enfants veulent aujourd’hui devenir gardiens. Ils répètent tous « Mira que te como hermano » comme si c’était une phrase de Diego. Des gens sont venus déposer des fleurs devant la maison familiale tout l’été. Depuis que son fils est entré dans la légende, Alberto a cependant connu la rançon de la gloire. Il reçoit des messages de journalistes tous les jours et ne peut plus sortir dans la rue sans passer par la case selfie. « Les gens disent “C’est le papa de Dibu !”, souffle le paternel. Parfois, ça casse un peu les couilles, mais ils m’aiment pour mon fils. Comment moi, je pourrais ne pas les aimer ? » Maintenant qu’il peut être tout à fait honnête, Alberto avoue ne pas avoir vu l’arrêt d’Emi face à Kolo Muani le soir de la finale. Des gens se sont levés devant lui, et quand il était debout à son tour, le ballon était déjà sorti. Alors aujourd’hui, il se repasse la vidéo. « C’est terrible, confesse-t-il. Je la revois toutes les cinq minutes. Chair de poule à chaque fois. Je répète à ma compagne: “Mon fils est le meilleur gardien du monde.” » À propos de la célébration du Dibu avec son trophée entre les jambes, il a dû longtemps taire la vérité, de peur de mettre en difficulté son fils. Mais Martinez a finalement levé le voile lui-même : il s’agissait d’un pari un peu bête avec ses coéquipiers, et notamment avec Lionel Messi. Alberto Martinez va de toute façon bientôt pouvoir passer à autre chose. Dans un mois s’ouvre la saison de la pêche au requin. Les eaux de Mar del Plata sont riches, il en sort un peu de tout, du maigre, du merlu, de la mostelle, mais il n’y a rien de mieux au monde que le squale, jure-t-il. Un jour, il en a levé un de 174 kilos, son record. « C’est un animal rebelle, il te tabasse la gueule, éclaire-t-il. Vingt minutes, une heure… C’est une guerre. Le secret, c’est d’avoir de sacrés bras, et l’envie de se battre. » Que dire de plus ? À la fin, on n’est jamais rien d’autre que le fils de son père.

Le tifo hommage des supporters d'Arsenal pour Thierry Henry

Par Pierre Boisson et Georges Quirino-Chaves, à Mar del Plata et Buenos Aires

Tous propos recueillis par PB et GQC, sauf mentions.

(Article initialement paru en mars 2023, dans le numéro 204 du magazine SO FOOT)

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