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« Dans les médias, l’analyse tactique permet de combler un vide »

Par Adrien Candau
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Jadis marginalisée dans les médias, y compris spécialisés, l’analyse tactique a tranquillement creusé son sillon au fil des ans : on lui dédie désormais des articles et rubriques spécifiques, alors que des journalistes ont même fait du décryptage du jeu leur domaine de prédilection. Alors que les plateaux TV et journaux pullulent désormais en palettes, schémas et statistiques en tous genres, on peut légitimement se demander si cette lecture plus scientifique du jeu ne risque pas de torpiller le peu de romantisme qu’il reste au ballon rond. Décryptage avec des journalistes, qui ont fait de la tactique leur dada.

Le casting

Philippe Doucet : Journaliste et précurseur de l’analyse tactique à la télévision française, inventeur de la fameuse palette, qui reste encore aujourd’hui un outil de référence de décryptage du jeu.

Julien Momont : Journaliste, notamment passé par RMC Sport et Téléfoot, où il a officié en plateau comme chroniqueur tactique et spécialiste des statistiques. Co-auteur des livres Comment regarder un match de foot ? et Les Entraîneurs révolutionnaires du football.

Dan Perez : Journaliste, spécialisé dans la tactique au journal L’Équipe.

Florent Toniutti : Journaliste très porté sur les contenus tactiques, passé par Eurosport, So Foot et Canal+. Cocréateur du podcast Vu du banc et du média indépendant Coparena.


Au commencement, il y avait la palette

Philippe Doucet : En 1999, Canal venait d’obtenir les droits de la Ligue des champions, et c’est là que j’ai proposé mon concept de palette, pour disséquer visuellement le jeu avec un consultant, en l’occurrence Michel Platini. C’était novateur. Dès le lancement de Canal, en 1984, on avait incorporé quelques statistiques en plateau, la position des joueurs aussi, mais ça n’allait pas beaucoup plus loin que ça…. D’ailleurs, dans L’Équipe ou France Football, on ne parlait pas vraiment de tactique. Une des publications précurseurs dans ce domaine, c’était le Miroir du football, un mensuel qui traitait de jeu dans les années 1970 de manière très intellectuelle et analytique, mais avec une audience assez restreinte.

Julien Momont : Personnellement, je pense que si on se replonge dans les articles de L’Équipe d’il y a 20 ou 30 ans, il y avait de la tactique, quand même. Aujourd’hui, il y a plus de contenus qui sont consacrés au sujet, en revanche, c’est certain.

Il n’y pas eu d’épiphanie, on ne s’est pas mis d’un coup à parler de jeu. Les journalistes spécialisés en tactique ont apporté du nouveau, mais rien d’inédit.

Dan Perez : À L’Équipe, je me souviens de Didier Braun, qui avait fait le tour des coachs de Ligue 1, pour parler uniquement de tactique. D’autres journalistes comme Patrick Urbini traitaient du jeu aussi. Il n’y pas eu d’épiphanie, on ne s’est pas mis d’un coup à parler de jeu. Les journalistes spécialisés en tactique ont apporté du nouveau, mais rien d’inédit. Ils ont aussi répondu à l’évolution d’une part du lectorat, demandeuse de contenus plus explicatifs, dans un environnement où on est traditionnellement plus dans l’opinion.

Doucet : Ce lectorat, je le visualise un peu. Les types qui m’accostent dans la rue pour me parler de la palette aujourd’hui ont presque tous entre 25 et 40 ans. Je pense que c’est un outil qui a joué un rôle important dans la vulgarisation de la tactique, pour une certaine tranche d’âge.

Toniutti : La palette, ça reste un format d’analyse précieux aujourd’hui. Après, il faut aussi voir comment on l’utilise. Si à la mi-temps, on se dit qu’il faut systématiquement une palette alors qu’il ne se passe rien, ça n’apporte pas grand-chose selon moi.

