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Cyril Domoraud : « Marcello Lippi, c’était pas une pipe »
Neuf ans après une fin de carrière qui l'a mené des matchs de quartier d'Abidjan au Milan AC, Cyril Domoraud a su se réinventer. Aujourd'hui à la tête de l'Association des footballeurs ivoiriens, le syndicat des joueurs pros, il reçoit dans son bureau climatisé entre deux coups de fils pressés. Et trouve le temps d'évoquer son parcours mouvementé, marqué par une révélation divine, cinq finales perdues et le Club Dorothée.
Salut Cyril, on est très contents de te voir en vie. Pourquoi ?
Parce que les médias ivoiriens t’ont déclaré mort en 2014…Ha oui, c’est vrai (rires). C’était une information fausse, un certain Domoraud est mort à Abidjan, les médias ont fait enfler la rumeur, ont écrit que c’était moi. La presse ici, ils vérifient pas toujours ce qu’ils disent. Mes amis m’ont appelé pour m’annoncer mon décès, c’était plutôt marrant.
Comment ça se passe la retraite à Abidjan ? Je vais bien par la grâce de Dieu. J’ai compté, j’ai arrêté ma carrière il y a neuf ans déjà. J’ai pris de l’âge, de la bouteille, je ne suis plus le Cyril Domoraud avec les abdos (il se tâte le ventre), mais j’ai plein de projets.
C’est vrai qu’en plus d’être président de l’Association des footballeurs ivoiriens (le syndicat des joueurs pros), tu gères un centre de formation… Oui, je me suis lancé là-dedans très tôt, quand j’étais encore à l’Inter. Depuis l’inauguration en 1999, on a quand même vu passer des joueurs comme Wilfried Bony, Wilfried Kanon, Junior Tallo, Jean Seri… Une vraie fierté ! Je suis heureux de mettre ce centre de formation en place pour les jeunes, moi qui n’en ai jamais fait. Parce qu’avant de jouer en France, le foot, je le pratiquais uniquement dans les matchs de quartier, dans ce qu’on appelle « les comités » ici à Abidjan.
Il paraît que ton père voulait que tu deviennes diplomate. Il n’a pas râlé quand tu t’es lancé dans le foot ?Il a rapidement vu que mes qualités de footballeur étaient plus développées… Il m’a laissé partir en France quand j’avais onze ans, chez mes deux sœurs aînées qui habitaient à Sucy-en-Brie. Il m’a juste demandé de rester bon à l’école. Mes parents, ce sont des personnes qui ont beaucoup compté dans ma construction personnelle. Quand je suis devenu pro, ils m’ont fait garder les pieds sur terre. Ils me disaient toujours : « C’est bien, tu as la gloire, mais n’oublie pas que la déchéance peut vite arriver. » Après, d’une certaine façon, je suis presque diplomate. Avec le syndicat, je voyage beaucoup, dans toute l’Afrique. C’est très politique. Au final, j’ai honoré l’ambition que mon père m’avait prêté (rires).
Comment s’est passée la connexion Abidjan-Sucy-en-Brie ?Ce n’était pas évident de débarquer en France. Il faisait froid ! Et puis je ne connaissais personne, à part mes sœurs, mais je ne les voyais que le soir. Du coup, je passais mes journées devant la télé.
C’était quoi, ton émission préférée ?Le Club Dorothée. En ce moment, j’aime bien Vendredi tout est permis, l’émission d’Arthur. Bref, quand il venait, mon oncle me faisait toujours la même réflexion : « Mais tu n’es pas footballeur, toi ? Qu’est-ce que tu fais scotché devant la télé ? » Du coup, il m’a emmené faire le tour des clubs du coin.
Entre le Club Dorothée et le ballon, c’est le foot qui l’a emporté alors ? Oui, pourtant il y avait match (rires). Mais j’avais vraiment la passion du foot. Cela m’a permis d’éviter de dévier. Parce que parmi mes fréquentations, j’avais des amis qui faisaient des bêtises, qui fumaient du shit. Le foot m’a sauvé quelque part parce que je pensais au match du lendemain. Du coup, je savais toujours à quel moment rentrer chez moi. Bon, j’étais quand même dans une bande, c’était la mode des zoulous (rires). On aimait bien la sape, on portait des pantalons larges et des blousons en cuir. Notre spécialité, c’était de débarquer dans les boums. On faisait des concours de danse et on draguait les filles.
