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Diego Murzi : « La police est un acteur central de la violence dans le football argentin »

Propos recueillis par Ruben Curiel
Diego Murzi : « La police est un acteur central de la violence dans le football argentin »

Sociologue argentin, Diego Murzi travaille depuis longtemps avec l'association Salvemos al Futbol pour tenter de contrer la violence dans le football local. Il livre son regard sur le scandale de River-Boca.

L’attaque du bus de Boca semble être liée à la perquisition réalisée avant la finale retour (300 entrées et dix millions de pesos ont été retrouvés chez Caverna Godoy, chef de la barra de River). Mais la police a aussi joué un rôle dans ce scandale. L’hypothèse de la barra n’est pas encore vérifiée. Elle est utile pour ceux qui attribuent tous les maux du football argentin aux barras.

Il y a une sorte de théorie qui commence a faire parler : la police aurait « libéré » la zone où le bus de Boca a été attaqué. C’est probable, vu la facilité avec laquelle les agresseurs ont pu jeter les projectiles sur le bus.

S’ils sont encore responsables, les autres acteurs – dirigeants, politiques, police, joueurs, journalistes, supporters -, qui ont aussi un rôle majeur dans la création de l’atmosphère violente qui règne dans le football local, peuvent tranquillement se laver les mains. Quant à la police, c’est un acteur central de la violence dans le football argentin. La police est impliquée dans environ 25% des 328 morts de supporters depuis la professionnalisation du foot ici. Il y a une sorte de théorie qui commence a faire parler : la police aurait « libéré » la zone où le bus de Boca a été attaqué. C’est probable, vu la facilité avec laquelle les agresseurs ont pu jeter les projectiles sur le bus.

Le football argentin est touché aujourd’hui. Mais il y a un vrai impact social, que l’on peut ressentir dans les différents discours après ce scandale. Vous le voyez ainsi ?Selon moi, le football est un champ autonome, comme le sont la politique, la culture, l’économie. Autonome veut dire qu’il n’est pas déterminé par ces éléments extérieurs, mais qu’il construit sa propre logique. Mais autonome ne signifie pas isolé. La direction politique, les humeurs sociales, les fluctuations économiques ou l’idiosyncrasie nationale touchent le football. Mais on ne peut pas non plus affirmer que le football est un reflet de la société.

Borges disait que le football « réveillait le pire de chaque époque »…Borges était brillant mais profondément élitiste et il avait un certain mépris pour ce qui était populaire en Argentine, dont le péronisme (mouvement national créé autour de la figure de Juan Péron, président argentin de 1946 à 1955, ndlr) et le football. Je comprends cette phrase mais ne partage pas ce point de vue. Je suis convaincu que le football fait naître de belles choses : la solidarité, l’amitié, l’espoir. Mais on ne peut pas nier que la culture footballistique argentine de ces trente dernières années est construite autour de valeurs néfastes : la victoire à tout prix, la violence, l’humiliation du rival, les complots, etc.

Depuis quand la violence est implantée dans le football local ?La violence, c’est le concept d’aguante (une notion de combativité essentielle pour les supporters, ndlr) en Argentine. Cela fait partie de l’éthique, de l’esthétique et de la rhétorique du football argentin, comme l’explique le sociologue Pablo Alabarces. La majorité des acteurs du football utilise la violence, alors qu’on condamne presque exclusivement celle des barras bravas. Il ne faut pas omettre celle engendrée par le discours des médias et le discours politique.

Comment les barras en sont arrivées à un tel niveau de pouvoir au sein des clubs ? Les barras braves existent depuis les années 50. Mais c’est dans les années 80 que le phénomène a pris de l’ampleur. Leur pouvoir s’est accentué et même si l’on ne peut pas généraliser – car chaque club est un cas particulier -, il est évident que les dirigeants y sont souvent mêlés. Il faut rappeler qu’en Argentine, les clubs sont des associations civiles sans but lucratif et que les dirigeants sont nommés après le vote des socios. Dans ce processus, les barras bravas sont des acteurs importants pour les élections. Souvent, les dirigeants ont des accords prévus avec ces groupes. Mais au-delà du club, les barras ont des liens avec d’autres acteurs du pouvoir : fonctionnaires, politiques, syndicalistes, policiers.

