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Demba Ba : « Si j’aime développer, c’est parce que j’ai vu Rangnick le faire »
Un peu moins de deux ans après avoir choisi de mettre un terme à sa carrière de joueur, Demba Ba a commencé l’été dernier sa deuxième vie : celle de chef de projet, à Dunkerque, actuel 19e de Ligue 2. Après des premières semaines intenses, l’ancien international sénégalais décrypte son plan.
Tu as vécu, cette semaine, ta plus grosse défaite en tant que jeune dirigeant (0-5), à domicile, face à Bastia. Est-ce plus dur à vivre que quand tu étais joueur ?
C’est différent. Je ne vais pas dire que c’est plus dur à vivre, car dans une carrière de joueur, tu passes quand même par des moments très forts, dans le haut comme dans le bas. Ce qui est sûr, c’est qu’après un match comme celui de mardi, tu ne dors pas trop. Tu te refais le film une dizaine de fois, tu questionnes ce que tu pourrais améliorer, comment faire en sorte que cela ne se reproduise pas, tu te demandes si une défaite comme ça n’est finalement pas bénéfique pour la suite, car elle impose une remise en cause totale, et ce, de la part de tout le monde… Maintenant, honnêtement, cette nouvelle vie est vraiment plaisante, et je n’oublie pas qu’on est des privilégiés. Perdre 5-0 à domicile, c’est compliqué, mais tu relativises et tu te dis qu’il y a plus compliqué, surtout dans le monde dans lequel on vit actuellement.
Quand tu as décidé d’arrêter de jouer en septembre 2021, devenir dirigeant était déjà dans ta tête ?
Bien sûr. C’est même la raison pour laquelle j’ai arrêté ma carrière de joueur. Je savais déjà ce que je voulais faire. J’étais déjà tourné vers le futur.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir dirigeant ?
Je ne sais pas vraiment, peut-être certaines personnes croisées au cours de ma carrière. En tout cas, je voulais être à la base de la construction d’un projet. Développer des choses, pouvoir innover, c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé. À la fin de ma carrière, je me suis donc complètement tourné vers ça. Quand j’ai signé à Lugano, à l’été 2021, je me suis inscrit en parallèle au diplôme UEFA MIP (un master dans le management sportif pour les footballeurs internationaux qui permet de les former pour leur vie post-carrière, NDLR), que j’ai obtenu avec succès. J’étais censé cumuler ce cursus avec ma saison à Lugano, mais j’ai vite décidé d’arrêter ma carrière, en septembre, pour des raisons diverses.
Pourquoi Dunkerque ?
Je suis arrivé avec mon associé, Monsieur Yildirim. Quand je l’ai rencontré, il était en quête d’un club pour s’étendre (Yüksel Yildirim est déjà propriétaire de Samsunspor, NDLR). On s’est donc mis à la recherche d’un potentiel club à reprendre et à un moment donné, on est tombé sur l’USL Dunkerque. Je connaissais un petit peu la ville, car mon premier fils est né ici. Je venais déjà dans le coin il y a une quinzaine d’années, sa grand-mère habite ici… Au niveau sportif, je suivais aussi le club depuis quelques années, car j’ai un bon ami qui travaillait bien avec les dirigeants, donc on en discutait de temps en temps. Je pense que c’était vraiment le club idéal pour ce qu’on veut mettre en place.
En quoi était-il idéal ?
Déjà, c’est un club à taille humaine, assez familial. C’est aussi un club en pleine construction, qui a connu le monde pro par le passé, puis une longue période de disette, avant de revenir progressivement s’installer entre la Ligue 2 et le N1 (Dunkerque est d’abord monté en Ligue 2 en 2020, avant de redescendre en N1 en 2022, puis de remonter au printemps dernier, NDLR). L’idée, aujourd’hui, c’est de pouvoir développer le club et de le maintenir durablement au haut niveau.
Tu parlais d’innover : tu as déjà des choses en tête, l’envie d’amener des éléments qui t’ont manqué pendant ta carrière de joueur ?
Absolument. Je sais ce dont j’ai bénéficié dans ma carrière, ce qui m’a servi et desservi, et je sais ce dont j’aurais aimé bénéficier. J’ai une idée de l’impact que ces choses-là auraient eu sur ma carrière. C’est ce que j’ai envie d’apporter : mettre en place des process de développement pour la performance.
