- Disparition de Diego Maradona
Diego Maradona : vie et mort d’un Gamin en or
Son dernier combat contre un hématome au cerveau aura été celui de trop. Après avoir mené une vie bigger than life qu'aucun film crédible ne saurait retranscrire, Diego Armando Maradona s'est éteint à 60 ans. Retour sur une vie impossible.
Mercredi 25 novembre 2020, 13h14 (heure locale) : le quotidien argentin Clarin annonce sur Twitter la mort de Diego Armando Maradona, un des deux plus grands footballeurs de tous les temps. Le Pibe de Oro avait quitté un hôpital de La Plata, à la suite d’une opération au cerveau, il y a pile quinze jours et beaucoup pensaient qu’il avait une fois de plus défié la mort à son avantage. Déjà en avril 2004 (malaise cardiaque), en mars 2007 (hépatite) et d’autres fois encore, il avait dû solder les comptes d’une vie erratique, où personne ne le laissait jamais en paix. Pas cette fois. Illico, le gouvernement d’Alberto Fernandez a déclaré trois jours de deuil national. « L’Albiceleste de Maradona est devenue championne du monde (en 1986) peu après la dictature et ses tragédies (1976-1983), quatre ans après la guerre des Malouines, perdue contre les Anglais, rapporte l’écrivain Eduardo Sacheri pour situer l’ampleur du personnage. Pour notre plus grand bien ou pour notre malheur, Diego a cicatrisé de vieilles et profondes blessures. Il est impossible pour Messi, ou pour n’importe quel joueur argentin, d’égaler cette épopée. C’est une question de destin. L’important, ce n’est pas d’où Maradona est venu, mais où les Argentins pensent qu’il les a conduits. »
Bidonville, dictature et cocaïne
D’où il vient, les Argentins le savent depuis toujours ou presque. Comme Cruyff quinze ans avant lui à la télé néerlandaise, ils l’ont vu apprivoiser le ballon comme personne dans le poste en noir et blanc ou jongler à la mi-temps des matchs d’Argentinos Juniors où il vient d’être recruté. « J’ai deux rêves, assure-t-il au journaliste venu l’interviewer, jouer la Coupe du monde et la remporter. » À onze ans à peine. À l’instar d’innombrables gamins argentins, il a appris à maîtriser le ballon sur le potrero, ces terrains vagues où il joue jusqu’à la nuit, et il y apprend le vice et tout ce qu’on n’enseigne pas forcément dans les écoles de football.
Il habite à la Villa Fiorito, un grand bidonville de la banlieue sud de la Capital Federal. À l’aube de ses seize ans, il débute en première division avec Los Bichitos Colorados ; il ne sortira plus de l’équipe. Il ne gagnera rien avec eux (115 buts en 166 matchs, tout de même), mais il fait d’Argentinos Juniors une équipe référence du championnat domestique. Mieux, à seize ans et trois mois, Pelusa – « Peluche » , un de ses nombreux surnoms – débute avec l’Albiceleste en février 1977. Le début d’un long bail avec la sélection. Il n’est pas encore sorti de l’adolescence qu’il est déjà une star et un objet de convoitise nationale. Les plus grands clubs argentins veulent l’enrôler. Boca emporte la mise au début des années 1980, mais l’Europe pointe déjà le bout de son nez. Le Barça, surtout. La junte militaire au pouvoir et l’épouvantable Leopoldo Galtieri mettent leur veto pour un départ en Catalogne. Il doit d’abord évoluer au pays, la vitrine de la dictature, puis jouer le Mondial espagnol de 1982, avec les champions du monde en titre. Quatre ans plus tôt, lors de la Coupe du monde argentine, il avait été évincé au tout dernier moment, à 17 ans et demi, par César Luis Menotti. La première fêlure de sa carrière et le début de ses rapports ambivalents avec l’épreuve reine. En Espagne, en 1982, le tenant du titre sort péniblement de sa poule avant de chuter contre l’Italie et le Brésil au deuxième tour. Pire, frustré par la performance des siens, Maradona se fait expulser à quelques minutes de la fin à la suite d’un coup de pied dans le ventre sur Batista, le défenseur auriverde, à l’Estadi de Sarrià, l’antre de l’Espanyol Barcelone. Un mauvais présage pour qui doit jouer au Barça dans les semaines suivantes.
