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De l’utilité de la langue de bois
C’est aussi énervant qu’utile. La langue de bois permet au monde du football de parler, sans jamais rien dire. Remplir le devoir de communication, sans trop se mouiller. Et ça ne date pas d’hier.
Il a beau se forcer, se la jouer « poker face » , les propos de Didier Deschamps ne collent pas à son humeur. Ce léger rictus, cette décontraction, cette légèreté sont en opposition avec ce qu’il s’apprête à dire sur ses nouveaux adversaires de l’Euro. Et ça ne loupe pas. La Suisse : « Ça reste une grande nation, c’est l’adversaire le plus dangereux. » L’Albanie : « On ne sera plus surpris par la qualité de cette équipe. » Et la Roumanie : « On les connaît moins que les deux autres équipes, mais on a vu leur parcours et leur défense, qui est la meilleure des qualifications… » Et quand on lui demande s’il pense que le tirage de la France est clément, « aisé » comme a pu le dire Patrick Kanner, ministre des Sports, DD se braque et boise son discours encore plus qu’il ne l’était déjà : « Je ne sais pas, chacun à son avis. Il faut analyser, ce n’est pas tout de dire qu’on va jouer contre des équipes avec peu d’expérience. Ça pouvait être pire, c’est vrai… Mais ça pouvait être mieux aussi. » Sans aller jusqu’à dire qu’elle passera à coup sûr, est-ce vraiment si dur de constater que les statistiques sont du côté de la France ?
Aux origines de la conférence de presse
En fait, c’est plus compliqué que cela. La prudence extrapolée est à mettre en lien avec la médiatisation du foot. Dans les années 70, les journalistes ont un accès assez libre aux dirigeants et aux joueurs. Et voici pourquoi, selon Paul Dietschy, historien du ballon rond : « J’ai rencontré Eugène Saccomano, dinosaure de la profession, et il m’a dit que la relation avec les joueurs, les dirigeants étaient finalement plus intime avant, parce qu’il y avait moins d’enjeux financiers et moins de médias. » C’est donc à partir des années 80, surtout au début des années 90, que le football commence à instaurer le système centralisé d’interview, intimement lié à l’augmentation des spectateurs. Et qui dit conférence de presse, dit langue de bois. La conférence de presse, aujourd’hui, c’est une façon de mettre une distance, de contrôler la communication à cause notamment de la multiplication des médias.
Autre explication possible à la généralisation des propos bateau : l’homogénéisation du niveau. Le football amateur est meilleur aujourd’hui et les surprises plus régulières. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. Alfred Wahl, autre historien du foot, s’explique : « Je me souviens d’une surprise exceptionnelle, on en a parlé pendant des semaines tellement c’était rare. En 1953, le Reims de Raymond Kopa a été battu par Caen, club amateur, en Coupe de France. Et pourtant, on considérait le résultat comme acquis d’avance. La presse disait lors des tirages au sort qu’il n’y aurait pas de problème. » En gros, aujourd’hui la hausse du niveau global oblige les clubs à la plus grande prudence. À se prémunir de l’humiliation possible de la défaite surprise. Quoi qu’il en soit, cet épisode servira de leçon.
Cours de self-défense
Vingt ans plus tard, Paris s’apprête à rencontrer en UEFA le Videoton que personne ne connaît en France. Et avant le match, Georges Peyroche, entraîneur de l’époque, arrive à mêler assurance et prudence dans son discours : « Les amateurs du football et notamment ceux du PSG ont dû se précipiter sur leur atlas pour voir dans quelle contrée d’Europe se situait ce club au nom méconnu du plus grand nombre. Mais Videoton ne sera pas à prendre à la légère par nos joueurs qui savent tous que le Dukla Prague fut victime du jeu homogène et équilibré de cette équipe au premier tour de l’UEFA. Ils auront en face d’eux du sérieux et du solide et il faudra une équipe à l’esprit combatif et conquérant pour prendre une avance suffisante avant le match retour du 7 novembre. »
Finalement, l’avenir donnera plutôt raison à Georges Peyroche. Videoton a beau être inconnu au bataillon, Paris se prend un 4-2 dans les dents à l’aller, et guère mieux au retour avec une défaite 2-0. Et depuis, les exemples de performances qui retournent l’avis général sont légion. Le Steaua en 1986, Porto en 1987, l’Étoile rouge de Belgrade en 1991,… En équipe de France, on se souvient également de 2002. Après avoir régné sur le monde pendant quatre ans, après avoir dit à quel point le Sénégal, l’Uruguay et le Danemark étaient abordables, le traumatisme de la phase de poules est encore là. La langue de bois, le respect démesuré serait donc en fait un mécanisme d’auto-défense. En début de saison, Raphaël Varane essayait de s’en expliquer au JDD : « Est-ce que je maîtrise la langue de bois ? J’essaie de ne pas raconter de bobards, mais certains sujets sont sensibles. Alors il faut répondre avec prudence, pour que ça ne nous retombe pas dessus. » Utile. Mais ô combien énervant.
Par Ugo Bocchi