Doucet : Maintenant, ce sont parfois les coachs et les consultants qui font les palettes sur Canal et d’autres chaînes. Mais moi, j’ai toujours pensé que c’était un boulot de journaliste : je ne comprends pas mieux le foot qu’un coach, mais je sais mieux lire une image… Il faut un savoir-faire éditorial pour repérer ce qui intéresse les gens et comment le présenter. Puis, le consultant va ajouter ensuite l’anecdote, le vécu…

Momont : Aujourd’hui, la tactique est souvent traitée assez rapidement, via des petites pastilles, c’est ce qu’il font à Free ou la LFP, par exemple. Il y a aussi eu des tentatives de traiter le sujet plus longuement et en profondeur à la TV, notamment à Canal, avec la Data Room (lancée en septembre 2014, NDLR).

Toniutti : La Data Room, c’était la première émission exclusivement consacrée à l’analyse du jeu en France, et j’ai pu intégrer le projet. Margotton présentait, on faisait du décryptage tactique et statistique avec David Wall, le rédacteur en chef d’Opta, Philippe Doucet, mais aussi avec deux analystes vidéo professionnels : Cédric Tafforeau, qui a bossé à l’OM et avec plusieurs sélections, et Nicolas Jover, qui officiait alors à Montpellier.

Certains journalistes ont parfois cette espèce de croyance un peu naïve que tout s’explique par quelques images et analyses vidéo.

Doucet : Ce qui était intéressant avec la Data Room, c’est qu’elle confrontait des journalistes intéressés par le décryptage du jeu à des analystes vidéo professionnels. On voyait que leur démarche était très différente. À mon sens, les journalistes qui ont un intérêt prononcé pour la tactique ont souvent une bonne compréhension du jeu. Mais ils ont aussi parfois cette espèce de croyance un peu naïve que tout s’explique par quelques images et analyses vidéo… Sauf qu’un entraîneur ne travaille pas sur les détails d’une rencontre en se disant : « Grâce à ma tactique novatrice, je vais gagner le match. » L’idée, c’est plutôt : « Je vais aller dans tous les détails, sinon je vais me faire avoir sur une connerie. » Donc, le travail de l’analyste vidéo, c’est d’abord de chercher toutes ces petites choses qui pourraient faire la différence.

Toniutti : Finalement, la diffusion de la Data Room s’est arrêtée en juin 2016. C’est la période ou Bolloré reprend Canal et refait toute la grille sport de la chaîne. Je crois que tous les programmes ont sauté, sauf J+1 et L’Équipe du dimanche. On a été remplacé par l’émission de Pierre Ménès, 19h30 PM, qui a duré trois mois… C’est dommage, parce que je crois que la chaîne était assez surprise des audiences, on faisait entre 45 000 et 60 000 spectateurs individuels avec les replays. Ça prouve qu’il y avait bien une appétence pour ce type de contenu.


Les journalistes sont-ils vraiment habilités à parler de tactique ?

Doucet : Est-ce qu’on a critiqué ma légitimité à parler de tactique ? Non, parce que j’avais un contrepoids qui était Platini en face et qui analysait les palettes à mes côtés. Ce n’était pas un tendre, il avait tendance à dire l’inverse de ce que je disais, c’était un peu un running gag… Finalement, j’étais un peu aussi le seul dans ce registre à l’époque. Tous ceux qui trouvaient ça bien ne se posaient pas la question de savoir si j’avais mon diplôme d’entraîneur ou pas.

J’avais reçu un message de Romain Danzé, après un match de Rennes que j’avais décrypté. Il m’avait dit : « Bravo pour l’analyse, ça correspond à ce que le coach nous a demandé. » Ça a participé à me mettre en confiance.

Toniutti : Il y a quelques années, j’avais pu passer un entretien à L’Équipe en vue d’écrire pour eux des articles tactiques. Il y avait Jérôme Cazadieu et Frédéric Waringuez (le directeur de la rédaction et le rédacteur en chef du journal, NDLR) et leur grande question, c’était : « Mais quelle est ta légitimité à parler de jeu ? » Bon, ils ont dû changer d’avis finalement, car quelques mois plus tard, des journalistes comme Dan ont quand même investi ce créneau à L’Équipe.

