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De la délicatesse antique de Mesut Özil
Mardi soir, Arsenal jouait sa survie européenne face au Dinamo Zagreb à l’Emirates Stadium. Dans ce morceau de modernité qui nous annonce un football au futur plus commercial que culturel, le Nord de Londres a assisté à un combat sensible entre l’authenticité old school de Mesut Özil et la modernité concrète d’Alexis Sánchez.
Emporté à toute vitesse par le souffle modernisateur de l’industrie du spectacle et poussé sans frein par sa popularité croissante, le football a changé. Alors qu’il était autrefois la scène d’un théâtre de sentiments populaires et de voix cassées, le jeu est devenu un enjeu commercial. Et dans cette bataille-là, en 2015, l’Emirates Stadium est certainement l’un des vaisseaux les plus futuristes de notre galaxie. Un vaisseau peuplé par une armée silencieuse qui n’a pas fait le poids face à la centaine de Croates présents dans le froid glacial de Londres. Parce que les tribunes anglaises ont changé, et le terrain aussi. La légende raconte qu’autrefois, le football britannique était fait de ballons volants et d’os cassés…
Fighting spirit et génie rêveur
À la 20e minute, le Barça mène déjà 2-0 au Camp Nou, tandis que les retardataires n’ont pas fini de remplir l’Emirates. C’est le moment que choisit Alexis Sánchez pour faire revivre un moment de pure british football. À la lutte sur son côté gauche, le Chilien se livre à un combat de boxe avec son adversaire direct. Après un coup d’épaule encaissé, puis un deuxième, le Chilien finit par perdre l’équilibre et rendre le ballon. Mais il ne s’arrête pas là. Jamais résigné, il se relève et part harceler son adversaire comme s’il s’agissait d’une affaire de famille. À la suite d’un sprint d’une vingtaine de mètres, il laisse exploser un tacle aussi propre que périlleux et récupère le ballon sous les applaudissements. Le fighting spirit existe encore, mais il s’exprime aujourd’hui dans le corps d’un attaquant sud-américain d’1m69.
Seulement, il n’existe pas chez tout le monde. Alors que Sánchez semble vivre pour les contacts et les duels, Mesut Özil vit pour les éviter. Dans ses mouvements, ses courses et ses dribbles, le meneur respire la fragilité. Placé en plein milieu du terrain entre les courses infatigables d’Alexis et l’hyperactivité de Cazorla, Özil trimbale son allure flegmatique avec une discrétion élégante et une discontinuité naturelle. C’est délicat, insaisissable, fascinant, étonnant. Un talent déconnecté. Sur les phases sans ballon, Özil ressemble à un enfant réservé qui ne s’implique pas dans les démarches collectives des groupes de son âge. Il est planté là, sur la pointe des pieds, l’air dubitatif. Comme s’il dormait sans fermer les yeux. Quand Sánchez tacle, gagne un duel, se relève puis enchaîne cinq petits contrôles de la tête pour se dégager du marquage, Özil regarde. Quand Flamini et Monreal se jettent pour mettre le pied sur le ballon, Özil regarde. Quand Bellerín accélère et remonte tout le terrain en un instant, Özil regarde, encore.
Vestige et modernité
Presque détaché de ceux qui l’entourent, Özil dégage un flegme que les Anglais, au fond, doivent savoir apprécier. Surtout, il transmet une certaine allergie à la violence et aux contacts. Placé à droite sur son pied gauche, sa conduite de balle ressemble à un numéro d’équilibriste. Les yeux à peine ouverts, il a l’air faible, mou, trop doux. Lorsqu’il demande le ballon, Özil se contente d’un signe de la main discret – un seul – et abandonne rapidement sans s’énerver. Un observateur non averti pourrait y voir de la négligence et un manque d’implication grossier. Alors que Messi, Robben ou encore Sánchez aiment répéter et multiplier les touches de balle pour donner plus de consistance et de souffle à leur conduite de balle, Özil semble adopter une tout autre philosophie : dans un autre souci de réserve, peut-être, Özil aime laisser rouler le ballon et le contrôler une fois sa course lancée, et exclusivement du pied gauche. Et même lorsqu’il porte les offensives des siens, ses touches de balle se limitent toujours au strict minimum. En clair, Özil semble venir d’un monde où les écrans de télévision sont encore en noir et blanc. On l’imagine facilement caresser un ballon de cuir lourd et jouer au ralenti au milieu de joueurs moustachus aux shorts courts.
Si Özil est aussi énigmatique en cette soirée pourtant anecdotique d’un match de poule de C1, c’est parce que la modernité semble jaillir partout autour de lui, comme si elle venait tester sa résistance. Il y a l’Emirates, en tout premier lieu. Mais ce stade a le secret pour se faire oublier, au contraire d’Alexis. Quand Özil exerce son pressing trompe-l’œil, Alexis part glisser sur une dizaine de mètres pour tenter de sauver un ballon perdu dans le gouffre de la ligne de fond. Le Chilien est l’archétype du footballeur moderne, un vrai attaquant post-Ronaldo. En un même match, son explosivité lui permet de tacler, sauter, rebondir, tirer, dribbler, marquer, passer, gicler. Héros venu de l’autre bout du monde avec un prénom facilement prononçable pour la fanbase internationale des Gunners, Alexis est né pour briller en Premier League. Mais ce n’est pas tout. Si Özil fait contraste, c’est aussi parce que Santi Cazorla. Au milieu des tentatives de jeu ibérique de Wenger, l’Espagnol dicte le tempo, gère la conservation du ballon, oriente et fait parler sa science de la possession, un autre concept adoré par notre modernité. Qui plus est, Cazorla joue parfaitement des deux pieds, comme s’il venait du futur.
Délicatesse silencieuse
Alors que ces deux joueurs parlent facilement à l’observateur lambda, Özil est bien plus difficile à cerner. Özil est champion du monde avec la Mannschaft, mais il est aussi l’un des plus grands artisans du football de contre de Mourinho à Madrid. Alors que Cazorla joue des deux pieds, l’Allemand ne jure que par l’hémisphère gauche de son corps à l’allure maladroite. Özil, c’est la possession sans le pressing. Özil est un parti pris. Et mardi soir, ainsi, l’Emirates avait les yeux fixés sur les courses d’Alexis plutôt que sur les mouvements furtifs de l’Allemand. Si les efforts répétés d’Alexis sont une œuvre intéressante et révélatrice de l’évolution du football des années 2010, l’œuvre d’Özil ressemble aux vestiges d’un jeu enterré qui n’est plus visible à l’œil nu.
À Madrid, après 3 années de bons et loyaux services, 27 buts, 81 passes décisives et une infinité de contre-attaques orchestrées aux côtés de Benzema et Cristiano, Özil avait fini par se faire remplacer définitivement par l’hyperactivité plus « moderne » de Di María et Modrić. L’an passé à Londres, nombreux sont les observateurs de la Premier League qui auraient aussi aimé le remplacer par un milieu offensif plus « concret » . Mardi soir, il a une nouvelle fois joué son jeu de numéro 10 authentique : une note mélodieuse mais presque insaisissable, noyée au milieu d’un concert de football-spectacle. Une note que tout l’Emirates n’a pas remarquée, mais qui a touché le cœur de ceux qui ont bien voulu l’écouter.
Par Markus Kaufmann
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