- Angleterre
Dele Alli : Human after all
Alors que le footballeur semble s’être élevé, en 2023, au-dessus du sort du commun des mortels, l’interview émouvante accordée par Dele Alli sur son histoire et sa dépression nous rappelle qu’ils ne demeurent que des hommes. Ce qui peut encore sauver le football, peut-être.
Au sujet de Dele Alli persiste le sentiment d’un gâchis, d’une énième grande promesse du foot anglais qui n’a pas su confirmer. Un gars talentueux un peu oublié, alors que le mercato réduit en ce moment les bonshommes à des produits de luxe qui se troquent, pendant que les plus grosses stars semblent délaisser le ballon rond pour la quête affolante de l’enrichissement immédiat. L’ancien prodige des Spurs a pourtant donné une interview émouvante, d’une justesse rare qui refusait le larmoyant ou de l’apitoiement. Une autre perspective que cette fuite en avant d’un foot de plus en plus déshumanisé et désincarné. En dépit de sa descente personnelle aux enfers de l’addiction et de ce qu’il a pu subir dans son enfance, Dele Alli continue de croire encore dans le football, de l’aimer, de rechercher cet amour.
Accepter de révéler ses failles
Gary Neville paraissait d’ailleurs presque décontenancé, alors qu’il recevait le jeune homme de 27 ans, dont une moitié de vie en Premier League, dans The Overlap. Sa confession pudique a duré un peu moins d’une mi-temps. Ses propos s’inscrivent dans un petit mouvement qui agite le monde du sport où désormais, les questions de santé mentale, un enjeu trop négligé de santé publique au sens large par ailleurs, relèvent un peu moins du tabou. Il a fallu pour cela que certain(e)s champions et championnes renommé(e)s, comme la tenniswoman japonaise Naomi Osaka, le nageur australien Ian Thorpe ou la gymnaste américaine Simone Biles, osent avouer leurs dépressions pour sortir du non-dit. Dele Alli a clairement expliqué que sa prise de parole visait à toucher le plus grand nombre. « Je veux aider les gens à comprendre qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent en parler. En parler ne te rend pas faible. »
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Il a commencé par souligner le chemin compliqué qu’il avait dû emprunter. « C’est difficile d’en parler, parce que c’est récent et c’est quelque chose que j’ai caché pendant longtemps. J’ai peur d’en parler, mais je pense que c’est la bonne chose à faire. » Il a ainsi confirmé avoir passé presque deux mois dans un centre spécialisé aux USA. Comment assumer une telle faille dans sa cuirasse dans un environnement où la force mentale est une condition sine qua non de la réussite, et où le culte du vainqueur et les contraintes du haut niveau obligent à dissimuler la moindre défaillance, sans parler du poids du survirilisme qui associe les vulnérabilités psychologiques à des « travers féminins ». À cela s’ajoute le désir de ne pas décevoir son entourage et évidemment, voire d’abord, familial.
La vie de Dele Alli ne rentre effectivement pas dans les clous d’une parfaite success story. « À 6 ans, j’ai été agressé sexuellement par l’ami de ma mère, qui venait souvent à la maison. Ma mère était aussi alcoolique lorsque j’avais cet âge. J’ai été envoyé en Afrique pour apprendre la discipline, puis je suis revenu. À 7 ans, j’ai commencé à fumer. À 8 ans, je vendais de la drogue. » Pour mémoire, statistiquement, cette tragédie touche quasiment un enfant sur cinq en Europe. Son destin va prendre une autre tournure lorsqu’« à 12 ans, j’ai été adopté par une famille magnifique et comme je l’ai dit, je n’aurais pas pu demander de meilleures personnes, par rapport à tout ce qu’ils ont fait pour moi. » Il fut donc d’autant plus douloureux pour lui de leur avouer sa chute et ses raisons. « Je prenais ces somnifères pour gérer mes problèmes, plutôt que de les traiter à la source. […] Il y a eu plusieurs fois où ma famille d’adoption et mon frère – ça me rend triste – me ramenaient dans une chambre en pleurant, et me demandaient de me confier et de dire ce que je ressens. […] Mais je ne voulais pas d’aide. Je me disais que je n’étais pas un addict, que je n’étais pas accro à ces somnifères, mais je l’étais clairement. »
Cette spirale explique grandement la ruine actuelle de sa carrière et surtout dans un environnement qui n’est guère enclin à accepter, ou simplement gérer, un profil comme le sien, surtout quand son mentor Pochettino céda la place à Mourinho. « Je me souviens d’un matin, d’une session d’entraînement, lorsque je ne jouais plus. J’étais littéralement en face d’un miroir en me demandant si je pouvais prendre ma retraite, à 24 ans. Pour moi, c’est déchirant d’avoir eu cette pensée. […] Je ne mets pas la faute sur Mourinho. Je ne mets pas la faute sur qui que ce soit. […] Cela a toujours été moi contre moi-même. J’ai toujours été mon propre héros tout comme mon plus grand ennemi. »
En cette période de doute, à se demander sans cesse si les footballeurs préfèrent leur compte en banque ou le terrain, Dele Alli laisse entrevoir un élément de réponse que nous avions presque oublié : « Je veux être encore meilleur que je ne l’ai été avant, en tant que joueur et personne. […] Je sais ce que je peux faire sur le terrain. Comme lorsque j’étais à Tottenham et que j’avais beaucoup de choses à prouver, et que je voulais me battre, et que je ressentais tant d’amour et de passion par rapport au football. J’ai récupéré cette passion à nouveau. »
Par Nicolas Kssis-Martov