Vous avez grandi dans les années 30. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?
Les souvenirs de mon enfance ? Mon Dieu, ça remonte à un siècle tout ça ! (rires) À 6 ou 7 ans, je jouais déjà au football dans les rues de Barracas, mon quartier de Buenos Aires. On jouait à côté de notre école : tous les gamins la surnommaient la « Pisahuevos » (l’écrase-œufs, ndlr). J’ai eu une enfance heureuse, nous ne vivions pas dans la misère, même si mes parents étaient des gens plutôt modestes. Mon père travaillait pour une entreprise qui collectait des céréales. À l’époque tous ceux que je côtoyais étaient des ouvriers. Les « richards » , je les ai connus après.
Pourquoi vous appeliez votre école la Pisahuevos ?
Parce que le directeur de l’école avait une démarche bizarre. Il marchait sur la pointe des pieds, sans jamais poser les talons par terre. L’école, c’était comme une mi-temps. Tous les gamins attendaient la sortie pour aller jouer au foot. Avec les années, chaque pâté de maison s’est constitué une équipe, ce qui nous a tous permis de progresser. Une sélection naturelle entre tous les gamins a permis la naissance de l’équipe de « Once y Venceremos » (À onze nous vaincrons, ndlr). C’était ma première équipe. Un bonheur total. À mon époque, Buenos Aires respirait le football par tous les pores. Il y avait des matchs de football à tous les coins de rue. Et puis il y avait énormément de gamins. Dans chaque maison, il y avait au minimum dix enfants. Pour nous, le ballon, c’était comme un bonbon. Le dimanche, les hommes se levaient avec leur pyjama propre, ils se faisaient beau pour aller faire une petite promenade avant de revenir pour manger. Et à 13h, tout le monde allait au stade. Dans n’importe quel stade, du moment qu’il y avait un match de football. Le football dictait la vie des quartiers et celle des ouvriers.
On dit que vous avez été berger dans les champs…
(Il coupe) Berger ? Non, je ne l’ai jamais été. Les bergers, ce sont ceux qui s’occupent des moutons. Moi, je travaillais dans les champs, et je surveillais parfois des vaches, mais je n’étais pas berger. En plus des céréales, mon père avait aussi 200 vaches à sa charge, j’étais donc un peu obligé de l’aider pour le soulager un peu. Je faisais la traite. Tu as déjà trait une vache ? C’est assez bizarre et assez fatigant… Quand j’ai eu 14 ans, j’ai arrêté l’école définitivement parce que mon père avait de plus en plus de travail dans les champs. Le fils du patron devait montrer l’exemple.
Vous auriez préféré continuer vos études ?
J’ai aimé les études une fois que je les ai laissées tomber ! Je n’étais pas un élève studieux. Être assis sans bouger et sans utiliser mes jambes me paraissait difficile. Je voulais surtout courir derrière un ballon, et sauter partout. Ce sont des trucs que tu ne peux pas faire dans une salle de classe…
Vous jouiez au football quand vous aidiez votre père dans les champs ?
Quand tu es dans les champs, tu n’as pas le temps de jouer. Il faut semer, récolter, ramasser, traire… C’est très prenant. Mais dès que je voyais quelque chose qui pouvait me servir de ballon, je ne me gênais pas. Une simple boîte de conserve vide faisait mon affaire. Au bout d’un certain temps, mon père m’a laissé intégrer l’équipe du village Los Cardales, où se situaient les champs, et là j’ai pu jouer avec un vrai ballon. Le dimanche, on affrontait des équipes d’autres villages. Pour y aller, on prenait le train, pour moi c’était complètement fou. Une aventure à l’état pur.
À l’époque, le football n’était pas encore professionnel. Qu’est-ce que vous vouliez faire de votre vie ?
Je n’ai jamais pensé à autre chose. Je voulais jouer au football, même en amateur. Je ne me suis jamais posé la question de savoir comment j’allais gagner ma vie, donc si le football n’avait pas pris l’ampleur que nous connaissons aujourd’hui, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Pour moi, la profession de footballeur n’existe pas. La seule chose qui existe, c’est l’enthousiasme de jouer.
Vous avez quand même fini par gagner votre vie avec un ballon. Quelque part, c’était écrit, non ?
Peut-être, mais si tu es là devant moi aujourd’hui, c’est grâce au hasard. C’est lui qui a fait de moi un footballeur professionnel. À l’époque, je voulais jouer au football, mais je ne me doutais pas que je gagnerais ma vie avec, loin de là. J’étais un peu bohémien… Parfois, je regrette le temps où les footballeurs étaient des bohémiens. Le romantisme est mort. Mais nous devrions tous remercier les Anglais d’avoir inventé le rugby, le football et le professionnalisme. De quoi discuterait-on sinon ?
Comment êtes-vous finalement arrivé à River Plate ?
Mon père avait joué attaquant là-bas et il avait gardé des contacts au club. Mais je n’ai pas été pistonné. En fait, plusieurs clubs faisaient le tour des quartiers de Buenos Aires pour demander aux jeunes de passer des sélections. J’avais eu deux propositions avant celle de River, mais ça ne m’intéressait pas et surtout, je n’avais pas le temps d’y aller à cause de mon travail dans les champs. Un jour, un ami de mon père qui travaillait pour River est venu le voir et lui a demandé s’il pouvait me libérer quelques heures le temps qu’il me supervise un peu. Et me voilà devant toi.
Que racontait-on sur vous lorsque vous étiez jeune ?
On ne disait pas que j’avais du talent, non. Les gens pensaient surtout que j’étais très habile avec la balle, et très véloce aussi. Ils se demandaient comment un enfant aussi grand et maigre que moi pouvait être aussi adroit avec un ballon…
D’où vous venait cette habileté ?
