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El Chiringuito, bar à pipelettes

Par Adel Bentaha
7 minutes
El Chiringuito, bar à pipelettes

De l’autre côté des Pyrénées, une émission de télévision a su faire de son « bordel organisé » une référence médiatique mondiale. Son nom : El Chiringuito de Jugones. Rendez-vous incontournable des Espagnols fous de débats footballistiques aussi longs que stériles, le programme animé par Josep Pedrerol a notamment gagné en renommée à travers ses infos mercatos déjantées. Décryptage.

Des cris, des déguisements, des blagues graveleuses et du football. Ce descriptif amène inexorablement notre imaginaire vers un sombre bar-tabac de village. Pourtant, c’est bien d’une émission de télévision, réunissant près de 400 000 téléspectateurs chaque soir qu’il s’agit. Le paysage « populaire » (ou sensationnaliste) voulu depuis neuf ans par El Chiringuito de Jugones n’est d’ailleurs pas très loin. Ce nom d’émission, à grossièrement traduire par « Le bar de la plage » ou « La buvette » , se veut en effet proche des gens. Créé en 2014, le programme excentrise ainsi le débat footballistique, entre ton décalé, insupportables exagérations et informations fiables. Un mélange qui n’a pas tardé à prendre, jusqu’à s’exporter à l’international.

TIC-TAC

Avant même de lui poser la question, Tomás Roncero rigole. Conscient de l’opinion que porte une majorité de l’audience à El Chiringuito, l’expérimenté journaliste d’AS et caution madrilène de l’émission préfère prendre les devants : « Je sais ce que vous allez me dire : que l’émission agace et qu’en dehors de l’Espagne, les gens n’y comprennent rien ? Mais c’est le jeu. Nous, c’est ce qu’on aime. » Et pour cause, l’arrivée du « bar » dans la bulle médiatique espagnole n’a pas manqué de faire des vagues. Un OVNI signé Josep Pedrerol, maître de la décadence. Animateur de plusieurs programmes sportifs dans les années 2000, avec Canal+ Espagne notamment, le quinquagénaire prend son envol en 2008. Lassé de commenter les journées de Liga, le Catalan a effectivement souhaité renouveler sa ligne éditoriale. Dans son viseur : l’animation, non pas d’une émission standard, mais d’un véritable talk-show, entièrement dédié au ballon rond.

Objectif atteint à l’orée de la saison 2008-2009 donc, avec la création de Punto Pelota ( « Parlons football » en VF), diffusé sur Intereconomía (aujourd’hui El Toro TV). Connue pour son penchant « conservatiste » , la chaîne offre dès lors à Pedrerol un ton volontiers polémique, ne se gênant pas pour dézinguer tout ce qui semble sortir des sentiers battus. Et l’explosion des prix dans les transferts, couplée à l’arrivée de nouveaux investisseurs au sein de clubs menaçant les traditionnelles institutions (au départ, le rachat de Manchester City) finissent de mâcher le travail au présentateur. Son Punto Pelota fait un carton, porté par une diffusion tardive (entre minuit et une heure du matin), garantie d’une liberté de parole pleine et entière. Devenu ponte du débat sportif local, « Pep » n’éprouve ainsi aucune peine à reprendre du service, afin d’officiellement lancer El Chiringuito, quelques mois après son départ d’Intereconomía en 2013. « Je suis arrivé surEl Chiringuitodès son lancement, précise Tomás Roncero. J’étais déjà surPunto Pelota en 2008. Alors quand Pedrerol a décidé de s’embarquer dans cette nouvelle aventure, il m’a sollicité parmi les premiers, et j’ai tout de suite accepté, étant moi-même friand de ce genre de programme. »

Je trouve ce programme absolument essentiel. On apporte de la dérision aux gens, dans un monde qui n’en veut pas. On débat sur un sport tournant à plusieurs milliards d’euros, ne serait-ce pas trop bête de le traiter avec sérieux ?

Un TPMP du football

Le rythme de croisière enfin trouvé, du jeudi au dimanche après minuit, le programme se positionne très vite en tête des late nights de la télévision espagnole : un plateau minimaliste, orné d’écrans géants, de quelques sièges et de chroniqueurs à l’affût de la moindre nouvelle. En bon chef de cérémonie, Josep Pedrerol ne se contente alors que d’allumer la mèche, auprès de consultants prêts à s’égosiller sur le moindre malentendu. « Vous savez, je trouve ce programme absolument essentiel, insiste Roncero. On apporte de la dérision aux gens, dans un monde qui n’en veut pas. On débat sur un sport tournant à plusieurs milliards d’euros, ne serait-ce pas trop bête de le traiter avec sérieux ? » Une publicité bien travaillée, chez l’un des invités réguliers du programme, juché sur sa fidélité.

