- Le peuple de l'herbe
- Jour 24
- Billet d'humeur
De la neutralité
On a tout fait pour éloigner le moment où on ne ressentirait plus rien. Les demi-finales arrivant, il faut se rendre à l'évidence, c'est la fin qui commence. Il est temps de redevenir neutre.
Rien. Absolument rien. Le vide a remplacé les après-midi passées depuis un mois à traîner devant un téléviseur fatigué d’être bloqué toujours sur la même chaîne. On tourne tout autour de l’objet de notre passion en se demandant ce qu’on faisait à cette heure-ci, avant le Mondial. On finit par s’asseoir dans le canapé, par changer quelques chaînes, on tente aussi d’ouvrir une de ces bières qui donnent envie de prolongation, qui accompagnaient la saveur d’un match joué au milieu de la nuit en pleine jungle amazonienne. Il y a bien ces drôles d’émissions qui ressassent la blessure de Neymar, l’élimination de la France sans combattre, le génie de Van Gaal. Bien sûr, on y jette un œil. Tous ensemble, on s’exerce à se souvenir de certains de ces moments, on se met déjà à les classer entre nos deux oreilles, dans nos archives personnelles. Il y aura donc ces moments « inoubliables » qu’on emmènerait partout. Et puis il y aura tous les autres, tous ceux qu’on a déjà oubliés, dont les traces sont déjà à plusieurs années-lumière de nous. Chili-Australie le 13 juin ? Rien. Équateur-Suisse du 15 juin ? Rien. Allemagne-Portugal du 16 juin ? Rien. Ou bien si, un pénalty bizarre pour l’Allemagne, une expulsion de Pepe et le Portugal qui se prend une veste. Voilà ce qu’il nous reste de ces trois semaines passées devant un écran. Maintenant qu’il reste plus de journées à se reposer que de matchs à jouer, on se demande bien ce qu’on va pouvoir faire de tout ce temps. C’était comment la vie avant le Mondial ? C’était quoi la vie sans surprise, sans indignation, sans exagération ? C’était la vie normale. La vie neutrale.
Sortie des artistes
En fait, pour nous, le Mondial est déjà terminé. Les demi-finales, ce n’est plus vraiment le Mondial parce que c’est le moment où, pour quelques nations privilégiées, ce qui compte ce n’est plus de jouer, mais de survivre. Les mathématiques ont pris le dessus et on se pose de drôles de questions : a-t-on vraiment envie que le Brésil remporte une sixième Coupe du monde ? La Hollande remportera-t-elle enfin sa première étoile ? Même les artistes nous ont abandonnés. L’Allemagne a remis Khedira dans l’axe et Lahm sur le côté, le Brésil a perdu Neymar, l’Argentine fera sans Di María et la Hollande jouera la contre-attaque, encore. Alors durant ces soirées qui se libèrent peu à peu, au lieu de se détendre et de penser au monde qui nous entoure, on élabore de nouvelles théories structuralistes sur le Brésil ou l’Allemagne. Pour être bien sûr de leur validité, on se plonge en nous-mêmes et on réfléchit. On pèse le pour, le contre, on tente de s’enthousiasmer pour ces tristes probabilités. Le pronostic est la seule volupté qui nous reste, maintenant que tout est terminé. Plus de Colombie, plus de Belgique, plus d’Italie, plus de Grèce. Que du Brésil, de l’Allemagne, de la Hollande et de l’Argentine. Plus aucune raison de sauter sur un siège et d’exiger qu’on vous laisse en paix devant votre écran. Plus de mauvaise foi, plus de folie, plus d’émotion. C’est moche, le foot, quand c’est neutral.
De la cruauté
On va les regarder, les demi-finales, bien sûr. Mais un verre à la main et avec l’esprit ailleurs. Nos yeux s’intéresseront à des choses nouvelles, notre entendement analysera ces rencontres comme on commenterait un tableau de la renaissance flamande. On interprèterait, on devinerait les intentions de l’auteur par le truchement de quelques détails imperceptibles. Dans la signature, dans la façon de dessiner tel ou tel mouvement de main, dans le rayon de soleil qui tombe, là, juste devant cet enfant en aube, on aura deviné le sens de ce tableau, l’issue de cette rencontre. Oui, on regardera ces matchs comme on irait au musée, d’une pièce à l’autre, en privilégiant les salles où des banquettes avaient été installées. On voudra s’asseoir dans ce bar, on ne voudra plus être debout. On voudra bien voir, on ne voudra même plus être bousculé. Pendant le match, notre cœur penchera tantôt du côté jaune, tantôt du côté blanc. Quand l’un mènera au score, on essaiera d’être pour l’autre, celui qui perd. On voudra qu’il égalise pour avoir un peu de rabe et retarder le plus possible le moment où le Mondial sera terminé et qu’il faudra revenir dans notre vie normale, occuper tout ce temps vide. Et puis quand celui-ci aura égalisé, on sera à nouveau pour l’autre pour se maintenir éveillé. Peut-être même qu’on attendra une séance de penalties. On sera devenu cruel.
Le point de vue du journaliste sportif
L’expérience de la neutralité est un point de non-retour impossible à éviter, mais auquel il est difficile de s’accoutumer. John Carlin, immense reporter politique de The Independent, correspondant en Afrique du Sud sous Mandela, auteur deInvictus, fanatique de Manchester United, regretta le jour où il céda à un rédacteur en chef et accepta d’écrire sur le football. Sans s’en rendre compte, il venait de passer de l’autre côté de la cage. Dans le prologue de La Tribu, recueil de ses chroniques publiées dans El Pais, il avertit : « Il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Je m’étais converti en une espèce de gourmet du football, un drôle d’animal, distant, sans aucune passion, décaféiné. Ce n’est pas une évolution ; c’est une régression. J’ai honte et je le regrette – je sais que j’ai beaucoup perdu – mais il n’y a rien à faire. Quand l’étincelle s’est éteinte, elle s’est éteinte. » Regarder le Mondial en spectateur, c’est regarder le Mondial en luttant vaillamment pour l’objectivité, comme un journaliste sportif. C’est la passion qui lui avait fait choisir ce métier, pas la raison. Mais depuis qu’il couvre ces événements dont il rêvait quand il était ado, son métier a transformé l’enfant sauvage qu’il était en un être poli et civilisé. Il est devenu l’exact inverse de lui-même. Il ne souffre plus pendant les matchs. Il a éteint sa passion. Il est devenu neutre. Comme si pour lui, tous les jours, c’était les demi-finales d’un Mondial dont on aurait été éliminé. Comme si la vie, tout à coup, était devenue cette boisson sans saveur, sans plus rien qui pique ou qui brûle. La vie sans sucre, sans caféine, sans alcool, sans rien. Neutre quoi.
Par Thibaud Leplat