- International
- Côté d'Ivoire
Émerse Faé : « J'ai juste fait mon travail »
Sacré champion d'Afrique sur le banc de la Côte d'Ivoire il y a plus d'un mois, l'enfant des quartiers nantais s'est retrouvé sur le devant de la scène en prenant la succession de son ami Jean-Louis Gasset, en pleine compétition. Entretien avec un homme fier d'avoir fait rêver son peuple, mais qui va déjà de l'avant.
Un peu plus d’un mois est passé depuis votre sacre en Coupe d’Afrique des nations. L’euphorie est-elle retombée ou vous êtes toujours sur un nuage ?
Un peu des deux, mais disons que le stage du mois de mars tombe bien (amicaux contre le Bénin et l’Uruguay, NDLR), parce que ça nous oblige à redescendre sur terre. On est sur une nouvelle page, on sera attendus. Il faut se remobiliser, remettre le bleu de travail, parce qu’on a des objectifs importants. La CAN au Maroc est dans un peu plus d’un an, et on aura une phase de qualification sur trois mois qui approche. Il faut absolument se qualifier et aller défendre notre titre. Je n’oublie pas aussi la prochaine Coupe du monde, il faudra être présent. Même si le calendrier est intense, on a un effectif large et de la concurrence partout, donc c’est un mal pour un bien, cet enchaînement qui nous attend.
Les jours qui ont suivi la victoire doivent être inoubliables.
C’était inimaginable, incroyable, parce que le scénario jusqu’à la victoire finale était irréel. Si, avant la compétition, on m’avait prédit tout cela, je ne l’aurais jamais cru. J’aurais voulu la fin, mais pas la manière. De travailler durant un an et demi avec un coach, une très bonne personne, qui quitte l’aventure en plein milieu de la compétition, c’était douloureux. J’ai vu beaucoup de joie, de la fierté dans les yeux des Ivoiriens, de notre président, et ça n’a pas de prix. C’était très physique, mais c’était des moments de privilèges. La Côte d’Ivoire a tout fait parfaitement pour que cette CAN soit une réussite, donc la gagner a comblé de bonheur tout le monde. C’est la récompense de plusieurs années de travail et de sacrifice pour notre nation. On a hâte de reprendre pour revivre ces émotions.
Vous en avez profité pour dénoncer le traitement médiatique à l’égard de la CAN. Pourquoi ?
J’avais répondu à une question à la suite de la finale en disant ce que je pensais. Parfois, il faut reconnaître les choses. La CAN a eu lieu en même temps que la Coupe d’Asie et pourtant dans le monde entier, on a parlé que de notre compétition. Il ne faut pas chercher constamment le négatif avec la Coupe d’Afrique. C’est un tournoi comme l’Euro ou la Copa América. Beaucoup de joueurs africains évoluent dans les plus grands championnats d’Europe, donc naturellement, sans chercher à polémiquer, je voulais mettre les choses au clair.
Comment la proposition de prendre la tête de la sélection ivoirienne vous est-elle parvenue ? Avez-vous réfléchi vu le contexte compliqué ?
Deux jours après la défaite face à la Guinée équatoriale, on attendait le match du Maroc pour savoir si l’aventure continuait. Le président m’avait appelé pour me dire que Jean-Louis Gasset avait posé sa démission après la rencontre, et qu’il avait d’abord refusé. Après une période de réflexion, il m’avait demandé si je me sentais prêt à prendre le relais. Sans hésitation, la réponse était oui. Le contexte était délicat, je prenais aussi un risque pour ma jeune carrière d’entraîneur, mais je ne pouvais pas abandonner le combat. J’étais prêt à relever le défi, même si encore une fois, tout était entre les mains d’une victoire marocaine.
Comment Jean-Louis Gasset a-t-il réagi à votre nomination ?
Jean-Louis est comme un père pour moi, pour tout le monde. Son départ était un moment difficile et émouvant. On avait beaucoup pleuré, c’est comme si on le désignait comme seul responsable. En partant, il m’avait encouragé et m’avait dit de faire des choix forts. Après chaque match, il m’envoyait un message pour me féliciter et me pousser. À la fin du tournoi, j’avais eu le droit à un grand message de félicitations. Je fais la même chose après chacune de ses victoires avec l’OM. Il s’était sacrifié pour que notre pays puisse avancer, il avait endossé tout le poids, aucun coach à part lui ne l’aurait fait.
Vous êtes surpris de le voir sur le banc de Marseille ?