D’autant que pour l’intéressé, une prise de recul est plus ou moins nécessaire : « En tant que journaliste à l’ancienne, je respecte une déontologie professionnelle stricte. Ce genre de programme est justement là pour casser ces règles et nous permettre de parler naturellement. Il est là l’esprit d’El Chiringuito. Ça fait plus de vingt ans que je fais ce métier, et sans me vanter, je travaille pour l’un des plus grands médias sportifs d’Espagne et peut-être d’Europe avecAS. Vous ne pensez donc pas que je risquerais de remettre ma carrière en question pour une simple émission de télévision ? » Derrière cette lucidité se cache effectivement un phénomène de détestation provoqué, volontairement ou non, par l’émission.

C’est un syndrome de Peter Pan grandeur nature. Et c’est insupportable. Chacun des épisodes diffusés est une flagellation, un attroupement d’hystériques chargés de testostérone.

Une émission de débats qui fait débat

Jugé caricatural à souhait, voire ridicule par certains, El Chiringuito paye l’abattage médiatique voulu par ses rédacteurs, jouant de tous les clichés consuméristes possibles et imaginables. Premier détracteur du programme, Jesús Ruiz Mantilla, chroniqueur pour El País, résume le projet : « C’est un syndrome de Peter Pan grandeur nature. Et c’est insupportable. Chacun des épisodes diffusés est une flagellation, un attroupement d’hystériques chargés de testostérone. C’est du fast-food d’information, où l’on prend la moindre nouvelle, aussi puérile soit-elle, pour en faire un sujet de débat. » Principal élément de controverse, le matraquage effréné mené par l’émission durant les périodes de transferts et accentué ces deux dernières années par l’arrivée de Lionel Messi au PSG ou le feuilleton liant Kylian Mbappé au Real Madrid. « Le plus irritant, c’est que ce type d’émission donne une mauvaise image du journalisme espagnol à l’international, enchaîne Mantilla. Le « clubisme » fait déjà du mal à la presse du pays en général. Nous n’avons donc pas besoin que des messieurs d’un certain âge se donnent en spectacle pour amuser la galerie. L’information n’en sort jamais grandie. »

Car l’ambigüité du phénomène El Chiringuito réside justement dans son traitement de l’information. Des infos souvent précises qui, noyées dans cette théâtralisation extrême, perdent en légitimité. Les joutes verbales à la limite du tolérable, accompagnent ainsi le fractionnement clanique entre « pro-Madrid » et « pro-Barça » , enrobées par d’anciennes gloires en quête de lumière (Hugo Gatti, Francisco Buyo, « Lobo » Carrasco ou Quique de Lucas entre autres) et des plans séquences façon télé-réalité. Roncero : « Le spectacle c’est pour enjoliver le truc. Le plus important, c’est que l’information soit vraie, et dans ce domaine, nous n’avons pas vraiment de concurrence. »

La loi de l’offre et de la demande

S’il est doué pour tempérer les débats, le journaliste met en réalité le doigt sur un élément essentiel. Celui de l’intérêt porté par les téléspectateurs. Dans une société espagnole gavée de football dia a dia, El Chiringuito se place en revers de cette dizaine de médias classiques proéminents. « Il ne faut pas se leurrer. Si cette émission existe depuis aussi longtemps et affecte à ce point, c’est parce qu’il y a une demande derrière, martèle Jesús Ruiz Mantilla. Je dirais même que le problème est mondial, avec de plus en plus d’émissions de ce type, accentuées par les réseaux sociaux. Si les gens ne regardaient pas et ne commentaient pas, tout s’arrêterait. Finalement, qui faut-il blâmer ? Ceux qui produisent ou ceux qui consomment la médiocrité ? » Loin de répondre à cette question existentielle, El Chiringuito n’a pas fini de bavasser. Occupant une place toujours plus imposante dans le paysage télévisuel ibérique, l’audimat vorace du sulfureux programme poursuit son ascension tout-terrain, au point de transformer la modeste buvette en véritable rue de la soif.

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Par Adel Bentaha

Tous propos recueillis par AB.
Crédits photos : MEGA TV et 20 Minutos.

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