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Coupe du monde au Qatar : la bataille mortelle des chiffres

Par Quentin Müller, au Qatar et au Népal
9 minutes
Coupe du monde au Qatar : la bataille mortelle des chiffres

Le fameux chiffre de 6750 travailleurs morts avancé par le Guardian en 2021 a eu le mérite d’éveiller les consciences sur les mauvaises conditions de vie et l’absence de droit des ouvriers et agents de sécurité au Qatar. Il est devenu un étendard pour les partisans du boycott de la Coupe du monde et la base de toute indignation qu’un tel évènement puisse se tenir dans l'Émirat. Il est pourtant incomplet, certainement minoré, et son exactitude pose question.

6750. C’est, selon le Guardian, le nombre de travailleurs étrangers morts au Qatar entre 2011 et 2020. Pour arriver à ce total, le média britannique a additionné la somme des décès de ressortissants sri lankais, pakistanais, népalais, indiens et bangladais vivant au Qatar, fournie par leurs ambassades. Ces chiffres ne prennent pas en compte la cause du décès, n’incluant donc pas que les accidents du travail. Il ne prend pas en compte non plus le nombre de travailleurs africains ou venus des Philippines, pourtant nombreux au Qatar. D’autres statistiques liées aux décès des travailleurs au Qatar existent, mais elles se heurtent, comme à celle du Guardian, à un manque de transparence des autorités et à l’absence de données, les rendant approximatives, voire inexactes.

Aucun certificat de décès ou de preuve médicale

Pour construire ses stades, le Qatar a fait appel à environ 13 000 travailleurs népalais, une estimation donnée à la louche par l’ancien ambassadeur Narad Nath Bharadwaj (2019-2021). Doha se refuse effectivement à publier les statistiques de sa migration en fonction des nationalités. Sur ces milliers de travailleurs népalais partis au Qatar dès 2011, combien ne sont-ils jamais revenus ? Narad révèle que « 100 à 150 Népalais meurent sur leur lieu de travail chaque année au Qatar ». Soit une moyenne d’environ trois par semaine. Pour autant, difficile de relier ces accidents du travail uniquement aux chantiers de la Coupe du monde.

Selon l’Organisation internationale du travail, au plus fort des travaux, les stades ne mobilisaient que 32 000 travailleurs, ne représentant que « 1 à 2 % de la main-d’œuvre totale du pays ». Un chiffre qui ne prend cependant pas en compte les chantiers d’agrandissement de l’aéroport de Doha, de l’impressionnante rénovation urbaine de la capitale (trottoirs, routes), de la création de la première ligne de métro, Lusail, une nouvelle ville, de nouveaux hôtels, etc. qui sont venus se greffer à la construction des stades, répondant au nouveau défi logistique du pays. En prenant en compte ces constructions supplémentaires pantagruéliques, la récurrence hebdomadaire des accidents du travail chiffrée par l’ambassadeur népalais a donc plus de chance d’être liée à l’évènement sportif, en réalité.

Dans le Teraï, plaines du sud du Népal, les campagnes regorgent d’histoires tragiques liées à la Coupe du monde. Tout le monde connaît une famille dont le mari ou le fils est mort sur ses chantiers. Dans un village du district de Siraha, situé au sud-est, à la frontière avec l’Inde, Sanjit Pasawan, 19 ans, tord de la ferraille, le regard bas. Le jeune homme a perdu son père il y a maintenant deux ans. Ramsulu Pasawan, 40 ans, était bétonnier sur des chantiers de stades de football. « Un jour, quelqu’un nous a appelés pour nous informer qu’il était mort. Nous ne savions pas si c’était quelqu’un de l’entreprise, ni à quoi était dû son décès. Plus tard, un ami de mon père qui travaille aussi au Qatar nous a confirmé l’information. Je crois que son corps a été enterré dans un cimetière là-bas », explique-t-il. Son fils n’en sait pas plus. Est-il vraiment mort du Covid-19 comme cet inconnu au téléphone aurait expliqué à la famille ? Au même titre que le corps, aucun certificat de décès ou de preuve médicale ne leur a été restitué. La famille Pasawan ne fait pas exception.

Les causes des décès des travailleurs népalais du Qatar sont rarement claires. Le Qatar, comme les autres pays du Golfe, se refuse en effet généralement à pratiquer des autopsies. Les causes sont multiples. The Vital Signs Partnership, rapport coécrit par un groupe d’ONG documentant le sort des travailleurs dans la région, évoque une raison religieuse à cette pudeur. Cependant, le consortium rappelle que « l’éviscération » , raison principale de l’absence d’autopsie, n’est plus la seule méthode possible, mettant en évidence le manque total de volonté de transparence de l’État qatari quant aux décès de sa main-d’œuvre étrangère.