Dès l’âge de 5 ans, je jouais dans les couloirs de la maison. Je m’amusais à dribbler les meubles. C’est en jouant dans des espaces réduits très jeune que j’ai développé ma technique. Ensuite, j’ai joué sur les potreros (terrains vagues, ndlr), et là aussi, j’ai affiné ma technique. La première fois que j’ai joué sur du vrai gazon, les seuls obstacles qu’il y avait, c’étaient les adversaires… C’était bizarre. Les joueurs qui apprennent sur des surfaces difficiles sont plus talentueux que les autres, il n’y a aucun doute là-dessus. Ils dominent mieux le ballon. Quand l’Argentine a connu un boom économique, la qualité technique s’en est nettement ressentie. Les campagnes ont laissé place aux villes et les potreros ont commencé à disparaître. Les conditions de vie des ouvriers se sont améliorées, les enfants ont fait des études au lieu de jouer au football. Ma chance, c’est d’avoir connu un Buenos Aires avec beaucoup de terrains vagues, avec de l’espace pour courir et tenter des choses avec le ballon.
Vous aviez des modèles quand vous étiez jeune ?
Jusqu’à l’âge de 10 ans, mes modèles, c’étaient mes petits voisins. On échangeait des trucs. Quand l’un de nous allait au stade pour voir des matchs, il copiait les actions des meilleurs joueurs de l’époque, et du coup tout le monde imitait tout le monde. C’est en observant les autres que tu t’améliores. Le football, tu l’apprends avec ça (il se touche les yeux), pas avec ça (il se touche les oreilles). Quand j’ai eu 12 ans, j’ai découvert l’attaquant paraguayen Arsenio Erico. Il avait de longues jambes et il était très fantaisiste balle au pied. Il était différent des autres : on aurait dit qu’il sortait d’un cirque. C’est l’un des premiers joueurs qui faisait des talonnades, par exemple. J’adorais ça. Mais techniquement, les joueurs de la Maquina de River (l’équipe des années 40-50, ndlr) étaient bien supérieurs aux autres. Ils étaient inimitables.
Quels souvenirs conservez-vous de la Maquina ?
Des images impérissables. C’est peut-être la meilleure équipe de River Plate de tous les temps. Le surnom, c’est à cause du stade. Il n’était pas entièrement couvert, et derrière la tribune qui n’avait pas de toit, il y avait des rails. Quand il y avait des matchs, les trains qui longeaient le stade s’amusaient à klaxonner, « tchou ! tchou ! » River Plate était le club le plus organisé de son époque. Les joueurs qui avaient raccroché les crampons étaient restés. Ce sont eux qui ont décidé de créer des équipes de jeunes qui devaient ressembler à l’équipe première, avec beaucoup de vitesse, de la technique et énormément de mouvements. Les joueurs de la Maquina jouaient pratiquement à une touche de balle, alors que ceux des autres équipes avaient besoin de trois ou quatre contrôles. Ceux-là n’étaient pas assez habiles pour jouer dans la Maquina.
Les visages des Espagnols étaient fermés. Tout le monde était habillé en noir, j’avais l’impression d’être en 1820
Ils l’étaient pour jouer à Boca Juniors ?
Je ne sais pas, mais en tout cas ils étaient trop rustres pour jouer à River Plate. Tu sais, River est à l’origine un club qui vient de la Boca. River Plate s’est fait surnommer Los Millionarios quand le club a déménagé chez les richards. Ils l’ont fait pour ne pas avoir à partager leurs terrains avec Boca et d’autres clubs du quartier. Il ne faut pas oublier que Boca et River viennent du même endroit, et sont tous les deux supportés par la classe ouvrière. Mon grand-père habitait juste en face de la Bombonera, je me souviens qu’il m’emmenait voir des matchs de Boca Juniors alors que je n’avais que 6 ou 7 ans. Mais chez nous, personne n’était pour Boca. Si j’avais dit à mon père que j’étais socio de Boca, il m’aurait sûrement flanqué à la porte. Je n’avais pas d’autre choix que d’être pour River Plate.
Sincèrement, l’idée de jouer pour Boca Juniors ne vous a jamais traversé l’esprit ?
Non, comme je te dis, ma mère était fan de River, mon père aussi. Si j’avais joué pour Boca, je leur aurais arraché le cœur. Néanmoins, j’allais souvent voir les entraînements de Boca Juniors parce que mon quartier était collé à celui du club. J’avais 10, 11 ans, et les couleurs je m’en fichais du moment que je voyais de vrais joueurs de football. Je pourrais encore te citer par cœur tous les noms des joueurs de Boca que j’allais observer à cette époque ! Comme Varallo, par exemple. Lors du Mondial américain en 94, la FIFA a organisé une conférence sans intérêt, et à un moment donné, le gars qui était au micro a cité le nom de Varallo. Je dormais à moitié sur ma chaise quand j’ai entendu ce mot, « Varallo » . Ça a été un déclic… Je me suis levé et j’ai commencé à crier « Varallo ! Varallo ! » Puis je vois un type qui se retourne, il était petit. Pas de doute, c’était lui ! Je m’approche et il me dit : « Qu’est-ce qui se passe, mais t’es qui toi ? » « Je suis Di Stéfano, toi, tu es Varallo, et je suis heureux de te retrouver après tout ce temps ! » Au départ, il n’a rien compris à ce que je lui disais, mais après explications, il a été ému. Aujourd’hui, il a 99 ans, il vit à La Plata et nous sommes toujours amis.
En 1945, vous faites vos débuts avec l’équipe première de River, la mythique Maquina, mais vous ne jouez qu’un match…
C’était sur le terrain de San Lorenzo. On a gagné 2-1. Pedernera était blessé et je l’avais remplacé pour l’occasion. À l’époque, il fallait un miracle pour débuter en première division. On ne faisait pas tourner les joueurs comme maintenant. Les titulaires jouaient la totalité des matchs de la saison et il fallait attendre une blessure pour avoir sa chance.
