- International
- Ukraine
Crimée, la balle dans le pied
Pendant que la Russie de Vladimir Poutine célèbre son Mondial, le football criméen, lui, survit au jour le jour. Abandonnés par une bonne partie de leurs ultras restés fidèles à la cause de Kiev, économiquement et sportivement muselés en raison du statut de « zone spéciale » que leur prête l'UEFA, les clubs de Crimée se débâtent au sein d'un championnat régional qui ne leur offre que peu de perspectives d’avenir.
Presque quatre ans plus tard, rien n’a changé. Ou presque. En décembre 2014, neuf mois après le rattachement de la Crimée à la Russie à l’issue d’un référendum jugé illégal par Kiev et les Occidentaux, l’UEFA attribuait à la Crimée un statut de « zone spéciale » . Laissant le football criméen dans le brouillard, les clubs de la péninsule annexée par Moscou (qui ne peuvent dorénavant plus participer au championnat ukrainien) se voyant dans la foulée refuser par l’UEFA le droit de participer aux compétitions organisées par la Fédération russe de football. Un cul-de-sac qui a débouché sur la création d’un championnat criméen en 2015. Compétition qui ne mobilise pas franchement les foules.
Autarcie footballistique
Cette saison, huit équipes ont participé à l’édition 2017-2018. Parmi elles, on retrouve certains clubs historiques de Crimée comme le Tavriya Simferopol, fondé en 1958 et premier champion d’Ukraine en 1992 à la suite de l’indépendance du pays et à l’effondrement du bloc communiste.
Rebaptisée TSK-Tavria Simferopol, la formation vivote au sein d’une Premier League de Crimée isolée sportivement et limitée économiquement : elle ne peut en effet bénéficier des financements de nombreux sponsors en raison des sanctions imposées par les Occidentaux à l’encontre des entreprises investissant dans la région annexée par Moscou.
« Ce qu’il reste, ce sont juste des sentiments vides et de la tristesse »
Quelques mois avant le Mondial russe, en décembre dernier, l’AFP était allée zieuter tout cela de plus près en recueillant les opinions dans les travées du stade Lokomotiv, où évolue actuellement régulièrement le TSK-Tavriya. Le président du club, Sergey Borodkin, pestait alors contre l’impasse à laquelle était condamné le football criméen : « Tout le monde y gagnerait si la communauté internationale et l’UEFA reconnaissaient la Crimée comme faisant partie de la Russie. »
Plus récemment, un ultra du Tavriya, Sergei Portnykh, confiait au Guardian que « le foot professionnel est globalement mort en Crimée » . Des propos faisant écho à ceux d’un ancien du club, qui préférait, lui, rester anonyme : « Ce n’est plus la même chose. Vous allez au stade, et il y a une foule minuscule… Ce qu’il reste, ce sont juste des sentiments vides et de la tristesse. » De fait, si les tribunes du Tavriya sonnent aussi creux, c’est aussi parce que le club s’est littéralement scindé en deux entités distinctes, après que la Crimée a intégré le giron de Moscou.
Tavriya 2.0
De l’autre côté de la frontière, en Ukraine, un autre Tavriya a en effet vu le jour à Beryslav, petite ville de 13 000 âmes. Créée en 2016 par des dirigeants et supporters du club restés fidèles à Kiev, l’équipe a tracé sa route jusqu’en troisième division ukrainienne. Selon le directeur général du club Oleksiï Kroutcher, une cinquantaine de supporters vivant en Crimée se déplaceraient même régulièrement pour suivre l’autre Tavriya : « Ils soutiennent l’équipe, mais ils ne veulent pas être photographiés. Ils risqueraient d’être détenus en passant la frontière avec la Crimée. »
Cette renaissance dans le giron ukrainien s’est largement construite grâce au noyau dur de supporters du club, très majoritairement opposé à la politique conduite par Moscou en Crimée. « Ce qui s’est passé avec le Tavriya est révélateur du comportement d’une bonne partie des ultras des clubs ukrainiens depuis la révolution de Maïdan » , explique Olga Ruzhelnyk, doctorante spécialiste des mouvements ultras ukrainiens. Dès mai 2014, les ultras des clubs professionnels ukrainiens signaient ainsi un accord visant à mettre de côté leurs divisions passées pour se liguer massivement contre les forces pro-russes. « Les représentants des supporters de Sébastopol et Simferopol, deux des clubs les plus importants de Crimée, ont d’ailleurs signé ce texte » , précise Olga Ruzhelnyk.
Au garde Azov
Les ultras ukrainiens et criméens ont ainsi rapidement pris massivement les armes, quitte à déserter leur région d’origine pour intégrer l’armée ukrainienne ou des unités paramilitaires comme le bataillon Azov, très célèbre au pays : « Au départ, le bataillon Azov était un groupe fondé par des fans du Metalist Kharkiv et du Dynamo Kiev, lance Olga Ruzhelnyk. Ils se sont mobilisés avec les Patriotes d’Ukraine (une organisation d’extrême droite ukrainienne, N.D.L.R.) pour fonder une milice armée. Au début, les gens là-bas me disaient que 80% des membres du bataillon Azov étaient des ultras issus de différents groupes ukrainiens. Ce pourcentage a sans doute baissé, mais il reste très important aujourd’hui. » Le Tavriya Simferopol n’a pas échappé au phénomène : « La plupart des ultras sont partis de Crimée. Une grande partie est désormais sur le front, à l’Est » , confiait ainsi au site Footballski Oleg Komunyar, un dirigeant du Tavriya Simferopol fondé sur sol ukrainien.
La politisation massive des ultras ukrainiens et criméens n’a, semble-t-il, toujours pas faibli, quatre ans après le début des hostilités avec Moscou. « Pour avoir parlé avec certains d’entre eux, je peux vous dire qu’ils ne comptaient pas se déplacer en Russie quoi qu’il arrive, même si l’Ukraine s’était qualifiée pour le Mondial, poursuit Olga Ruzhelnyk. Il faut bien comprendre que cette opposition viscérale à Moscou est dans la continuité de l’histoire du supportérisme ukrainien. En URSS, les supporters étaient bien vus, mais pas leur sous-culture, qui s’affranchissait des normes fixées par le communisme. En Ukraine, l’une des premières rébellions symboliques anti-communistes a d’ailleurs lieu en 1961, quand des supporters brûlent le journal soviétiqueSoviet Sport, alors que le Dynamo Kiev vient de remporter son premier championnat d’URSS. » Une rupture avec la Russie que la révolution de Maïdan a inévitablement accentué. Si bien qu’aujourd’hui, une réconciliation, voire une réunification des deux Tavriya semble, elle, carrément relever du fantasme.
Par Adrien Candau
Propos de Olga Ruzhelnyk receuillis par AC, autres propos issus de l'AFP, The Guardian et Footballski