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Des puces et du Pep
Ce soir, Guardiola fera comme nous. Il se plantera devant son écran et ne regardera pas France-Suède. Il a prévenu. Ce soir, c'est Espagne-Allemagne qu'il faut déguster. Son derby à lui.
Après ce match, ils diront qu’ils se sont ennuyés. Ceux-là même qui aimaient compter les buts comme les puces et placer chaque mouvement au verdict de la super, ultra, méga, giga loupe, ne regarderont certainement pas cet Espagne-Allemagne au microscope. En invoquant une sorte de science infuse et innée, ils en voudront à tous ces empalmeurs de subtiliser le ballon et de s’amuser à créer des espaces devant eux, plutôt que de courir très fort, de remporter plein de duels inutiles, de ne penser qu’ « à la gagne » , cette maudite « gagne » . Au nom de l’efficacité, il s’est commis beaucoup de choses qu’on a encore du mal à se faire expliquer. On a créé des armées de machines inutiles qui font bien mieux que nous des quantités de choses.
Depuis que les caissières ont été remplacées par des robots parlants et que des milliers d’écrans se sont substitués à des millions de voix humaines, on a du mal à expliquer à nos enfants à quoi peut bien servir d’étudier le latin, le grec, l’allemand, la littérature ou d’aimer jouer au ballon sur un terrain vague avec les copains plutôt qu’à une Coupe du monde en réseau tout seul dans son salon. Depuis que le foot est devenu un sport de rongeur, les compteurs de puces du Voyage au bout de la nuit ont enfin trouvé une utilité sociale « Puces de Pologne d’une part, de Yougoslavie… d’Espagne… Morpions de Crimée… Gales du Pérou… Tout ce qui voyage de furtif et de piqueur sur l’humanité en déroute me passait par les ongles. C’était une œuvre, on le voit, à la fois monumentale et méticuleuse. Nos additions s’effectuaient à New York, dans un service spécial doté de machines électriques compte-puces. » Et Pep quitta New York pour Munich.
Guardiola, double champion du monde
En fait, ce qui lui manquait, à Pep, c’était « le jeu en soi. Pas tout ce qu’il y a autour. Comment une équipe joue, comment tu peux la battre, les particularités précises des joueurs dont tu disposes et comment les utiliser pour gagner un match. Voilà la seule raison pour laquelle moi, je me suis mis dans cette invention. S’il n’y avait plus cela… Tout le reste, je n’en ai pas besoin constamment. Je pourrais vivre parfaitement sans cela et même mieux : je vivrai mieux sans tout cela. Mais le jeu en soi, lui, est désirable » . Pourtant, depuis que Pep est revenu, les compteurs de puces se plaignent encore. Comme ils disaient la Liga inintéressante du temps où son Barça roulait avec 10 points d’avance sur le reste de la meute, aujourd’hui c’est la Bundesliga qui est à leurs yeux « trop déséquilibrée » à cause de son Bayern qualifié à son tour de « trop dominateur » .
Alors, pour leur faire plaisir, on obtempère et regarde les deux dernières Coupes du monde, seule compétition représentative d’une époque à leurs yeux. Depuis qu’il est en activité, 14 des 22 derniers champions du monde qui existent sur Terre ont eu Guardiola comme entraîneur au quotidien les années précédentes. Les Barcelonais avec l’Espagne en 2010 : Carles Puyol, Gerard Piqué, Sergio Busquets, Xavi Hernández, Pedro Rodríguez, Andrés Iniesta, David Villa. Les Munichois avec l’Allemagne en 2014 : Manuel Neuer, Jérôme Boateng, Philipp Lahm, Bastian Schweinsteiger, Mario Götze, Toni Kroos et Thomas Müller. Le pire c’est qu’il n’y eut (presque) personne pour regretter la défaite de la Hollande ou de l’Argentine. C’est peut-être bien la première fois depuis le Brésil de 1970.
Se poser la question
Voilà le paradoxe de Guardiola. Plus il parle de jeu, plus on nous parle de trophées, d’efficacité, de résultats. Et alors s’il leur répond en leur parlant à son tour de trophées (en six ans, Guardiola a disputé 25 compétitions avec deux équipes différentes et en a remporté 18, soit presque les trois quarts), ils lui répondent que le football est à tout le monde, qu’il n’y a pas qu’une seule façon de jouer qui vaille, que c’est grâce à des effectifs généreux que Pep s’est rempli les armoires. Ces tautologies sont aussi discutables que celle de l’œuf et de la poule. Mais le plus grand exploit de Pep n’est pas dans ses victoires. Il est dans la question elle-même. En plaçant le jeu au centre, il a contraint même les plus retors à se prononcer sur leurs critères esthétiques : possession ou style direct ? Espace ou ballon ? Passe décisive ou but ? Avant Pep, ce dilemme n’existait pas, ou pas aussi fort.
En révolutionnant le jeu frileux et réactif des années 2000, il a donné un coup de jeune à sa discipline et rafraîchi le goût de son époque. Bielsa reconnaissait en 2011 qu’avec Pep, les masques étaient en train de tomber : « Ce Barça n’est pas spécial pour ses résultats ou son système tactique. Dans cette époque où tous les chiffres sont des emblèmes, le Barça a émis des signaux de plus grande consistance qui perdureront dans la mémoire de ceux qui aiment le football et tiennent en sa façon d’avoir choisi une manière d’attaquer et de défendre. » Pep a redonné à l’Espagne et à l’Allemagne l’envie de s’amuser. Son plus beau trophée n’est pas en or ou en laiton. Il est en chair et en esprit. C’est celui du style.
Par Thibaud Leplat