Vous sentiez que vous aviez le niveau pour jouer avec la Maquina ?
En 45, je jouais généralement pour l’équipe réserve. Je n’avais pas le choix. Quand une équipe gagne et joue bien, tu ne peux rien demander. Les joueurs de la Maquina étaient de vrais artistes, qu’est-ce que je pouvais faire ? J’avais seulement 19 ans. Je n’allais quand même pas faire le petit coq, non ?
La situation ne vous énervait pas ?
En fait, je n’ai pas eu le temps de cogiter sur ma situation parce qu’à ce moment-là, je faisais mon service militaire. J’étais à la caserne du lundi au samedi, et le dimanche, j’allais jouer mes matchs avec River.
Comment faisiez-vous pour vous entraîner à la caserne ?
M’entraîner ? Mais je ne faisais que ça. Avec les autres militaires, on courait toute la journée, on faisait des marches interminables. Le reste du temps, les chefs de section nous apprenait à défiler. Une vraie fanfare ! Tu as fait ton service militaire, toi ?
Non…
Je m’en doutais un peu. Tant mieux, sinon t’aurais passé ton temps à nettoyer la caserne et à passer le balai dans la cour comme moi. Une vraie perte de temps…
Du coup, vous ne touchiez pas un ballon de football de la semaine…
C’est vrai, mais il y avait un panneau de basket-ball dans la cour et j’ai travaillé mon shoot. Je n’étais pas mauvais… (sourire)
À la fin de la saison, River Plate vous prête à Huracán. Étiez-vous satisfait de cette solution ?
Un jour, pendant un match amical disputé avec River, un monsieur s’approche de moi et me dit : « Je connais ton père, j’ai joué contre lui. » Et il me demande si je ne veux pas rejoindre Huracán. Je savais que cette équipe avait une bonne attaque : Sabino, Méndez, Simmons et Unzué… Tous de très bons joueurs. Je me suis tout de suite dit que c’était une opportunité à ne pas rater. Je suis donc allé voir les dirigeants de River, ils ne voulaient pas me vendre. Finalement, ils ont accepté de me céder pour une durée de huit mois.
Qu’avez-vous appris à Huracán ?
On m’y a inculqué le football de haut niveau. J’ai surtout compris qu’il fallait se bagarrer sur un terrain. Courir, lutter, faire le pressing sur l’adversaire, ne jamais baisser les bras. À Huracán, je suis devenu un joueur complet, et surtout j’étais heureux.
Pourquoi ?
Parce que personne ne m’empêchait de courir partout. Je ne me contentais pas d’attaquer. Je pouvais décrocher au milieu de terrain pour organiser le jeu, je descendais même en défense pour aider mes coéquipiers. À River Plate, à chaque fois que je décrochais, tout le monde s’énervait contre moi. « Eh ! Qu’est-ce que tu fais aussi bas. Reste devant ! » Les milieux de terrain de River Plate s’embrouillaient avec moi dès que je venais dans leur périmètre.
Finalement, c’est Huracán qui a découvert le vrai Di Stéfano ?
Peut-être. En tout cas, c’est à Huracán que j’ai commencé à exprimer mon réel potentiel. Mon jeu, c’était de défendre, organiser et attaquer. Je n’ai jamais su me contenter de faire une seule de ces choses-là sur un terrain. Je n’ai jamais connu la fatigue de ma carrière. Courir derrière un ballon pour le récupérer, ce n’était pas un sacrifice, je le voyais comme un plaisir.
Ça vous ennuyait de rester aux avant-postes ?
Bien sûr. Je détestais rester planté en attaque sans rien faire. C’est pour ça que je faisais des aller-retour sur tout le terrain. Au départ, à Huracán, l’entraîneur me faisait jouer sur le côté droit, mais rester collé contre la ligne, je n’aimais pas ça non plus, alors je prenais le ballon et je plongeais vers l’intérieur. Finalement, je me suis retrouvé juste derrière l’avant-centre et c’est ce que je préférais. J’avais de l’espace, de la liberté, et la possibilité de me dépenser un peu. À mon retour dans la Maquina de River, c’est le rôle que j’ai continué à occuper. Vu que j’étais en retrait, j’aspirais le défenseur central quasiment jusqu’au milieu de terrain, ce qui permettait à l’avant-centre d’avoir plus d’espaces dans la défense adverse, et donc plus de facilités pour mettre des buts. C’est ça la grosse invention tactique de la Maquina. Un attaquant et un neuf et demi tout terrain en soutien, capable de créer des décalages et de s’infiltrer entre les lignes adverses. Comme la défense en zone n’existait pas encore, ça déstabilisait énormément les adversaires. Pour eux, c’était le chaos.
Qu’est-ce que vous préfériez faire par-dessus tout sur un terrain ?
Mettre des buts, mais j’ai bien aimé mon expérience dans les cages aussi…
Vous vous êtes retrouvé gardien de but ???
C’était en 1947 lors du Clásico River-Boca. Notre gardien s’est blessé, et comme il n’y avait pas encore de remplacements, j’ai pris sa place pendant une vingtaine de minutes, juste le temps qu’il se soigne sur le bord de la touche.
Pourquoi vous et pas un autre ?
Parce que c’est moi qui ai demandé à y aller. Personne ne m’a désigné ni forcé.
Pourquoi y être allé alors ?
Mais c’est logique, non ? Vu que je marquais des buts, je savais quels étaient les points faibles des attaquants et quels gestes il fallait faire pour arrêter un ballon. Je savais que je pouvais m’en sortir tranquillement.
