Quelle relation existe-t-il entre littérature et football au Brésil ?
Pendant longtemps, la littérature a rejeté le football, le considérant comme un sport fondamentalement populaire et dont on ne pouvait donc pas parler littérairement. Il y a une phrase de Nélson Rodrígues, l’un des grands écrivains brésiliens, qui exprime parfaitement l’élitisme de la littérature brésilienne : « L’écrivain brésilien ne sait pas tirer un corner. » Après, l’utilisation du football par la dictature militaire, notamment pendant la Coupe du monde 1970 pour dissimuler ses actes, a créé un mal-être profond parmi les intellectuels et la gauche. On ne pouvait plus regarder le football car, d’une certaine manière, cela revenait à supporter le régime en place. Alors que secrètement, tout le monde aimait le football et supportait son équipe ! Aujourd’hui, la culture élitiste et la culture populaire se sont rencontrées autour du football. Tostão, le grand attaquant de l’équipe de 70, écrit par exemple toutes les semaines dans La Folha de San Paulo, le plus important journal du Brésil, avec grande finesse. Ce n’est plus un problème d’écrire sur le football. Récemment, Sérgio Rodrigues a publié « O Drible ». C’est un roman magnifique, sur la relation entre un père et un fils autour d’une crise footballistique et d’un grand joueur qui n’a pas réussi. C’est magnifique.
Tu n’as donc pas de complexe à t’asseoir sur ton canapé pour regarder un match de foot ?
Mon cas est très particulier car j’ai un fils trisomique et le football a été très important pour son développement personnel, dans plein d’aspects : la socialisation, l’alphabétisation, le rapport au temps. La seule chose qu’il arrive à écrire, ce sont les noms des clubs de football. Si tu viens chez moi, il va tout de suite te demander de quel club tu es car, pour lui, le monde se divise en clubs, pays, drapeaux et hymnes nationaux. Pareil, le temps était abstrait pour lui. L’idée d’un hier et d’un demain était problématique. Le football lui a permis d’organiser le temps : il sait qu’il y a un championnat qui a un début et une fin, un match le dimanche, etc. Parfois cela peut le déprimer. Récemment, des supporters se sont entretués et Felipe, mon fils, était très nerveux face à cette violence. Pour moi, le football, c’est regarder un match avec mon fils. Et l’Atlético Paranaense, c’est mon côté irrationnel.
C’est la première fois que tu écris sur le foot et tu l’as fait en prenant le point de vue d’un arbitre. Qu’est-ce qui t’intéressait dans la figure de l’arbitre ?
L’écrivain ne se libère jamais de ses fantômes. Un des grands thèmes sur lesquels j’écris est la question de la morale, de l’éthique. La question de l’individu face à la pression sociale. Au moment d’écrire sur le football, j’ai voulu réfléchir au désespoir de l’arbitre confronté au devoir permanent d’être juste, et les conséquences personnelles que cela peut entraîner. J’ai imaginé une situation initiale avec un arbitre obsessivement correct qui se retrouve à arbitrer son ennemi intime. Cela pose un problème moral à l’arbitre : peut-il ne pas être juste ?
L’éthique existe dans le football ?
L’éthique fait partie de la condition humaine. Il n’y a pas un homme qui n’ait pas de cadre, de morale. Il y a une éthique footballistique entre les joueurs car il y a toujours des codes sur un terrain de football, qui font appel à des valeurs quasi moyenâgeuses d’honneur, de courage. Le football est un jeu étrange (rires).