Tu donnais quoi sur le dancefloor ?Ça va franchement, je me débrouillais. Mais c’est l’époque où j’ai surtout pris conscience de mes qualités au foot. À Sucy-en-Brie, je suis devenu l’attaquant star de l’équipe. Techniquement j’étais au-dessus, mais j’étais fainéant. J’empilais les buts, alors ça ne me poussait pas à bosser. Du coup, le coach Jean-Claude Mersch était tout le temps derrière moi. Je me suis rendu compte plus tard qu’il avait raison de ne pas me lâcher, parce que j’avais tendance à me reposer sur mes lauriers.
Pourquoi tu t’es reconverti défenseur si tu étais si bon buteur ?C’est arrivé quelques années plus tard, quand je jouais dans la réserve de Créteil. Je sais pas ce qu’il s’est passé dans ma tête, mais à un moment, je n’arrivais plus à marquer. Du coup, on m’a mis dans la réserve de la réserve. Pendant un tournoi, il manquait des défenseurs, je me suis porté volontaire pour jouer derrière. Et cela a été une révélation ! J’anticipais tout, je voyais les passes, les courses, je remontais balle au pied. L’avantage que j’avais, c’est que je savais quelle course l’attaquant allait faire, par expérience. Du coup, je suis vite redevenu titulaire.
Comment s’est passée ton arrivée dans l’équipe pro à Créteil ?J’étais à la maison à Sucy-en-Brie. Devant la télé, encore (rires). À ce moment, j’entends une voix qui me dit : « Sors, va faire un tour. »
C’était quoi cette voix ?Je ne sais pas, mais elle était bien réelle. Quand je repense à cette voix, je me dis que c’est Dieu qui a lancé ma carrière. Sinon, je serais resté chez moi comme un con ! Du coup, je suis sorti, un peu au hasard. J’ai pris le bus 308 qui va à Créteil. Ce bus, je ne pourrai jamais l’oublier (rires). Je m’arrête à Créteil-Soleil, au centre commercial, puis je décide d’aller au stade Duvauchelle. Comme ça. Sans but particulier. Il y avait un match. Dans les tribunes, je tombe sur Jean-Claude Mersch, qui était devenu entraîneur des juniors du club. On discute. « T’es devenu super bon en défense, je t’ai vu jouer. » Là, le coach de l’équipe pro arrive. Jean-Claude lui conseille de me tester. Jacky me dit : « OK, viens demain à l’entraînement. » C’est comme ça que ça s’est fait. Un vrai hasard. Le lendemain, j’étais dans le vestiaire des pros ! Premier entraînement, grosse pression, je mets des gros taquets. Derrière, Jacky Lemée m’a titularisé direct pour le premier match de la saison. Je ne suis plus jamais sorti de l’équipe.
La première prime de match, tu te souviens ce que tu en as fait ?(Il cherche) Honnêtement, non. Mais à coup sûr, elle a dû passer dans les fringues. Cette découverte du haut niveau, c’était une belle période qui s’est achevée avec mon départ à Bordeaux. Quand j’ai vu les installations, le château, les terrains, j’ai compris que c’était du sérieux. En même temps, l’ambiance était assez familiale et détendue. Le groupe était bien managé par Rolland Courbis, un coach qui a beaucoup compté dans ma carrière. Forcément, ça a donné de beaux résultats.
De beaux résultats gâchés par ce tir au but raté en finale de Coupe de la Ligue contre Strasbourg en 1997…(Il coupe) Des fois, je revois cette scène et je me demande comment j’ai pu le rater. À l’entraînement, sur dix penaltys, j’en mettais huit. Mais le gardien de Strasbourg avait dû bouffer des vidéos parce qu’il savait où on tirait. Des années après, je me repasse encore le film de temps à autre. Je me revois perdre un peu l’équilibre au moment de ma frappe. C’est frustrant parce que cette erreur nous coûte la victoire…
C’est quoi cette malédiction qui te poursuit concernant les finales ? Tu n’as jamais eu beaucoup de réussite dans ces matchs…Non, je suis à 0% de réussite même (rires). J’ai joué les finales de la Coupe de la Ligue, de la Coupe de l’UEFA, de la Coupe et de la Supercoupe d’Italie et de la CAN. Je les ai toutes perdues! Avec un peu plus de chance, j’aurais pu en soulever, des trophées…
Comment tu expliques ça ?La chance n’a pas souri, c’était mon destin, Dieu m’a laissé faire un beau parcours sans remporter aucun titre. C’est comme ça, c’est la vie.