On était tellement supérieurs à nos rivaux que les gens finissaient par s’ennuyer.
Et ?
Au départ, les joueurs de Boca ont frappé de 50 mètres, histoire de me tester un peu. Quand ils ont vu que j’arrêtais les ballons avec une seule main, ils se sont définitivement arrêtés de tirer. Notre gardien est revenu et moi, je suis retourné en attaque. Ce jour-là, on a gagné 2-1.
Vous êtes donc le premier footballeur total…
Presque total. (sourires )
Pourquoi revenez-vous à River après votre passage à Huracán ?
Les dirigeants de River ont été plus intelligents que moi (rires). Le truc, c’est qu’ils voulaient vendre la grande star de l’équipe, Pedernera, pour gagner un peu d’argent. Quand El Maestro a abandonné le club, ils m’ont rapatrié.
Vous étiez content ?
Je savais que j’allais triompher. J’étais jeune, c’est vrai, mais le poids des responsabilités ne m’a pas effrayé. De toute façon, si j’avais eu peur de jouer devant 80 000 personnes, j’aurais arrêté le football.
Y avait-il une rivalité entre Pedernera et vous ?
Il y avait une rivalité sportive bien sûr, mais nous n’étions pas ennemis. Il ne m’a jamais donné de conseils, ni même félicité. Qu’est-ce que tu croyais, qu’il allait me dire : « Tu es un meilleur joueur que moi, prends ma place » ? Un truc comme ça, tu ne le verras jamais dans le football…
Du respect néanmoins ?
Beaucoup. La première fois que je l’ai vu jouer, j’avais 11 ans. C’est un joueur qui me faisait rêver quand j’étais petit. Il avait une frappe de balle puissante et il était très fort physiquement. C’est quelqu’un qui avait beaucoup de carrure sur un terrain. En plus, à cette époque-là, le maillot de River était en soie, cela lui donnait encore plus de classe.
La Maquina était-elle plus forte que votre Real Madrid ?
Sans aucun doute. La Maquina jouait bien mieux que le Real. En 1947, tous les joueurs de l’équipe étaient issus de la formation du club. On ne jouait pas des matchs, on récitait des partitions. C’est la première équipe au monde à avoir eu un style et une identité de jeu bien définis. La Maquina était tellement supérieure à ses rivales que les gens finissaient même par s’ennuyer. Il y avait des séquences de jeu qui duraient cinq, dix minutes, des successions de passes sans fin… Mais au final, River ne marquait pas beaucoup de buts. La Maquina s’est enrayée quand les gens ont commencé à la surnommer « Los Caballeros de la Angustia » (les Chevaliers de l’angoisse, ndlr). À force de trop jouer, on en oubliait presque de marquer. Franchement, cette équipe aurait pu mettre des raclées à tout le monde, mais au final elle gagnait toujours par un seul but d’écart. Elle ne tuait pas ses adversaires, juste pour donner un peu de piment à la rencontre. Ce manque d’efficacité a fini par exaspérer le public.
Vous éprouviez la même frustration ?
Quand je suis devenu titulaire après le départ de Pedernera, j’ai imprimé plus de vitesse au jeu de l’équipe. Mon apparition a changé le style de jeu de River Plate. Quelque part, je sortais du moule. J’étais plus rapide que Pedernera, et je marquais autant de buts que lui alors que je n’évoluais pas vraiment au poste d’avant-centre. C’est là que les gens ont commencé à me surnommer la « Saeta Rubia » (la flèche blonde, ndlr). J’ai eu la chance de côtoyer des joueurs incroyables lorsque je jouais à River Plate. À chaque fois que l’on me demande qui sont pour moi les meilleurs joueurs du monde, je réponds Moreno, Muñoz, Pedernera, Labruna et Loustau. Eux, c’étaient des vrais cracks. Ils étaient la Maquina incarnée.
Vous vous êtes oublié…
À coté d’eux, je n’étais juste qu’un honnête joueur de football de River Plate. Ils sont tous morts aujourd’hui. Muñoz était le dernier survivant. Il est mort il y a même pas un mois… Il n’en reste plus un seul.
Si, vous…
(silence) Ils sont tous morts.
Comment et pourquoi a éclaté la grève des footballeurs argentins, qui aboutit à votre départ pour la Colombie en 1949 ?
La majorité des joueurs vivaient mal. Par exemple, ils jouaient trois mois pour une équipe, et au final, les clubs les licenciaient parce qu’ils ne pouvaient pas les payer. Le joueur partait pour un autre club et après plusieurs semaines, on lui disait la même chose. C’était un cercle vicieux où les joueurs n’étaient que des marchandises.
Vous viviez également une situation précaire à River Plate ?
Non, moi, j’étais payé à chaque fin de mois, mais je devais être solidaire des footballeurs les moins bien lotis.
Son ami s’appelait Ernesto Guevara. Je lui serre la main, et je leur dis : « Maintenant, vous pouvez sortir, j’ai envie de dormir ! »
Donc, vous partez pour Bogota…
La grève n’en finissait plus, mais pour garder le rythme, on allait jouer des matchs amicaux dans les provinces de Buenos Aires. En revenant de Rosario, on m’apporte un télégramme à ma descente du train. Il disait : « Est-ce que ça t’intéresserait de venir jouer pour les Millionarios de Bogota ? » C’était une proposition des dirigeants colombiens. Au début, je n’ai pas donné suite. Deux jours plus tard, River Plate reçoit un coup de téléphone. On m’informe que Pedernera, qui était déjà là-bas, voudrait bien que je le rejoigne en Colombie. J’ai hésité. Mais quand les dirigeants des Millionarios m’ont annoncé ce que j’allais toucher, j’ai fait mes valises sans me poser de questions.