Perez : Des gens comme Florent ont fait partie des premiers en France à vouloir rendre la tactique intelligible. C’étaient des sujets qui m’intéressaient énormément, mais qui n’étaient pas encore traités à fond à L’Équipe, donc j’ai pu m’y consacrer. Après, ce qu’il me semble important, c’est d’essayer de comprendre. Nous, les journalistes, on n’est pas au même étage : je ne vais rien apprendre à un coach ou à un staff. Mais on peut quand même essayer de rendre intelligible des façons de jouer et de penser le foot.

Momont : Bien sûr qu’on peut se poser la question de notre légitimité à parler de tactique. Néanmoins, je pense que c’est le lecteur/téléspectateur qui juge en définitive. Si une fois que tu as consommé un contenu tactique, tu es convaincu par la démonstration effectuée, c’est gagné. À titre personnel, j’ai coécrit les livres Comment gagner un match de foot ? et Les Entraîneurs révolutionnaires du football avec d’autres journalistes des Cahiers du foot. Ces bouquins se sont bien vendus. On a aussi eu de bons retours de la part du milieu du foot pro, je pense que ça a contribué à crédibiliser notre démarche aussi.

Toniutti : Quand j’ai commencé à écrire sur la tactique, j’avais reçu un message de Romain Danzé, après un match de Rennes que j’avais décrypté. Il m’avait dit : « Bravo pour l’analyse, ça correspond à ce que le coach nous a demandé. » Ça a participé à me mettre en confiance. Plus tard, une boîte d’agents était aussi venue me chercher pour que je bosse avec eux, pour faire de l’analyse individuelle en freelance pour certains de leurs joueurs. La reconnaissance vient aussi du milieu, évidemment.

Perez : Il faut aussi noter que le niveau de connaissance global des amateurs de foot a considérablement augmenté. L’accès à tous les matchs est beaucoup plus démocratique qu’avant, le public regarde plus de foot, le comprend mieux. Typiquement, aujourd’hui, un mec fan du FC Nantes voit toutes les rencontres de son équipe, et tu ne peux pas la lui faire à l’envers. Il va tout de suite voir si ton travail est bien documenté ou non.

Quand on parle de half space, ce n’est pas un piège, ça désigne quelque chose de précis. Je pense qu’on peut vulgariser sans trop de problème ces notions-là.

Momont : Moi, je garde toujours à l’esprit que plein de choses nous échappent. Notamment parce qu’on a accès à une information parcellaire : on ne connaît pas les consignes qui ont été données aux joueurs, si ce qu’on voit a été mis en place ou est simplement le fruit d’une initiative individuelle… Il faut toujours avoir beaucoup d’humilité quand on parle de jeu.

Pérez : Je sais que certains ne sont pas trop fans de nouveaux termes désormais utilisés, comme half space, par exemple. Moi, mon but, c’est que les gens aient envie de lire, ne se sentent pas exclus ou snobés. Mais quand Tuchel dit en conférence de presse : « On voulait contrôler les demi-espaces », est-ce qu’on doit faire comme si de rien n’était, ou expliquer de quoi il parle ? Je penche plutôt pour la seconde option.

Doucet : Moi, je ne suis pas trop convaincu par cette novlangue. Un terme moderne comme gegenpressing qualifie un truc qui existe en réalité depuis 30 ans… C’est peut-être un peu cosmétique.

Momont : Pour moi, quand on parle de half space, ce n’est pas un piège, ça désigne quelque chose de précis. À Téléfoot ou RMC, j’essayais d’expliquer en quelques mots la signification du terme. Je pense qu’on peut vulgariser sans trop de problème ces notions-là.


Et si on ne parlait pas un peu trop de tactique aujourd’hui ?

Doucet : Avec la palette, l’utilisation plus affirmée des data qu’on a popularisées à Canal, je me demande si je n’ai pas participé à créer des monstres, des espèces d’ayatollahs du foot qui raisonnent par les chiffres. Je trouve qu’il y une surutilisation de la tactique comme façon d’analyser le foot aujourd’hui. J’en vois certains qui trouvent toujours une explication par la tactique, mais ce n’est parfois pas le prisme qui permet d’analyser correctement un match. Ça peut être une simple question d’état d’esprit des joueurs par exemple.

Avec la palette, l’utilisation plus affirmée des data qu’on a popularisées à Canal, je me demande si je n’ai pas participé à créer des monstres, des espèces d’ayatollahs du foot qui raisonnent par les chiffres.

