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Drogba, les bras de José
C’est l’histoire d’un pacte moral, d’une rencontre humaine, d’une liaison intime. Depuis un soir d’octobre 2003, Didier Drogba et José Mourinho se sont juré fidélité éternelle. Récit d’un mariage fait de sang et de larmes.
Il faut remonter le fil de l’histoire pour percevoir le poids des mots. Un soir d’octobre différent des autres, un souvenir européen, la naissance définitive d’un mythe. La silhouette a les ailes déployées, semble intouchable et écrit alors les premières lignes de son récit personnel. Pourtant, les têtes sont encore touchées, les réflexes alternatifs. La faute à une baffe reçue à Strasbourg quelques jours plus tôt en championnat. Le Vélodrome a déjà oublié comme il sait le faire pour une soirée européenne, mais veut profiter de chaque seconde, de chaque minute, de chaque toucher de balle de cette silhouette. Face à l’OM, le FC Porto, celui qui a remporté cinq mois plus tôt la Coupe de l’UEFA à Séville face au Celtic. Le monstre ambitieux n’a pas changé. Aucune retouche. Le 22 octobre 2003, la création de José Mourinho ne sait pourtant pas encore vraiment où elle va après un nul à Belgrade face au Partizan et une défaite logique à domicile contre le Real Madrid de Carlos Queiroz, celui des Galactiques, celui qui empile pour briller sans réelle logique. Marseille va pourtant être ce soir-là le théâtre de ce que Mourinho appelle un « instant immortel » . L’histoire de l’entraîneur portugais est ainsi faite de détails, de moments. D’un numéro aussi. Cette fois, c’est le 11. Celui d’un « géant » .
Le Portugais prend alors la plume : « Didier Drogba est entré dans ma vie au début d’un match de Ligue des champions disputé par Porto au mythique stade Vélodrome de Marseille. Je viens à peine de m’asseoir, et ce géant portant le numéro 11 a déjà marqué. Je le revois fêter ce but comme si c’était son dernier, mais aussi transformer un public qui nous était déjà hostile en une grosse boule de feu, de chants et d’émotions. La folie était en place, le bruit assourdissant. » À la mi-temps, alors que le FC Porto s’est remis à l’endroit et mène 2-1, José Mourinho croise l’attaquant de l’OM. « Je n’ai pas l’argent pour t’acheter, mais tu n’aurais pas un cousin en Côte d’Ivoire qui joue comme toi ? » Drogba rit, prend Mourinho dans ses bras et affirme ceci : « Un jour, vous serez dans un club qui pourra m’acheter. » Une histoire humaine est née. Simple, fusionnelle, brûlante parfois, mais éternelle, tant Mourinho et Drogba vont révolutionner à eux deux le cours de la vie d’un club qui n’avait plus été champion depuis le milieu des années cinquante. N’était-ce pas la promesse de l’attaquant ivoirien lors de son premier jour à Londres ? Dans les yeux : « Je me battrai pour vous. Vous ne le regretterez pas, je resterai loyal envers vous toute ma vie. »
Dagui Bakari, les puceaux et l’histoire
Dans sa chambre d’hôtel de Yaoundé, où la Côte d’Ivoire s’apprête à disputer un match décisif pour la qualification à la CAN et à la Coupe du monde 2006, Didier Drogba cherche à comprendre. Gbagbadê s’est fait un nom. Hier, Albert, le père, aimait raconter qu’un voyant avait prédit « la naissance d’un enfant très puissant et qui rendrait le village très célèbre » . Cette fois, celui que sa mère surnommait « Tito » lorsqu’il était gosse n’est plus le « joueur de niveau qui sommeille » qu’aimait regarder pendant des heures Bertrand Marchand, son entraîneur à Guingamp. Non, Drogba est devenu « un roi dans son fauteuil » à Marseille en une saison. En privé, les dirigeants de l’OM le consultent pour le recrutement de l’été 2004. Lui rêve de battre le nombre de buts inscrits sur une saison par JPP. Et tout a basculé après ce Cameroun-Côte d’Ivoire : un appel de Pape Diouf, un autre de Christophe Bouchet, Drogba qui affirme « ne pas être guidé par l’argent » et son voisin de chambre, Dagui Bakari, qui tranche – « Mais t’es malade ou quoi ? Tu dois y aller. C’est une opportunité énorme qui ne se reproduira peut-être pas. » Didier Drogba vient d’être trahi par un club pour lequel il était prêt à se dépouiller. Mourinho, lui, a été nommé à la tête d’un club qui peut l’acheter. À cet instant, l’Ivoirien comprend que le foot est un business, qu’un joueur ne peut pas toujours décider de son destin, voit ses dirigeants lui parler de multiplier son salaire et abdique. Avec rancœur. Marseille vient de perdre son roi. Un roi sans couronne, mais avec une casquette plate.