Osvaldo Piazza soulignait que le peuple argentin est aussi responsable de cette situation, puisque les problèmes sont les mêmes depuis longtemps. Vous êtes d’accord avec ça ?J’ai l’impression que le scénario a changé avec le temps qui passe.

Le père qui insulte les adversaires devant son gosse, les chants où il faut « tuer » le rival, les supporters qui justifient la violence des barras bravas où les actions troubles de leurs dirigeants : tout ça fait partie du problème.

Comme on disait tout à l’heure, la victoire à tout prix et les niveaux de confrontation n’ont fait que croître. La manière de vivre le football n’était pas la même il y a cinquante ans. Le « peuple » , les gens debout dans le stade, l’hincha est aussi responsable de l’atmosphère violente qui règne dans le foot. Le père qui insulte les adversaires devant son gosse, les chants où il faut « tuer » le rival, les supporters qui justifient la violence des barras bravas où les actions troubles de leurs dirigeants : tout ça fait partie du problème.

Le rôle des médias a été souligné après ce scandale. Les médias ont un rôle central dans la reproduction de la violence. Quand tu présentes ce match comme « la finale du monde » ou « le match qui changera le destin de ces deux clubs » , tu participes à ce délire qui fait croire que le perdant devrait quitter le pays après la défaite. Même le président Macri a dit que « le vaincu mettrait vingt ans à s’en remettre » . La construction de ce scénario apocalyptique est liée aux faits violents qu’on a pu voir avant le River-Boca.

Quelles sont les conséquences sociales selon vous, après ce scandale ?Je crois que de plus en plus de monde est déçu du football. Les Argentins n’en peuvent plus. Après le ridicule au Mondial russe, la crise de la fédération depuis la mort de Julio Grondona… Il y avait une fenêtre pour tenter de ressusciter le football argentin, mais cette opportunité semble lointaine. La possibilité que le destin de cette Copa Libertadores se décide dans un bureau, et non sur le terrain, déçoit la grande majorité des supporters argentins.

Vous pensez que la AFA va un jour tenter de gérer le dossier de la violence dans le football local ?Ça n’a jamais été une priorité pour eux. Ils ont souvent tenté de refiler la responsabilité à l’État, se présentant comme des victimes de la violence. On ne peut pas demander uniquement aux clubs de gérer cela. Mais la collaboration de la fédé est infime. Quand à l’État, le problème de la violence dans le football est devenu un argument politique. Ils utilisent tous cela pour gagner des votes mais n’agissent jamais correctement. Quand ils l’ont fait, c’est en utilisant des solutions peu efficaces : la militarisation des stades et des stratégies punitives généralisées. Pour l’Etat, c’est un problème de délit. Avec l’association Salvemos al Fútbol, on veut prouver que c’est un souci culturel. Ce qu’il faut transformer, c’est la manière argentine de vivre le football.

Vous avez tenté de collaborer avec la AFA ?Depuis la mort de Julio Grondona, nous avons eu des réunions avec tous les dirigeants de la AFA : Segura, Pérez et ceux qui sont à la tête de la fédération actuellement. À chaque fois, ils se présentaient comme « victime » de cette violence et on comprenait que nous recevoir faisait partie de leur stratégie politique. Ils n’ont aucune volonté de travailler pour mettre fin à cette violence.

Pour finir, en tant qu’Argentin, vous avez ressenti quoi samedi et dimanche ?Malheureusement, ce scandale ne m’a pas surpris. Je trouvais même ça bizarre que jusqu’ici, cette finale se déroule aussi bien, sans violence. C’était un match où les deux équipes jouaient leur honneur, leur fierté et leur réputation sous les yeux du monde entier, avec tout le show monté par la presse et l’État. Ça paraissait normal que cela vrille. J’étais attristé bien sûr, mais après le scandale de la Bombonera en 2015, cela ne surprend plus. J’ai entendu de nombreux discours de désespoir. En Argentine, on s’est habitué à normaliser la violence.

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