La bataille de Bilbao
El Diez arrive chez les Blaugrana avec une image écornée à la suite du Mondial. Au reste, les deux saisons passées sur la Costa Brava ne seront qu’une suite de malentendus ou presque. L’Argentin doit composer avec une hépatite (déjà, en décembre 1982), la violence des défenseurs locaux (Goikoetxea lui brise la cheville, entre autres), les colères de Nunez le président, mécontent de son investissement, et les convictions philosophiques d’Udo Lattek. Même s’il parvient à faire remplacer l’entraîneur allemand par César Luis Menotti en cours de route, le supposé meilleur joueur du monde se perd en Catalogne, notamment dans les affres de la nuit. « C’est là-bas que j’ai découvert la cocaïne », dira-t-il plus tard. Qu’il prend un abonnement pour les prostituées aussi. Les paparazzis le traquent et plus jamais il ne pourra sortir dans la rue comme tout un chacun. Il gagne la Coupe du Roi la première année avant d’échouer en finale la seconde, avec à la clé une bataille rangée contre les Basques de l’Athletic Bilbao de… Goikoetxea. Du haut de son mètre soixante-cinq, il se bat pied en avant, il ramasse et donne des coups, comme il l’a appris sur le potrero de la Villa Fiorito. Ce n’est pas un pecho frio (un « torse froid » , la définition d’une « poule mouillée » en Argentine) et c’est, entre autres, pour ça qu’on l’aime.
Diego Armando Maradona a maintenant vingt-trois ans et demi. Il est à la croisée des chemins. Il a gagné un championnat d’Argentine avec Boca et une Coupe d’Espagne avec Barcelone, mais tout reste à faire. Il n’a surtout rien prouvé avec l’Albiceleste, la seule postérité qui vaille aux yeux de ses compatriotes. Il est à l’heure des choix, et celui qui vient s’annonce crucial. Malgré ses deux saisons compliquées au Barça, certains grands clubs anglais et italiens sont intéressés. Contre toute attente, il va opter pour une société de seconde zone, qui surnage dans les marécages de la Serie A, sans passé digne de son talent (une minuscule Coupe d’Italie en 1976) : le Napoli.
Naples, l’amour passionnel
Diego n’a pas trop le choix en réalité. Il veut changer d’air, car il est peu ou prou ruiné. Son pote dilettante, Jorge Cyterszpiler, qui fait office d’agent, s’est laissé aller à quelques placements hasardeux, comme ceux dans d’improbables casinos paraguayens. De l’autre côté de la table, Corrado Ferlaino, le président du club de Campanie, rêve en grand pour célébrer sa quinzième année au club. L’Ingegnere pense à haute voix : « C’est qui le meilleur joueur du monde ? Il nous le faut ! » Les Catalans veulent se servir des Napolitains pour faire grimper les enchères, mais ceux qui viennent sont trop frileux. Ferlaino s’accroche. « Vingt milliards de lires (15 millions d’euros) ? Vous n’y pensez pas. Et à treize milliards de lires (10 millions d’euros), échelonnés sur trois ans, garantis par la Banca d’Italia ? », s’enquiert-il. Banco. Le 5 juillet 1984, 82 185 tifosi transis investissent le San Paolo pour découvrir il Nino de oro en chair et en os. Des banderoles prophétiques implorent : « Diego, fais-nous rêver. » Ce sera le cas.
1986 : l’ange à la figure sale
Ce qui apparaissait au départ comme une alternative par défaut, comme une option presque suicidaire, va vite s’avérer un transfert plus que judicieux. Le bon joueur au bon endroit au bon moment. D’abord, parce que Pelusa rend tous les autres joueurs meilleurs, comme il le fera deux ans plus tard avec la sélection argentine au Mexique ; ensuite, parce que les supporters parthénopéens s’identifient à lui comme jamais, le pibe de la Villa Fiorito, un terroni (plouc du Sud) venu de nulle part. Au sommet de son art et de sa forme, enfin, Maradona n’est plus le joueur irrégulier de ses années barcelonaises. Cela ne l’empêche pas de profiter des nuits napolitaines, de frayer avec les filles d’une nuit au point d’avoir un enfant naturel en 1986, de prendre de plus en plus de coke puisque certains coéquipiers pissent à sa place lors de contrôles antidopage très lestes. Son corps d’alors le permet. La première année, le Napoli termine huitième, la seconde troisième. Le meilleur est à venir. Entre-temps, Maradona devient champion du monde en 1986, en survolant la compétition comme personne ne l’a fait jusque-là. Dans l’équipe du Brésil 1970, Pelé pouvait compter sur Gerson, Tostão, Rivelino, Jaïrzinho et les autres. Diego a presque tout fait tout seul avec sa baguette magique. En quarts de finale, contre l’Angleterre, il a même démontré en cinq minutes les deux faces de son adresse diabolique : un but de la main gauche (forcément) et un autre après avoir éliminé plus de la moitié des Three Lions. Toute la virtuosité et la rouerie de « cet ange à la figure sale ». Plus jamais personne ne douterait de son talent, Barcelonais inclus. Capitaine d’une sélection falote, Pelusa lève la Coupe du monde en Amérique centrale. La revanche du Sud.