Qu’est-ce qui t’a manqué, par exemple ?
Une chose, qui se divise en deux : l’individualisation du travail. Je pense qu’il faut donner au joueur du sur-mesure, c’est-à-dire lui donner ce dont il a besoin et non pas à tous les joueurs la même chose. Il faut développer le joueur comme il est. À mon époque, on mettait tout le monde dans un moule commun, c’était comme ça. On ne prenait pas assez en compte tes spécificités uniques : chaque joueur était développé de la même manière, on parlait à tout le monde de la même manière… Aujourd’hui, je pense qu’il est vraiment très important de développer les individus pour qu’ils mettent, ensuite, leurs qualités uniques au service du projet collectif. Je ne parle pas que des aspects sportifs purs – technique, tactique, physique -, mais aussi du côté émotionnel et mental.
Beaucoup d’anciens joueurs évoquent le fait de ne pas avoir été assez accompagnés sur le plan psychologique.
J’aurais vraiment aimé, moi aussi, avoir un meilleur accompagnement. Je ne suis pas du tout mécontent de la carrière que j’ai faite, mais je pense que j’aurais peut-être pu jouer à un autre niveau. Je pense que si tu as le contrôle de ton cerveau, de tes émotions, tu es beaucoup plus libre, et notre match de cette semaine le montre aussi. On a été battus 0-5, mais dès le début du match, tu sens de la fébrilité liée à nos dernières entames : face à Amiens (0-1), on a été menés dès la septième minute ; contre Laval (0-2), on a encaissé deux buts lors des 30 premières minutes ; à Pau (1-1), on prend un but au bout de 5 minutes ; et mardi, face à Bastia, on se retrouve à 0-2 après 13 minutes de jeu. Au bout d’un moment, on peut parler de tactique, de pas mal de choses, mais quand tu es mené 0-2 après 13 minutes de jeu, tout ton plan de jeu est mis à l’eau et il y a un aspect psychologique à travailler. Le classement affecte aussi beaucoup les têtes. Quand tu es 19e, tu rentres différemment sur le terrain.
De l’extérieur, on a le sentiment que tu es encore dans la phase du projet où tu poses les pierres une à une. Comment ça s’est décomposé, concrètement, depuis que tu es arrivé ?
Comme je le rappelle toujours, on a repris le club en quatre, cinq semaines, ce qui est presque du jamais-vu. Un process de reprise prend normalement entre trois et neuf mois. Quand tu es dans un process de reprise assez long, tu peux être à l’intérieur du club, regarder comment il fonctionne, faire ton diagnostic… Nous, on n’a pas eu le temps de faire ça. Quand on a repris le club, la saison avait déjà commencé, et le recrutement avait déjà été défini. Un coach était aussi en place, et quand tu arrives, tu as envie de lui donner les outils pour réussir.
Il y a aussi une confiance à gagner, non ?
Oui, exactement, mais je l’ai toujours dit : la réussite du coach, c’est la mienne, et ma réussite, c’est la sienne. Si on arrive à donner à un entraîneur les bons joueurs, que l’équipe joue bien et qu’elle gagne des matchs, on a tous les deux réussi. J’ai tout donné au coach qui était en place à notre arrivée, Mathieu Chabert, pour sa réussite. Mon bureau a toujours été ouvert aux discussions. J’ai quand même une petite expérience dans le foot, donc je peux échanger, on peut débattre, et je n’ai jamais voulu être enfermé dans ma bulle. Je le redis encore : notre idée n’a pas été de tout révolutionner. On fait les choses pièce après pièce. À la suite des résultats (une victoire lors des sept premières journées, NDLR), on a d’abord choisi de se séparer du coach et de nommer Luis Castro. Puis le directeur sportif, Jocelyn Blanchard, a été remplacé par un coordinateur sportif. On ne change pas pour changer, on cherche à améliorer le club. Notre projet reste de développer un club avant de développer une équipe. C’est peut-être dur à vivre aujourd’hui, mais sur le long terme, je pense qu’on prend les bonnes décisions.
Pour développer tout le club, il a aussi fallu faire un diagnostic du fonctionnement des autres équipes du club, non ?