Pas du tout ! Il ne faut pas s’arrêter à sa dernière expérience, Jean-Louis est un excellent coach avec une grande carrière. Bordeaux, PSG, Saint-Étienne, l’équipe de France, c’est grand. Il a beaucoup d’expérience et maîtrise la Ligue 1. Il est du Sud, donc il sait comment gérer le contexte. Je suis persuadé que l’OM est entre de bonnes mains, et il l’a très vite montré avec les résultats. Il ne faut pas se fier à son âge, mais se concentrer sur ce qu’il apporte.
Pour revenir à la CAN, comment expliquer cette large défaite (4-0) face à la Guinée équatoriale ?
Il y avait un mélange de tout. Quand t’es le pays organisateur, la pression du peuple se ressent à chaque instant. À partir des huitièmes, on était moins stressés par l’enjeu, puis au moment des demi-finales, on était complètement libérés. Je ne dirais pas qu’il y avait de la suffisance, c’est surtout qu’on était surpris dans ce match. Quand on analyse bien, on avait lâché à 2-0, alors que ce score nous permettait certainement de nous qualifier sans se soucier des autres. C’est paradoxal, mais le 4-0 ne reflète pas du tout la rencontre. Des buts refusés, des occasions ratées… Mentalement, on n’était pas prêts, parce que personne n’avait imaginé un tel scénario.
Après cette défaite, le peuple ivoirien était complètement abattu. Dans quel état était le vestiaire ?
L’ambiance était morose, personne ne parlait, les joueurs avaient les larmes yeux. Le président et Alain Gouaméné (DTN adjoint et champion d’Afrique 1992, NDLR) avaient pris la parole pour dire que tout n’était pas terminé, qu’il fallait prier et garder espoir. C’était un vestiaire en deuil. Il fallait se mettre dans une bulle, couper avec le monde extérieur et surtout ne pas aller sur les réseaux sociaux. En allant à l’hôtel, on voyait de la déception et surtout de la colère dans les yeux de notre peuple. Les deux jours qui avaient suivi jusqu’au match du Maroc étaient les plus calmes du tournoi, on avait du mal à lever la tête, chacun était dans son coin. En plus, c’était mon anniversaire durant cette période (il a soufflé ses 40 bougies, NDLR), mais c’était comme si ça ne l’était pas, tellement le moment était compliqué à vivre.
L’ambiance après la victoire du Maroc face à la Zambie devait être une bouffée d’oxygène.
On est humains, donc, même en étant humbles, on a explosé de joie au coup de sifflet final. On criait, on sautait partout, les joueurs se jetaient dans la piscine. On venait de passer deux jours chaotiques, donc c’était un énorme soulagement. Puis à titre personnel, la mission était lancée, il fallait vite se concentrer.
Une semaine après l’humiliation face à la Guinée équatoriale, vous avez éliminé le champion en titre, le Sénégal, en ayant été supérieurs dans le jeu. Qu’est-ce que vous avez changé en si peu de temps ?
Il fallait retrouver la confiance et la solidité. On savait qu’on avait des fortes individualités, mais pour qu’elles puissent s’exprimer, on avait besoin d’un vrai bloc, d’un collectif. Rester ensemble, s’ajuster défensivement. Ensuite, la confiance passait par le public. En rentrant bien dans le match, en jouant notre football, nos supporters allaient être là pour nous. On avait dédramatisé l’enjeu de la rencontre, on l’avait presque considéré comme normal pour aider les joueurs à se lâcher.
Franck Kessié en avait payé le prix en perdant sa place dans le onze. C’était un choix fort vu son statut.
Quand je parle de groupe et de solidité, ça passe par un état d’esprit. J’avais fait comprendre aux joueurs qu’ils étaient 27, et que pour gagner la compétition, on avait besoin de tout le monde, qu’ils jouent ou pas. Ils comprenaient que les choix n’étaient pas personnels, et ce n’était pas contre Franck de le mettre sur le banc. On voulait réintégrer Seri, donc il fallait faire un choix. Je ne considère pas ce choix comme fort, mais de groupe. C’était dans un souci d’équilibre, et ça avait porté ses fruits. Franck a été décisif face au Sénégal et excellent jusqu’à la fin. S’il avait eu ces performances en phase de poules, il aurait été désigné comme le meilleur joueur de cette compétition.
Vous aviez aussi fait le choix d’intégrer dans le onze des anciens comme Serge Aurier et Max-Alain Gradel. Y avait-il besoin de caractère ?