En fait, vous allez en Colombie juste pour l’argent ?
C’est ça. Chez les Millionarios, je gagnais autant d’argent en un an qu’en dix ans à River. Il n’y avait pas besoin d’être doué en mathématiques pour comprendre que c’était une opportunité unique. Je savais que j’allais assurer l’avenir de ma famille pendant des générations. Si River m’avait offert le même salaire que les Millionarios, je serais resté en Argentine, c’est sûr.
Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?
À River, je suis devenu un vrai joueur de football, mais à Bogota je suis devenu un homme. J’avais 21 ans, et c’est la première fois que je me retrouvais seul à l’étranger. Ma famille me manquait. Buenos Aires me manquait aussi, mais je me suis accroché. Heureusement, je vivais en colocation avec Rossi, Baez et Pedernera. C’était la maison des Argentins. Je me souviens que le championnat colombien était surnommé « El Dorado » . Il y avait énormément de joueurs étrangers : des Anglais, des Italiens, des Uruguayens… On était tous là pour une seule chose : l’argent.
Aux Millionarios de Bogota, vous étiez tous des anciens joueurs de la Maquina également…
C’est vrai. Quand le speaker du stade des Millionarios annonçait les noms des joueurs, il citait tous les anciens footballeurs de River Plate : « Rossi, Baez, Cozzi, Pedernera, Reyes et Di Stéfano accompagnés de leurs musiciens. » C’était assez gênant vis-à-vis de nos autres coéquipiers…
Pendant que vous faisiez vos débuts professionnels dans le football argentin, l’Europe était en plein conflit. Comment avez-vous vécu la Seconde Guerre mondiale ?
C’est comme si cette guerre n’avait pas existé pour moi. Je n’avais pas conscience de ce qui se passait en Europe. À la radio, on entendait parler anglais et allemand, mais personne chez moi n’y prêtait vraiment attention parce que c’était un conflit qui ne nous touchait pas directement. J’ai des origines anglaises, françaises et italiennes, mais mes grands-parents maternels et paternels sont arrivés en Argentine vers 1850. Nous n’avions pas d’attaches avec l’Europe.
La politique ne vous intéressait pas ?
Non, je n’aime pas ça. La politique, c’est l’art de la contradiction. Si je dis oui, l’autre va me dire non et si je dis non, l’autre va me répondre oui. Qu’est-ce qu’il y a de plus ennuyeux que la politique ? Rien.
Que faisiez-vous de votre temps libre en Colombie ?
Je me promenais, je faisais la sieste, on jouait aux cartes… Bogota, c’était vraiment le confort et la tranquillité.
Ça n’a pas l’air d’être très excitant. De quoi parliez-vous avec vos célèbres colocataires ?
Ça causait football. Tu voulais qu’on discute de quoi d’autre ? Parfois, on évoquait l’Argentine, Peron… Je m’en fichais pas mal, mais il fallait bien qu’on trouve des sujets de conversation pour tuer le temps. Finalement, je suis revenu en Argentine car je ne supportais plus les voyages en avion. Les Millionarios avaient un avion grand comme une bouteille d’eau (sic). Quand nous traversions les montagnes (re-sic), j’étais terrifié. Je ne voulais plus risquer ma vie comme ça.
Dans son autobiographie, Che Guevara mentionne plusieurs fois votre nom et celui de Pedernera. Il dit même vous avoir demandé des places pour un match des Millionarios à la sortie d’un restaurant de Bogota. Vous vous en souvenez ?
Non, je ne connaissais pas cette anecdote. Mais c’est vrai que je l’ai rencontré plusieurs fois. La première fois, je ne savais même pas qui il était. Rial (ancien joueur de Bogota et futur coéquipier de Di Stéfano au Real Madrid, ndlr) vient un jour me rendre visite dans ma maison de Bogota, accompagné de deux autres jeunes Argentins. Il était tôt, et j’étais en train de dormir tranquillement. Et là, il me dit : « Lève-toi, je vais te présenter un ami avec qui j’ai fait mon service militaire. » Son ami s’appelait Ernesto Guevara. Je lui serre la main, et je leur dis : « Maintenant, vous pouvez sortir, j’ai envie de dormir ! »
C’est la seule fois que vous l’avez vu ?
Je l’ai revu à New-York quelques années plus tard. Nous étions aux États-Unis pour disputer des matchs amicaux avec le Real Madrid. On décide un jour de sortir faire une promenade avec Santamaria et Domínguez (deux autres joueurs du Real Madrid, ndlr) et on tombe sur une rue remplie de militaires. On s’approche pour voir ce qui se passe : Che Guevara était là-bas pour faire un discours. On s’est échangé des politesses, on a discuté un peu de tout et de rien.
Pas de football ?
Un peu, mais je crois qu’il n’aimait pas trop ça. La politique, c’était sa passion, pas le football. Moi, c’est exactement l’inverse.
Qu’est-ce que vous pensiez de lui ?
À l’époque, on ne savait pas vraiment ce que Castro et lui faisaient ni ce qu’ils voulaient. Comme je ne connaissais personne à Cuba, je ne m’intéressais pas vraiment à son action. Malgré tout, je garde le souvenir d’un homme passionné et sympathique.
Vous êtes arrivé au Real Madrid en 1953. Votre jeu a-t-il évolué en Europe ?
Non. J’étais le même joueur au Real Madrid qu’à River Plate et aux Millionarios. Je n’ai jamais changé ma manière de jouer. Au Real Madrid, j’ai peut-être davantage travaillé sur l’aspect tactique, mais mes qualités techniques sont toujours restées les mêmes.
Quelles ont été vos premières impressions lorsque vous avez débarqué en Espagne ?