Toniutti : Les anciens sont parfois plus réfractaires aux contenus tactiques, il y a peut-être un effet générationnel. Mais quand tu discutes avec des coachs, quel que soit leur niveau, ils vont te dire que l’exigence tactique a augmenté. Alex Torres, qui est entraîneur de N3 au Stade bordelais, nous l’a dit lors d’une interview à Coparena. Stéphane Moulin nous a expliqué la même chose : du temps où il jouait, il n’y avait pas autant de travail effectué sur le pressing ou les sorties de balles.

Momont : Les contenus centrés sur l’analyse répondent à cette évolution du foot, c’est clair. Aujourd’hui, tous les curseurs sont poussés à fond, y compris au niveau technico-tactique, des data… Je trouve donc logique qu’on offre un traitement du foot qui réponde à la manière dont les clubs travaillent aujourd’hui.

Toniutti: Sur Coparena, on a fait des émissions rétro sur l’Euro 2000 et on a très peu parlé de tactique, parce qu’il n’y avait justement pas grand-chose à dire. Le Barça de Guardiola a été un point de rupture en 2009 : son équipe a synthétisé plein de notions fondamentales, et le football est devenu beaucoup plus complexe tactiquement. Beaucoup de gars qui écrivent aujourd’hui sur la tactique sont des trentenaires, qui ont grandi avec cette équipe-là.

Perez : Après, c’est à nous, les journalistes, de ne pas donner trop d’importance à la tactique non plus. Pour moi, elle représente un tiers du travail d’un coach et de ce qui se produit sur le terrain. Le reste, c’est de la gestion de groupe, du travail sur les aspects mentaux, physiques, etc.

Je pense qu’il y a suffisamment de contenu pour vivre le foot comme on l’entend. Ceux qui veulent suivre le foot sans qu’on leur parle de tactique ont de quoi trouver leur compte.

Doucet : Je pense qu’on parle aussi plus de tactique, car les rapports entre les acteurs et les médias sont beaucoup plus normés qu’avant. C’est devenu beaucoup plus difficile d’avoir accès aux joueurs et les conférences de presse sont très neutres, on le voit avec Pochettino aujourd’hui au PSG. L’analyse et la data sont très pratiques, parce qu’elle permettent de combler un vide.

Momont : La sensation que j’ai, c’est que ceux qui ne sont pas friands de tactique regrettent l’évolution du foot vers les stats. Selon eux, on perdrait en passion, en romantisme. Il y a deux réalités qui s’affrontent peut-être, mais je pense qu’il y a suffisamment de contenu pour vivre le foot comme on l’entend. Ceux qui veulent suivre le foot sans qu’on leur parle de tactique ont de quoi trouver leur compte : il y a beaucoup d’émissions qui ne traitent pas le sujet en profondeur et parlent d’autre chose.

Perez : J’entends tout à fait que des gens n’aient pas envie de lire ou regarder ces contenus-là. Mais ça ne m’empêche pas de tenter d’expliquer des choses à ceux que ça intéresse. Après, je pense qu’on peut raconter et aimer le foot de plusieurs manières. Par exemple, j’aime concevoir le PSG comme une sorte d’équipe de troisième voie, qui ne prône ni l’intensité ni le jeu de possession, mais qui nous rappelle un peu à cette notion d’enfance heureuse vis-à-vis du foot, où beaucoup de choses sont dépendantes de la liberté créative des joueurs.

Doucet : Personnellement, je pense que la suranalyse du jeu prive le foot de sa dimension mythologique et émotionnelle, qui est indispensable à tout sport.

Perez : À la base, pourquoi on aime le foot ? Parce qu’on a vu un râteau d’Okocha, une roulette de Riquelme, un extérieur du pied de Modrić, une reprise de volée de Zidane. Ok, je bosse sur la tactique et je peux t’expliquer pourquoi Konrad Laimer est un super bon joueur pour faire du pressing. Mais si je veux faire kiffer le foot à un mec, je vais toujours préférer lui montrer Neymar.

Dans cet article :
Chili : une question de Vidal ou de mort
Dans cet article :

Par Adrien Candau

Tous propos recueillis par AC

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