Gloire napolitaine, contrôle positif à la cocaïne et combats de trop
Souvent, les saisons d’après sont compliquées pour les champions du monde frais émoulus. Ce ne sera pas le cas pour Diego. En 1986-1987, pour sa troisième saison en Campanie, le Napoli réalise le doublé. Tout le Mezzogiorno se pâme. Ce n’est que la seconde fois, après le Cagliari de Gigi Riva en 1970, en 90 ans d’histoire qu’un club du Sud rafle le championnat d’Italie. Des graffitis célèbrent le titre un peu partout en ville : « Le paradis peut attendre, nous l’avons déjà connu » ou cette banderole tendue sur la via Toledo : « Naples, lève les yeux et regarde vers le ciel. C’est désormais l’unique chose qui soit plus haute que toi ». Le Napoli du Pibe fera encore mieux les saisons suivantes avec un second titre (en 1990) devant l’immense Milan de Sacchi et une Coupe de l’UEFA après avoir tordu Bordeaux, la Juve, le Bayern et Stuttgart pour finir un soir de mai 1989. Quelque chose s’est cassé ce jour-là. Corrado Ferlaino avait promis à l’Argentin qu’il pourrait partir, mais finalement, il n’a pas voulu être celui qui autorise cette fuite hors de Naples. Les supporters l’auraient honni pour toujours. Un an plus tard, le destin allait encore se montrer facétieux. En demi-finales du Mondial italien, El Diez et l’Albiceleste allaient éliminer la Nazionale en demi-finales du Mondial aux tirs au but à… Naples. L’Italie ne lui pardonnerait jamais, sauf en Campanie, bien sûr. Comment pourrait-il en être autrement ? Cette septième et dernière saison en Serie A sera un cauchemar, conclue par un contrôle positif à la cocaïne en mars 1991 avec une suspension de quinze mois à la clé. Ferlaino, qui aurait été avisé de le vendre à l’OM à l’été précédent, ne le soutient plus. Maradona quitte Naples comme un voleur. Il reste plus d’un an sans jouer avant de rejoindre le FC Séville. Il y réalise une saison honnête (29 matchs, 8 buts), mais fort éloignée de ses standards. Dès lors, la carrière de Diego ressemblera à celle de musiciens cramés, ou de boxeurs sur le retour. À Newell’s Old Boys ou à Boca lors de son retour au club, au mitan des années 1990, il livre des combats de trop, même si, par intermittence, son génie réapparaît par bribes. Le Sud ne transmet plus le message.
Finalement, Diego aurait pu jouer cinq Coupes du monde. Il n’en a joué « que » quatre, mais elles résument parfaitement la trajectoire sinusoïdale de sa carrière. En 1990, avec une Albiceleste, tenante du titre transparente, défaite dès l’ouverture, qu’il conduit jusqu’en finale, il se fait arnaquer au bout du compte sur un penalty imaginaire de Brehme. Une défaite souhaitée par l’Allemagne, l’Italie et la FIFA. Rien ne sera épargné à Diego. Quatre ans plus tard, revenu d’entre les morts par la grâce d’une préparation que son corps pouvait à peine supporter, il sera contrôlé positif à l’éphédrine, ce qui mettra fin au parcours de la sélection argentine, pourtant incroyablement performante lors des deux premiers matchs. Maradona aura une nouvelle fois vécu sa déchéance en mondovision. Son après-carrière sera du même bois. Il enchaîne des expériences d’entraîneur sans lendemain en Argentine, aux Émirats, au Mexique, comme s’il n’était pas fait pour ce monde-là, pour ce métier-là. Le gamin de la Villa Fiorito est passé en quelques années du potrero d’un bidonville à la vie d’une rock star que son talent incandescent lui octroyait, sans avoir les armes pour cela, ni l’entourage qui aurait su le préserver. De Buenos Aires à Naples, de Barcelone à Séville, sa vie de tous les jours ressemblait à un enfer. Partout, il ne pouvait pas sortir de chez lui, entretenir des relations sociales de base, vivre comme tout le monde. Ses prouesses diaboliques se sont finalement retournées contre lui. Exercer son art à ce niveau-là suscite un amour inconsidéré et une dévotion d’une même magnitude. S’il est aujourd’hui célébré dans le monde entier, c’est parce qu’il est une icône populaire et controversée, loin des champions comme il faut (Pelé, Beckenbauer, CR7)… Diego Armando Maradona était et restera aussi comme une idole du Sud, et partant du tiers-monde, pouvant à la fois être pote avec Castro et Chávez comme il l’avait été un temps avec Carlos Menem, le président droitier de l’Argentine, et faire de la pub pour Coca-Cola. Être un génie n’est pas une condition de tout repos.
Par Rico Rizzitelli