J’ai été marqué par l’immense tristesse qui se dégageait de la ville et de ses habitants. Les visages des Espagnols étaient fermés. Il y avait énormément de pauvreté et de misère. Tout le monde était habillé en noir. Ça m’a mis mal à l’aise… (silence). Pour être sincère, ça a été un vrai choc. J’avais l’impression d’être en 1820. Les taxis étaient rectangulaires, les rues étaient en très mauvais état… L’Espagne avait 50 ans de retard sur l’Argentine. Et pourtant je suis resté. Je me suis dit : « Maintenant que je suis là, je vais faire abstraction de tout ça et me concentrer sur mon travail. »
Vous est-il arrivé de vous autoriser des fantaisies uniquement pour procurer plus de plaisir aux spectateurs ?
Non, j’ai toujours été à la recherche de l’efficacité maximale. Je n’ai jamais fait de choses futiles pour amuser la galerie. Ma technique, je la mettais en avant dans les moments importants ou difficiles. Procurer du plaisir, ce n’est pas faire le geste de trop à n’importe quel moment. Un beau geste, c’est un geste juste au moment juste. C’est ça, le luxe.
Avant le Real, il était question de Barcelone. Comment avez-vous vécu votre transfert avorté au Barça ?
Deux dirigeants du Barça sont venus chez moi à Buenos Aires alors que j’étais en train de passer une couche de peinture sur l’enclos de ma nouvelle maison. Ils avaient entendu parler de moi par des Catalans qui m’avaient vu en Argentine et en Colombie. Là, ils me disent qu’ils m’ont déjà acheté, que l’affaire a été conclue avec les dirigeants de River Plate. Moi, je ne savais pas si c’était vrai ou pas, et j’étais encore sous contrat avec les Millionarios de Bogota. Mais je suis quand même allé à Barcelone avec eux, car ils disaient que tout serait arrangé là-bas. Et ça ne s’est jamais fait.
Puis en voiture, ils me disent : « Alfredo, tu es notre otage, nous ne sommes pas policiers. »
Pourquoi ?
De son coté, le Real Madrid avait obtenu l’accord des Millionarios. Ils m’avaient repéré lors du tournoi des cinquante ans du Real Madrid (gagné par les Millionarios, ndlr) et ils ont négocié directement avec les dirigeants colombiens. Ça annulait du coup l’accord que River avait passé avec Barcelone. Pendant quatre mois, je suis resté au chômage technique sans rien faire en attendant qu’une décision finale soit prise.
Qu’avez-vous fait pendant ces quatre mois ?
J’étais à Barcelone en train de moisir… La Fédération espagnole ne voulait pas que je joue avant que le Barça et le Real Madrid ne se soient mis d’accord. Kubala, qui était la grande star du Barça de l’époque, essayait d’organiser des matchs amicaux pour que je ne perde pas le rythme.
Vous ne vous êtes pas révolté contre cette situation ?
Si, un jour, j’ai appelé les dirigeants de Madrid et ceux de Barcelone en leur donnant un ultimatum d’une semaine. Si au-delà de cette date, on ne trouvait pas de solution, je retournais définitivement à Buenos Aires.
Un coup de bluff ?
Non, j’étais dégoûté, je voulais vraiment rentrer ! J’avais déjà réservé mon billet de bateau. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse à Barcelone ? Quitte à se tourner les pouces, autant le faire à la maison.
Votre arrivée en Espagne est devenue une affaire politique…
En Espagne à chaque fois qu’il se passe quelque chose, les gens pensent que les politiciens sont derrière. Ils voient des complots partout ! Les politiciens n’en avaient rien à faire de moi ! J’étais simplement un joueur de foot alors tu penses bien que je ne les intéressais pas…
On dit pourtant que Franco est intervenu pour que vous signiez au Real Madrid…
(Affirmatif) Non ! Mon arrivée en Espagne n’avait rien à voir avec la politique. C’était une affaire de football et de gros sous, mais en aucun cas quelque chose de politique. Quand je suis arrivé, je ne savais même pas qui était Franco. Je pensais que l’Espagne était une République, comme l’Argentine.
Qu’est-ce que vous connaissiez de l’Espagne et du Real Madrid avant d’y atterrir ?
Pas grand-chose. Je savais que le torero Manolete était mort en 47, et que le Real Madrid était en train de construire un nouveau stade plus grand… À part ça, je ne connaissais rien du Real. Pourquoi m’y serais-je intéressé ? Mon travail, c’était de jouer au football, pas de faire des rapports socio-économiques. Du moment qu’il y avait une pelouse, pour moi c’était parfait.
Quand avez-vous vu Santiago Bernabéu pour la première fois ?
C’était en 1951, dans un studio de radio ou nous étions avec les Millionarios en train de faire la « propagande » du tournoi des cinquante ans du Real Madrid. À l’époque, on se méconnaissait. C’est limite si on ne s’était jamais parlé. J’ai commencé à recevoir des nouvelles de lui quand il m’a vu jouer. Après, on s’est très bien entendus. Ça faisait vingt et un ans que le Real Madrid ne gagnait plus la Liga, et avec moi le club a fini champion à la fin de la première année. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il était sur un petit nuage.
Vous n’avez pas souffert pour vous adapter ?
Non, je n’ai jamais connu de période d’intégration, nulle part. Je chaussais mes crampons, j’entrais dans le stade et je marquais. Je faisais mon travail, rien de plus.
À Madrid, vous devenez une énorme star…
(Il coupe) C’est à cause de ça qu’on me kidnappe en 1963 à Caracas.
Que s’est-il passé là-bas ?