Le diagnostic a été total. Dès le départ, j’ai représenté les investisseurs sur place, j’ai donc été au quotidien ici, à observer le sportif, mais aussi le secteur administratif. Sur le plan sportif, l’avantage, c’est que Dunkerque venait de monter en Ligue 2, un signe que l’équipe première tournait bien. Puis à moment donné, j’ai tourné la tête et j’ai regardé tout ce qui touchait la post-formation. Et là, il y avait un trou. Ça a été très dur parce qu’à la veille de la reprise, j’ai appris qu’il y avait cinq joueurs licenciés et qu’à la suite de sanctions, on ne pouvait avoir que deux joueurs mutés. Je suis tombé sur ma chaise. Je me suis demandé comment on allait faire parce qu’on ne peut pas jouer à sept ! La réserve est en R2, on a travaillé petit à petit, mais il faut bosser. Ma politique, c’est que le club, c’est le socle, et je préfère développer ce socle pour ensuite solidifier les branches du socle.
Tu as parlé tout à l’heure de l’arrivée de Luis Castro. Est-ce qu’en arrivant à la tête de ce projet, tu avais déjà une idée du coach que tu aimerais y installer à un moment donné ou est-ce que c’est arrivé plus tard ?
Je n’avais aucun nom, j’avais simplement une idée de jeu et une idée de développement, mais je suis arrivé dans un club qui venait de monter, et naturellement, le coach qui vient de monter mérite de rester avec son équipe. J’ai donc d’abord évoqué mon idée de jeu pour les équipes de jeunes tout en faisant en sorte que ça fonctionne avec Mathieu Chabert, jusqu’à ce qu’on décide de notre séparation. Puis Luis Castro, que je ne connaissais pas particulièrement avant il y a quelques mois, a été choisi après une phase de scouting, d’analyse de data et un entretien. Tu passes des heures à connaître le coach et la personne, puis tu fais ton choix.
Qu’est-ce que tu préfères dans ta nouvelle fonction ?
Innover et développer pour la réussite d’un projet. Ça passe par le choix de certains profils à certains postes, comme Romain Decool, qui a été choisi pour être responsable du recrutement et coordinateur sportif. Romain a un profil très intéressant : un passionné de foot, un gars du Nord, docteur en droit du sport, jeune, dynamique… À la fin, ce n’est pas l’âge qui compte à mes yeux. J’ai été élevé dans cette approche par Ralf Rangnick, notamment, que j’ai connu à Hoffenheim. Il m’a appris énormément de choses et inconsciemment, si j’aime développer, je pense que c’est parce que je l’ai vu faire. Je l’ai vu révolutionner le foot. Certains ont la fierté d’avoir été coachés par Coco Suaudeau ou Raynald Denoueix, moi, c’est d’avoir eu la chance de jouer pour Ralf Rangnick.
Tu as échangé avec lui avant de prendre tes fonctions ?
Oui, on a échangé, encore récemment après ce qu’a vécu Alexis Beka Beka, parce que j’avais aidé au transfert d’Alexis au Lokomotiv Moscou à l’époque (où Ralf Rangnick exerçait, NDLR). Il devrait venir nous voir, mais c’est quelqu’un qui m’inspire. Ce qu’il a fait est unique.
Ton objectif, c’est aussi de monter un modèle ?
J’ai envie de réussir à créer une identité, qu’on se dise « voilà ce que fait Dunkerque », et pas uniquement voilà comment joue Dunkerque. Pour ça, je suis assez fan de Bielsa, qui accorde une grande importance au process avant d’accorder une grande importance aux résultats. Si le process est bien mis en place, au bout, il y aura des victoires. C’est en ça que je crois, et on travaille sur cette identité, en se basant sur nos croyances, sur les valeurs locales…
Comment t’es-tu imprégné, toi qui es né en banlieue parisienne et qui a grandi au Havre, de ces valeurs locales ?
J’ai parlé avec des gens de la ville, et on n’a pas uniquement parlé de foot. J’ai, par exemple, pas mal discuté avec la grand-mère de mon fils, qui est née ici, a vécu ici, a été mariée avec un homme qui a fait la guerre, a été dans les tranchées pas loin… Ces personnes sont de vrais livres. J’ai aussi discuté avec d’autres acteurs locaux. Il est très important que ton projet soit adapté au contexte dans lequel tu l’implantes. J’ai aussi rencontré les supporters après notre choix de nous séparer de Mathieu Chabert. Ils étaient assez mécontents, et je leur ai donné des explications.