Puis l’histoire a repris, Drogba a plongé dans les bras de Mourinho et dans les méthodes de l’entraîneur portugais. Dès le premier voyage de pré-saison : « Didier, qu’est-ce que tu fais ? On ne prépare pas le marathon ici, on vient jouer au football. Ce ne sont pas les Jeux olympiques. Range tes baskets, tu n’en auras plus besoin avec moi. Prends tes crampons et on y va. » Aller où ? Écrire l’histoire. Celle d’un groupe raconté dès la première causerie du Portugais comme « vierge » – à l’exception de Mourinho lui-même, Geremi, Paulo Ferreira, Ricardo Carvalho et Claude Makelele. José donne à Didier l’amour qu’il recherche en tant qu’expatrié à Londres. Les deux hommes se comprennent, tentent d’arracher progressivement l’étiquette d’homme qui valait vingt-quatre millions de livres fixée sur la tête du buteur, et Drogba gratte enfin la confiance nécessaire auprès des anciens qui le regardaient alors comme le gars qui venait piquer sa place à Guðjohnsen. Un temps, l’ancien idole a pensé retrouver l’OM, puis le reste s’est écrit : huit ans d’amour, de passion, de titres. Huit longues années pendant lesquelles Drogba va faire de Stamford Bridge son jardin, de l’Angleterre son terrain de jeu et de l’Europe un rêve à assouvir. Didier va agacer aussi, plonger beaucoup et crier à la fucking disgrace en demi-finales de la Ligue des champions 2009 face au Barça. Il va surtout inscrire un doublé en finale de la League Cup 2007 contre Arsenal, faire tomber Manchester United la même année en inscrivant le but vainqueur en finale de la FA Cup, va terminer deux fois meilleur buteur du pays, troisième meilleur buteur mondial de la décennie, remporter quatre titres de champion d’Angleterre et la C1 en 2012, l’année où tout le monde s’y attendait le moins. Sans Mourinho, mais avec « le sang bleu » . Drogba a fait du but un art.
« Nous tombons dans les bras l’un de l’autre, et nous pleurons »
Mourinho, lui, l’a quitté en 2007, sur une victoire en FA Cup donc. « Un combat épique, et puis Didier marque en prolongation. Coup de sifflet final, et tous explosent de joie, à part deux personnes qui restent lucides. Je cours dans le vestiaire pour appeler ma femme, mais un joueur échappe aux premières effusions pour me retrouver dans le tunnel. Didier bien sûr. Qui me cherche pour m’étreindre. Le match est terminé, mais, lorsqu’il quitte le terrain, il n’a qu’une idée en tête : me serrer dans ses bras. Se souvenait-il de notre première rencontre ? De la deuxième ? Ou pensait-il que cette étreinte pourrait être la dernière ? Il me trouve, nous tombons dans les bras l’un de l’autre, et nous pleurons. » Ce ne sera pas la dernière fois. Peut-être la plus forte. Lors de l’été 2014, Mourinho rappellera Drogba pour s’offrir un dernier titre avec une équipe plus jeune et certainement moins forte que celle qu’ils avaient animée ensemble par le passé. Pour des dernières glissades, des derniers sourires, des dernières tensions avec, au-dessus de tout, le regard bienveillant de Roman Abramovitch devenu un ami intime de Drogba, comme José. Et tout s’est arrêté ainsi : à la vingt-septième minute du 381e match, contre Sunderland. Chelsea a passé la saison entière sur le toit du Royaume. Alors, il faut faire les choses en grand. Le Bridge se lève, soulève Drogba avec les bras de ses dix partenaires, et le roi sort sur un trône. Comme dans un rêve. Mourinho, lui, se contente d’une tape amicale. La pudeur sans doute. L’amour éternel, c’est certain.
Par Maxime Brigand
Tous propos recueillis du livre Didier Drogba, « C'était pas gagné »