Le Real faisait une tournée au Venezuela. J’étais dans ma chambre d’hôtel avec Santamaria, et à six heures du matin, on reçoit un coup de téléphone. Au départ, je pensais que c’était une blague, mais quelques secondes plus tard, deux personnes frappent à la porte en se présentant comme des policiers. Ils me disent que je suis en état d’arrestation et qu’ils vont m’expliquer pourquoi au poste de police. Je me lave les dents, je me coiffe et je les suis. En entrant dans leur voiture, ils me disent : « Alfredo, tu es notre otage, nous ne sommes pas policiers. » Et là, ils me mettent un bandeau sur les yeux.
Ils vous ont maltraité ?
Non, ils se sont bien comportés. Ils m’ont donné des cigarettes et des cartes, histoire de passer le temps. Mais moi, j’étais paniqué ! Un véritable cauchemar, je ne savais pas si on allait me tuer ou pas. Vraiment, ce n’était pas joli. Mes ravisseurs m’ont dit qu’ils m’avaient enlevé pour protester contre la chute du baril de pétrole, qui était descendu à 5 pesos à l’époque. Mais quel rapport avec moi et le football ? « Tu es le meilleur joueur du monde, et tu nous permets d’attirer l’attention sur notre situation ! » Ça me faisait une belle jambe…
Comment ça s’est terminé ?
Ils m’ont relâché au bout du deuxième jour comme ils me l’avaient promis. Je suis sorti de leur voiture et j’ai piqué un sprint parce que j’avais peur qu’ils me tirent dans le dos. Après, j’ai pris un taxi et je suis allé à l’ambassade d’Espagne pour me réfugier… Elle était fermée. Tu le crois ça ? Finalement à force de frapper à la porte quelqu’un m’a ouvert. J’étais sauvé, enfin presque…
Presque ?
Lors de ma conférence de presse improvisée, je commence à répondre aux questions des journalistes avec l’envie de tout raconter, et là je tourne la tête d’un côté et je vois deux de mes ravisseurs ! Ils étaient là ! (rires)
Pourquoi ne pas les avoir dénoncés ?
Pour quoi faire ? J’étais déjà libre et en bonne santé. Ça n’aurait fait qu’envenimer la situation.
Vous avez aussi été le premier joueur à participer à des films. Quels souvenirs gardez-vous de vos premiers pas d’acteur ?
Ce n’était pas mon monde. Dans le cinéma, les gens vivent la nuit et dorment pendant la journée. Moi, j’ai toujours apprécié ma petite routine, je ne buvais pas, je ne me couchais pas tard. J’aimais bien avoir des horaires fixes, et dans le cinéma, c’est impossible : on pouvait déjeuner à 16 h. N’importe quoi… Au cinéma, il y a aussi des fois où je passais mes journées assis dans un fauteuil parce qu’il y avait un nuage qui dérangeait le tournage. Le cinéma, c’est une profession où il faut avoir beaucoup de patience. C’est très ennuyeux.
Lorsque vous avez remporté les cinq premières Coupes d’Europe avec Madrid, étiez-vous conscient de l’exploit que vous étiez en train de réaliser ?
Non, pas du tout. On ne savait pas que la Coupe d’Europe allait prendre la dimension que nous connaissons aujourd’hui. Au début, nous étions un peu perplexes. On ne connaissait pas nos rivaux, ni les joueurs que nous devions affronter. L’organisation était un peu bizarre aussi, les terrains nous étaient inconnus… C’était un peu le bordel, mais heureusement, le Real Madrid était très bien organisé, lui.
C’est-à-dire ?
On avait une défense en béton, une excellente attaque et un milieu de terrain sérieux et travailleur. On cherchait l’efficacité. Donner du spectacle, pour nous, c’était secondaire.
Quand vous avez perdu votre première finale de Coupe d’Europe contre le Benfica Lisbonne en 1962, un monde a dû s’écrouler sous vos pieds, non ?
Ça a été un supplice, c’est vrai. Quelle tristesse ! Contre le Benfica, on finit le match à dix alors que nous étions en train de les dominer. À ce moment-là, on a senti que la partie était en train de nous échapper. À la fin du match, on était en larmes, presque inconsolables. Contre l’Inter en 64, c’était pareil. On avait dominé 70 minutes, mais Facchetti nous a fait très mal sur son côté. Ce qui m’enrage encore aujourd’hui, c’est la naïveté dont nous avons fait preuve. Qui aurait pensé qu’un latéral gauche comme Facchetti aurait pu nous faire aussi mal ? Il y a des fois où la confiance te rend aveugle. Nous croyions tout savoir, mais on ne savait rien.
Pourquoi dites-vous ça ?
Nous avions étudié les points faibles de l’Inter, et c’est là que nous avons perdu le match. Nous aurions dû nous concentrer sur nos points forts. Dans le football, il ne faut pas jouer en fonction de l’adversaire. Il faut l’obliger à jouer de manière contreproductive pour lui faire mal.
Saviez-vous à ce moment-là qu’il s’agissait de votre dernier match avec le Real Madrid ?
Non pas encore. Après le match, je suis allé voir Santiago Bernabéu pour parler de mon avenir et il m’a proposé de rester au club, pour y faire ce que je voulais. En clair, il ne voulait plus prolonger mon contrat de joueur… Moi, je voulais continuer à jouer alors je lui ai dit : « Si c’est pour faire un truc qui n’a rien à voir avec le football alors appelle ta tante, elle s’en sortira mieux que moi ! » Quelques jours plus tard, je signais à l’Espanyol Barcelone, j’avais 37 ans.
Pourquoi ne pas avoir continué votre carrière après vos deux années passés à l’Espanyol ?
J’aurais pu, je n’étais pas fatigué, mais je me suis dit : « Alfredo, tu vas avoir 40 ans, et tu as des grands enfants. Tu vas commencer à être ridicule avec un short… » (rires)
Vous n’avez jamais remis de short de votre vie ?