Il manquait surtout de l’expérience et du vice. Encore une fois, même mené 2-0 face à la Guinée équatoriale, on était qualifié, donc d’avoir des joueurs de leur expérience sur le terrain aurait pu aider. Ensuite, ce sont des joueurs qui maîtrisent la pression du public et savent assumer le contexte. On avait besoin de calme sur le terrain. Je parle de gérer, mais ce sont avant tout d’excellents joueurs. Gradel a fait une passe décisive en demi-finales face à la RDC et Seri a été énorme face au Sénégal.
Le quart de finale face au Mali est entré dans la légende du football africain par son scénario. Avec l’exclusion d’Odilon Kossounou en fin de première période et l’ouverture du score malien en seconde mi-temps, tout était réuni pour que ce soit la fin, cette fois.
Je croyais en la qualification du début à la fin, même en infériorité numérique. Il faut savoir que les joueurs regardent beaucoup leur banc et leur coach. Selon ce que tu dégages, ils le transmettent au terrain. Il ne fallait pas montrer de faiblesse, peu importe le contexte. Ce qui nous permettait d’y croire, c’était notre performance à dix contre onze. Je trouve qu’on était meilleur à dix parce que jusqu’au carton rouge, le Mali était supérieur à nous. Nous avons réussi à faire un match tactiquement exceptionnel. On dégageait au fil du match de la confiance et de la sérénité, et revenir au score était mérité et logique.
Après un match pareil, on se dit que l’on va forcément aller au bout, non ?
Oui, ce sentiment était présent au coup de sifflet final, mais il avait très vite disparu. On avait commencé la compétition sans se dire qu’on allait perdre de cette façon face à la Guinée équatoriale, donc ça restait dans la tête. En partageant ce sentiment, on serait retombé dans nos travers, c’était un énorme traumatisme que l’on venait de vivre il y a à peine quelques jours.
Deux autres joueurs ont joué un rôle majeur dans la victoire finale : Simon Adingra et Sébastien Haller. Ce sont deux hommes qui reviennent de loin et qui ont été décisifs dans le dernier carré.
Je l’entends beaucoup, donc j’aimerais préciser un point important. Contrairement à ce que les gens disent, Simon et Sébastien ont toujours fait partie des plans de Jean-Louis. Ils étaient blessés au départ, donc l’objectif était de les préparer le plus vite possible. Ce sont deux joueurs qui reviennent de tellement loin… Adingra a un parcours très compliqué. À cause d’un faux agent, il s’était retrouvé au Bénin à devoir se battre pour se nourrir et pour dormir. Haller a lutté de façon exemplaire contre la maladie, il a tout fait pour retrouver sa forme physique et aider son pays. Il faut aussi féliciter sa femme qui a joué un rôle primordial, j’étais tellement heureux de les voir retrouver le sourire. Aujourd’hui, ils sont récompensés de tous leurs efforts, ce sont des guerriers.
Beaucoup d’observateurs ont parlé de la plus grande CAN de l’histoire. Êtes-vous d’accord ?
Pour moi, ça l’est. Les scénarios, la qualité des matchs, les beaux buts, l’ambiance dans les rues et dans les stades étaient au rendez-vous. De voir aussi des nations comme la Mauritanie, la RDC, le Cap-Vert pour ne citer qu’eux, réaliser de si belles performances a contribué à toute cette réussite. Les retombées de cette CAN ont été énormes. J’ai une tante qui habite dans un tout petit village en Italie. Après notre sacre, les gens sont venus la féliciter pour la Côte d’Ivoire. Tout le monde me le dit, même ceux qui ne sont pas ivoiriens.
Êtes-vous conscient d’être désormais un héros pour le peuple ivoirien ? Votre vie a-t-elle changé ?
Bien sûr que je sens que tout est différent. Je prends beaucoup de photos, on me reconnaît et on me remercie beaucoup pour les émotions et le pays. Je ne me sens pas comme un héros, j’ai juste fait mon travail, et ma plus grande réussite, c’est d’avoir permis aux Ivoiriens d’être fiers d’être ivoirien.
Vous êtes né à Nantes et avez joué pour le FC Nantes. Est-ce dans un coin de votre tête de vous asseoir sur le banc des Jaune et Vert à l’avenir ?
Je suis encore jeune, donc je ne peux pas me fermer les portes. Aujourd’hui, je suis pleinement concentré sur la sélection, je veux réaliser encore de grandes choses. Bien sûr qu’en tant que Nantais, ce serait envisageable un jour d’être entraîneur du FC Nantes, mais pour le moment, je n’y pense pas du tout.
Propos recueillis par Diren Fesli