Après Bordeaux, tu enchaînes sur Marseille…Marseille reste le club où j’ai eu le plus de plaisir à jouer. Entre Daniel Bravo, Éric Roy, Florian Maurice, Robert Pirès et Peter Luccin, on avait un groupe de très haut niveau. Grâce à eux, j’ai vraiment franchi un palier. Bordeaux, c’était le petit cocon. Là, c’était autre chose, c’était ce parfum indéfinissable, les supporters, les médias, la concurrence. Il a fallu que je me fasse ma place. Heureusement, j’ai retrouvé Rolland Courbis qui m’a bien accueilli. La deuxième année, on a flirté avec la gloire : le championnat qu’on perd sur le fil contre Bordeaux, et la finale de l’UEFA qu’on perd contre Parme. J’ai encore des regrets pour cette finale, car il nous manquait du monde : Ravanelli, Dugarry, Luccin, des pièces maîtresses qui auraient pu changer le résultat.
Un autre grand moment avec l’OM, c’est cette victoire 5-4 contre Montpellier. Un match dingue.J’étais en charnière centrale avec Laurent Blanc, on comptait les buts qui défilaient : un, deux, trois, quatre… On ne pouvait rien faire. Je lui ai demandé : « Mais Laurent, il nous arrive quoi ce soir ? » Même lui ne savait pas, il était dépité : « J’en sais rien, petit, j’en sais rien. » On était déçus aussi pour Stéphane Porato, c’était son premier match en pro et il s’en prenait quatre, il était déprimé. On rentre aux vestiaires, la tête basse. On s’attendait à prendre une soufflante, mais Courbis n’a pas dit un mot plus haut que l’autre. « Je ne vais pas vous engueuler. Vous savez pourquoi ? Parce que je sais qu’on va gagner. » Juste ça. De retour sur le terrain, on volait sur la pelouse, on était survoltés, on leur a mis 5-4.
Vous ne vous quittiez plus à l’époque avec Laurent Blanc, puisque tu l’as retrouvé à l’Inter de Milan la saison suivante.C’est plutôt lui qui me suivait, puisqu’il a signé après moi (rires) ! J’étais heureux parce qu’on était très complémentaires. À Marseille, on était partenaires, mais en Italie, on est devenus plus proches, on partageait la même chambre. Laurent, il m’a appris à rester serein sur et en dehors des terrains. Il me répétait sans cesse que j’étais trop foufou.
Tu l’imaginais déjà devenir entraîneur ? Oui. Je me souviens qu’il notait toujours minutieusement sur un carnet les séances d’entraînement que nous préparait Lippi. Il les met sûrement en application aujourd’hui. Et il a bien raison. Marcello Lippi, c’était pas une pipe.
À l’Inter, c’est là où tu côtoies les plus grands, Ronaldo, Vieiri… Est-ce que c’est la meilleure période de ta carrière ?Non. Le sommet, au niveau individuel, c’est plutôt Marseille. À l’Inter, je me suis blessé dès mon arrivée, j’ai traîné une pubalgie pendant trois ou quatre mois. Mon corps était fatigué par les entraînements. J’ai enchaîné les blessures et passé une année galère. J’ai pris un peu de plaisir à la fin de la saison quand même, j’ai joué onze matchs. Mais Lippi me mettait souvent sur le banc. Du coup, J’ai cherché à partir, je me suis relancé en France pendant deux saisons, en prêt à Bastia et à Monaco. Au final, je n’ai pas gardé un très bon souvenir de l’Inter. C’est peut-être pour ça que j’ai signé au Milan AC plus tard (rires).
Comparativement, le Milan AC, ça t’a laissé quelle impression ?C’est encore au-dessus de l’Inter, c’est le must. Quand tu rentres à Milanello, tu sens quelque chose de différent. Au-delà des installations, qui sont exceptionnelles, tu sens un truc particulier. Tout est fait pour que le joueur se sente bien. En ce moment, le club est dans une mauvaise passe, mais je suis sûr qu’il va retrouver son lustre d’antan. Le foot est fait de cycles.