Mardi, ils ont quand même encore chanté son nom pendant le match contre Bastia…
Bien sûr, parce que les absents ont toujours raison dans ces moments-là.
Toi, pour le moment, tu restes aussi assez discret.
À la base, je ne suis pas quelqu’un qui parle beaucoup. J’ai envie de montrer ce que j’ai envie de faire plutôt que de le dire, même si je n’ai rien à cacher.
C’est quoi ton nouveau rythme ?
Je travaille du lundi minuit au dimanche 23h59. Ça ne s’arrête jamais, même quand tu dors. Pour le moment, on doit prendre tous les dysfonctionnements du club, puis les mettre par ordre de priorité et arranger les soucis. Je regarde les matchs, mais je ne conseille rien à mes équipes, je leur fais confiance. C’est mon choix. Si je mets quelqu’un à un poste, c’est parce que je lui fais une grande confiance. Si je prends quelqu’un pour faire son job, ça n’a pas d’intérêt.
Tu n’avais pas envie de couper du foot, d’avoir une vie plus calme ?
J’avais envie, mais je n’y arrive pas. J’aime beaucoup trop le football.
Pas assez pour être coach ?
Je ne pense pas que j’aurais la patience pour l’être. Je suis trop dans le détail pour être coach. Quand je vois quelque chose qui ne me plaît pas, j’ai envie de tout changer, sauf qu’il faut un process. Tu dois donner des billes à un joueur, qu’il les intègre, que ça devienne inconscient dans son jeu et après, tu peux passer à l’étape 2, puis à l’étape 3… Moi, je veux passer de la première étape à la troisième en un claquement de doigts, sauf que tu es obligé d’apprendre la patience.
D’autant plus quand tu es entraîneur. Les fruits ne poussent pas en trois jours.
Oui, puis il faut accepter que certains faits de jeu ne jouent pas toujours en ta faveur. À Pau, on fait un bon match malgré vingt premières minutes compliquées, et à la fin, on a un ballon pour les trois points, sauf qu’il finit sur le poteau. Contre Bastia, on fait un poteau à 0-2. Il y a toujours des faits qui vont contre nous pour le moment, mais je regarde aussi le contenu. Si on met de côté ce match contre Bastia, depuis que Luis est là, on est dans le top des équipes en matière de possession de balle, sur le podium au nombre de chances créées… On se procure des occasions, le process est positif, même après un 0-5. Il y a toujours de l’apprentissage. De Bastia, j’ai retenu le déficit de combativité, et ça, ça nous ramène au mental.
Tu as fait venir un préparateur mental ?
Je suis en train d’y réfléchir fortement. Je sais qu’il y a des réticences, parfois, mais il faut aussi savoir aller contre. Ralf m’a toujours dit de m’entourer de A+, que c’est eux qui font grandir, pas les B ou les C. Si tu ne veux pas ramener des gens qui sont meilleurs que toi, c’est que tu as peur. Moi, justement, tout ce que je veux, c’est être entouré de gens qui sont meilleurs que moi. C’est même ma responsabilité.
Comment vis-tu les matchs nerveusement ?
C’est difficile, parfois, parce que tu n’as plus d’impact. Un coach, sur le banc, peut parler un petit peu avec ses joueurs. Nous, en tribunes, non, donc je regarde comment l’ensemble peut interagir ensemble, on débriefe le lendemain des rencontres, je regarde aussi un peu toutes les séances de la semaine. Cette prise de hauteur est précieuse. Un jour, j’ai d’ailleurs voulu faire un exercice avec les joueurs : je voulais les installer dans les tribunes pour qu’ils revivent leur match en dissocié. Je voulais qu’ils se refassent la rencontre dans la peau d’un observateur extérieur. Je ne l’ai pas fait parce qu’il faisait trop froid, mais ça pourrait être intéressant. Je pense qu’avoir cette vision dissociée permet de gagner en objectivité. J’aimerais bien réussir à amener la réalité augmentée aussi, d’aller piocher dans d’autres sports, comme le basket ou le football américain. Je veux savoir comment ils développent la performance. C’est ma quête.
Dunkerque a tenté de recruter une légende cet étéPropos recueillis par Maxime Brigand, à Dunkerque