Mais le football, c’est aussi simuler, marquer de la main et tromper l’arbitre…
C’est vrai. La simulation fait partie du football, ou du moins de notre football. J’ai lu une interview de Zico il y a pas longtemps. Il racontait que quand il était sélectionneur du Japon, il essayait d’expliquer aux joueurs qui formaient le mur lors des coups francs d’avancer quand l’arbitre avait le dos tourné. Les Japonais ne comprenaient pas, ils lui demandaient : « C’est autorisé de faire cela ? » Au Brésil, le football est un sport fondamentalement corrompu, parce qu’il est corrompu jusque dans les plus hautes sphères : les clubs, les dirigeants. C’est probablement le domaine le plus corrompu qu’on puisse imaginer. Le football trempe dans tout, il n’y a pas un aspect de la vie brésilienne qui ne passe pas d’une manière ou d’une autre par le football. On commence néanmoins à parler de ce problème depuis peu. L’année dernière, le mouvement « Bom Senso Futbol Club » (Bon Sens Football Club, ndlr) a lancé une grève symbolique. Tous les joueurs se sont assis pendant deux minutes pour protester contre l’organisation chaotique du championnat brésilien et contre l’exploitation des joueurs. Au Brésil, on joue plus de matchs que dans n’importe quel autre pays au monde, c’est impossible à tenir pour les joueurs. Le « Bom Senso Futbol Club » est en train de grandir et a déjà déclenché la panique au sein des dirigeants : un match qui commence trois minutes en retard un dimanche après-midi, c’est un grave problème pour Globo (le poids lourd de l’audiovisuel au Brésil, ndlr). Pour eux, une grève générale serait une tragédie internationale !
Tu fais partie des Brésiliens qui sont heureux d’accueillir la Coupe du monde ou de ceux qui protestent contre le gaspillage de l’argent public ?
Je ne sais pas ce qui est passé par la tête de Lula quand il a décidé de présenter la candidature du Brésil pour organiser la Coupe du monde. La vision traditionnelle selon laquelle le football est utilisé pour tromper le peuple, comme cela s’est passé pendant la dictature, existe toujours. Dernièrement, il y a eu beaucoup de révoltes populaires contre la « norme FIFA » dont on n’arrête pas de parler au Brésil. Les gens disaient : « Nous voulons une norme FIFA pour les écoles, pour les hôpitaux, etc. » « Norme FIFA » est d’ailleurs devenue une expression populaire au Brésil : si tu bois un bon café, maintenant il faut dire c’est un « café norme FIFA » (rires). Les sommes d’argent investies dans les stades pour un pays comme le nôtre sont absurdes. Le gouvernement brésilien s’est placé dans une situation très délicate. J’espère qu’on arrivera à terminer les stades à temps car ce serait une honte nationale mais la moitié ne servira à rien après. Ce seront des monstres, des éléphants blancs. Beaucoup d’argent public a été dépensé pour rien, seuls les stades seront prêts. Mais après ? Les aéroports tombent en ruine. Presque rien n’a été fait. La Coupe du monde a été une erreur stratégique.
Le Maracanãzo, la finale perdue face à l’Italie en 82 : le Brésil préfère se rappeler les défaites que les victoires ?
En football, la défaite est très littéraire. La grande littérature est faite de tristesse car elle essaye de comprendre la tristesse de la défaite. L’optimisme en littérature, c’est de « l’eau sucrée » , des romans à l’eau de rose. Mais, plus largement, le Brésil aime s’auto-flageller, parler mal du pays. C’est le complexe du « Vira-lata » , du chien bâtard. C’est une autre expression de Nélson Rodrígues pour parler de notre complexe d’infériorité. Le Brésil est un pays cyclothymique. Aujourd’hui, on a un ego absolument délirant mais du jour au lendemain, on peut tomber dans le malheur. En Amérique du Sud, le Ciel et l’Enfer sont très proches.
Cette année, le Salon du Livre avait l’Argentine comme invité d’honneur. L’Argentine, c’est aussi le vrai pays du football, non ?
(Rires) C’est un combat féroce. Au Brésil, le football va bien au-delà de la question sportive. Le football parle de la société, de l’intégration raciale, de la violence urbaine. Il imprègne tout l’imaginaire brésilien. C’est aussi un tremplin économique pour une grande partie de la population, qui voit les idoles du football comme une sorte d’eldorado. L’identification avec le pays, la nationalité et le club passe par le football. Alors je vais te le dire : le Brésil est le pays du football (rires).
Et au final, tu sais tirer un corner ?
Dans ma jeunesse, pendant un très court moment, je travaillais dans une compagnie de théâtre alternatif. Il y avait un terrain de foot, et on jouait. On me disait que j’aurais pu être un bon latéral. Pourquoi ? Parce que je ne savais faire qu’une seule chose, mais je la faisais bien : courir tout droit. Est-ce que je sais tirer un corner ? Non.
Propos recueillis par Pierre Boisson
Le football au Brésil – Onze histoires d’une passion.12€. 160 pages. Traduit du brésilien par Paula Anacaona.
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