Si on résume, tu viens du 9-4, tu joues à Marseille, tu pars à l’Inter, tu les quittes pour le Milan… Tu es sans foi ni loi en fait !(Rires) Non, non, je vous rassure. D’abord, je suis ivoirien et banlieusard, pas parisien, et pour le transfert de l’Inter au Milan, je n’étais pas le seul dans ce cas. Pirlo, Seedorf et Šimić venaient aussi de l’Inter ! Et puis je n’ai presque pas joué avec eux. Je suis rapidement parti en prêt à l’Espanyol Barcelone. La Liga, c’est de loin le championnat où j’ai le plus pris de plaisir d’ailleurs. Tu joues au ballon, c’est tactique, c’est technique…
Si on regarde l’ensemble de ta carrière, ça donne le tournis : une dizaine de clubs dans cinq championnats différents, des transferts et des prêts presque chaque année. Il se passait quoi, tu avais juste envie de voyager ou c’était purement sportif ?C’était vraiment une histoire d’opportunités à saisir. C’est la loi du mercato. De Bordeaux, c’est normal de partir à Marseille, tu franchis un palier. Pareil pour le transfert à l’Inter ou au Milan. Ensuite, quand j’ai senti que j’étais bloqué au Milan, j’ai préféré partir dans un club qui voulait me faire jouer. C’est mieux d’être titulaire à l’Espanyol que remplaçant au Milan AC. Je suis pas du genre à me satisfaire d’une place sur le banc. Le seul regret, c’est que je suis parti du Milan juste avant qu’ils ne gagnent la Ligue des champions en 2003. La malédiction ! (Rires)
Parmi toutes ces expériences de fin de carrière, il y a aussi eu ce passage à Konya, en Turquie… J’avais rencontré les dirigeants du club à Istanbul, et j’avais adoré la ville. Je pensais pas que Konya serait aussi différente. C’était une ville en voie de développement, on va dire. On m’a montré la vitrine, mais moi, je suis allé dans l’arrière-boutique ! En venant de Barcelone, c’était pas ce à quoi j’aspirais. Alors je passais les week-ends à Istanbul en attendant de rentrer à Paris. Je ne me suis pas intégré. Ce pays, j’y étais sans y être.
Et niveau foot, tu en retiens quoi ?C’était pas mal. Il y avait du rythme, des beaux matchs, l’amour des supporters. Avant chaque rencontre, ils passaient l’hymne national, c’était fou. Mais bon, je ne me suis pas bien entendu avec Safet Sušić, l’entraîneur de l’équipe. Avec lui, ça ne passait pas. J’étais en fin de carrière, je ne voulais pas me forcer, alors je suis parti à Créteil pour maintenir ma condition physique, dans l’optique de la sélection.
Ancien capitaine, tu as longtemps été un taulier chez les Éléphants. Tu as d’ailleurs conclu ta carrière sur deux gros événements internationaux. Le premier, c’est cette finale de la CAN 2006 perdue contre l’Égypte… Pour vous dire la vérité, j’étais sur le banc. Et plus que de la déception, j’ai ressenti de la peur parce que si on avait gagné, on aurait sûrement dû compter les morts en tribunes tellement les Égyptiens étaient excités. Nos femmes, les dirigeants, les supporters, ils étaient tous dispersés un peu partout dans les gradins. J’ai vraiment cru qu’ils allaient se faire écharper. Même nous avant la finale, sur le trajet entre l’hôtel et le stade, on n’était pas rassurés. Les supporters égyptiens se mettaient devant le car, ils nous faisaient des signes comme s’ils allaient nous égorger (il mime une gorge tranchée), ils tapaient sur le car. C’est l’ambiance la plus agressive que j’ai jamais vue. C’était vraiment hostile.
Derrière, tu participes à la Coupe du monde en Allemagne, où la Côte d’Ivoire est rapidement éliminée, avec deux défaites au compteur. Déception ou apothéose ?Une apothéose, bien sûr ! À 34 ans, je finis vice-champion d’Afrique et je joue enfin la Coupe du monde. Rien que de se qualifier, c’était génial pour nous, les Ivoiriens ! C’était un moment historique. Je me souviens du retour au pays après les éliminatoires. On a mis trois heures pour rentrer de l’aéroport, alors qu’on mettait dix minutes habituellement… Et puis l’Allemagne, c’était génial. Les stades étaient pleins. Voir la Côte d’Ivoire jouer contre l’Argentine et les Pays-Bas, quelle fierté ! Le monde entier nous regardait, alors que certains ne peuvent pas placer notre pays sur une carte. Vous savez, les titres, c’est bien. Mais vivre des grands matchs, c’est important aussi…
Propos recueillis par Barthélémy Gaillard et Christophe Gleizes, à Abidjan