Si, bien sûr ! Je n’ai vraiment arrêté de jouer au football que lorsque j’ai eu 62 ans. C’était lors d’un match avec les vétérans du Real Madrid à Alicante.
À 62 ans, vous arriviez encore à suivre ?
Je n’avais plus les mêmes jambes, mais le toucher de balle était encore là. Le « toque » , je l’ai encore aujourd’hui. Ça ne s’oublie pas. La dernière fois que j’ai touché un ballon c’était hier, avec un gamin (entretien réalisé en 2009, ndlr). Ce qui m’emmerde, c’est ma canne. Si je n’avais pas des problèmes à la colonne vertébrale, je ne l’utiliserais pas. Je suis tellement redevable au football que j’ai fait ériger un monument à la gloire du ballon dans le jardin de ma maison.
D’où vous est venue cette idée ?
Il y a quelques années, j’étais avec des amis dans un bar. À un moment donné, une jeune fille superbe passe devant nous et l’un de nous lance : « Il faudrait lui faire un monument ! » Un autre : « Non, il faudrait faire un monument au lit plutôt ! » J’ai ajouté qu’il faudrait faire un monument au football, comme ça pour rigoler. Quatre jours plus tard, le propriétaire du local m’appelle et me dit qu’il connaît un sculpteur qui souhaiterait exaucer mon vœu. Au départ, j’ai refusé, mais il a tellement insisté qu’au final, j’ai dû accepter. La statue est encore dans mon jardin avec l’inscription « Gracias, Vieja ! » ( « Merci ma vieille ! » , ndlr)
Je passe mon temps à me bagarrer avec mon téléphone. Quelle invention de merde !
Qu’est-ce que vous aimiez le plus dans le football ?
Le but ! J’étais fait pour marquer des buts et pour créer. Je n’aurais jamais pu être défenseur : je n’aime pas les chocs. J’ai toujours évité le contact.
Vous aviez peur ?
Non, c’est juste que je n’aimais pas me manger des coups et puis je redoutais les blessures. Quand j’étais petit, mon père m’a mis un coup d’épaule violent lors d’un match. Il m’a ouvert l’arcade. Je n’avais pas peur de la balle, plutôt des coudes de mes adversaires… Néanmoins, je savais aussi jouer avec les mains… (sourire)
Comment ça ?
J’ai peut-être été l’un des premiers joueurs de l’histoire à marquer avec la main. C’était à Huracán, contre Ferrocaril Oeste. À un moment donné le défenseur, Vasquez, tente de dégager le ballon en faisant un retourné. Pour me protéger, je mets mes mains en avant, et je touche la balle sans faire exprès. But !
Vous n’êtes pas allé voir l’arbitre pour lui dire que le but n’était pas valable ?
Non, personne ne s’en est rendu compte, alors pourquoi je l’aurais dit ? C’était un but ! Le seul qui m’a vu faire main, c’est un adversaire. Manque de pot, pour Ferrocaril Oeste, il était sourd muet. À la fin du match, il est venu me voir (il imite un sourd muet), mais à part moi, personne ne comprenait ce qu’il voulait dire !
Cela nous amène à la vidéo…
Je suis pour. Regarde le nombre de joueurs qui se jettent par terre sans raisons ! C’est ça, le vrai scandale du foot. Si ça ne dépendait que de moi, je donnerais des directives pour exclure pendant dix minutes les footballeurs qui se prennent trop pour des acteurs !
D’autres choses vous agacent ?
Il y en a plein. Mais tu sais ce qui m’énerve le plus en ce moment ? C’est la femme qui parle dans le téléphone…
Les voix des répondeurs ?
C’est ça ! Si je l’attrape, elle va voir. Je passe mon temps à me bagarrer avec mon téléphone. Ça me met hors de moi ! Quelle invention de merde !
Vous avez dit un jour que vous seriez argentin jusqu’à la mort. Quel est votre rapport à l’identité nationale ?
J’ai deux passeports, j’ai joué pour trois sélections (1), mais j’ai deux nationalités. Je suis hispano-argentin. Je vois l’identité de deux manières : il y a le pays de naissance, et il y a celui qui te donne à manger. Je suis né argentin, mais l’Espagne m’a nourri. Récemment, l’ambassade d’Argentine a organisé une fête en mon honneur à l’occasion du match amical Espagne-Argentine. Je n’y suis pas allé, car je savais que les gens n’arrêteraient pas de me casser les pieds avec cette question. Je suis hispano-argentin, point final.
Vous faites partie du patrimoine…
(Il coupe) De l’Humanité ? (il éclate de rire) Je ne savais pas que je faisais partie de l’Unesco. Les gens n’arrêtent pas de me dire que je suis dans le patrimoine du football, mais ça ne veut rien dire pour moi. Je ne suis personne, je ne suis pas un héros. Je ne me suis jamais considéré comme tel, alors pourquoi les autres devraient le faire à ma place ?
Pour ceux qui ne vous connaissent pas, quelle définition vous donneriez d’Alfredo Di Stéfano ?
Un taureau dans son enclos et un taureau de combat dans l’enclos des autres.
C’est un poème, ça ?
Ça l’est : c’est un poème de Di Stéfano (rires).
(1) Argentin de naissance, Alfredo Di Stéfano aura d’abord porté le maillot de l’Argentine (vainqueur de la Copa América 1947) avant de jouer quatre matchs avec la sélection colombienne, puis de disputer les éliminatoires pour les Mondiaux 54 et 58 avec l’Espagne. À partir de 1962, les joueurs qui ont porté le maillot d’une sélection ne peuvent plus en porter un autre.
L’interview de Di Stéfano a été réalisée à l’occasion de la sortie du Hors Série Légendes dont vous pouvez retrouver le sommaire ici !
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