« Comment les entreprises peuvent masquer les accidents de ce genre ? »

Dans de telles conditions, difficile de se fier aux statistiques officielles du Qatar ou de l’OIT de Doha. Cette dernière, à la présence au Qatar très décriée et parfois reliée à des arrangements louches mais jamais vraiment étayés par des preuves, parle elle de seulement « 50 décès en 2020, 500 blessés graves, et 37 600 ayant subi des blessures légères à modérées, dans le cadre de leur travail », tous chantiers confondus. L’OIT modère cependant ses propos et avoue, malgré sa coopération avec l’État qatari, ne « pas pouvoir présenter un chiffre catégorique sur le nombre d’accidents du travail mortels dans le pays ». Selon Amnesty International, « le Qatar n’a pas réussi à expliquer jusqu’à 70% des décès de travailleurs migrants au cours des dix dernières années ». Une donnée qui décrédibilise complètement les chiffres avancés par l’OIT et les autorités qataries.

Selon Amnesty International, le Qatar n’a pas réussi à expliquer jusqu’à 70% des décès de travailleurs migrants au cours des dix dernières années.

Toutes puissantes au Qatar malgré un code du travail qui aurait évolué dans le bon sens selon les autorités, les entreprises nationales et internationales étoufferaient par ailleurs certains accidents du travail. C’est ce que croit Krishna, conducteur népalais de poids lourds pour l’entreprise qatarie Beton WLL, fournisseur en matières premières pour des chantiers de la Coupe du monde. Il raconte : « Un jour, face au stade de Lusail, sur le chantier de construction d’un centre commercial, je vois des ouvriers qui s’affairent sur un échafaudage. Soudain, il craque et s’effondre, précipitant dans le vide sept ouvriers. Tous sont morts. Cet accident n’a été rapporté nulle part à ma connaissance. J’ai cherché, mais pas un article sur le sujet dans les médias qataris. Je n’ai aucune idée de comment les entreprises peuvent masquer les accidents de ce genre. » Selon les témoignages de plusieurs ouvriers ou agents de sécurité, les entreprises interdisent à leurs salariés de prendre la moindre vidéo ou photo de tels incidents. Krishna corrobore : « Il est hors de question de prendre des photos de l’accident. Encore moins de les partager sur les réseaux sociaux. Nous avons peur de la police. Parmi mes collègues, personne ne s’y est jamais risqué. Même sans savoir exactement quelle pourrait être la punition, nous savons qu’elle serait sévère. Une amende sans doute, doublée d’une peine de prison. Je pense que le Qatar veut cacher au maximum ces accidents. »

Les statistiques ne prennent pas non plus en compte le chiffre insoupçonné, mais tout sauf minoritaire des travailleurs ayant développé des pathologies graves à cause de leurs conditions de vie précaires, rentrant chez eux malades et mourant peu de temps après leur retour au pays.

Gayatri Mandal fait partie de ces nombreuses veuves au Népal à n’avoir profité de leur mari qu’un court laps de temps avant leur décès. La jeune mère s’est assise au milieu de sa petite cour sur une chaise en plastique. Elle explique que son mari, Ram, est revenu du Qatar avec une insuffisance rénale après quatre ans de labeur au Qatar et est mort seulement trois semaines plus tard. « Les retards de paiement et la faim lui ont fait beaucoup de mal. Mon mari était en forme avant de partir, les choses ont commencé à se détériorer là-bas. Il se plaignait à plusieurs reprises de la mauvaise qualité de l’eau qu’on lui donnait. Elle sentait mauvais, disait-il. Tout cela a causé sa mort », raconte la veuve d’une voix à peine audible. Hospitalisé au Qatar, Ram Mandal avait finalement été invité à rentrer chez lui pour demander une greffe de rein, impossible à obtenir sur place. Son employeur lui aurait fait cependant la promesse de lui verser 200 000 roupies (1500 euros) pour couvrir ses frais médicaux. « Il est mort avant même l’opération, et l’entreprise ne répondait déjà plus », ajoute la veuve.

10 000 travailleurs asiatiques meurent chaque année dans le Golfe

Au Népal, comme en Inde, au Pakistan, au Bangladesh ou au Kenya et en Ouganda, les maladies rénales emportent chaque année de nombreux travailleurs précaires revenus du Qatar ou ailleurs dans la Péninsule arabique. Pour faire des gains d’économie sur sa main-d’œuvre précaire, les entreprises distribuent rarement de l’eau en bouteille à ses salariés. L’eau non potable, contenant produits chimiques et d’importants taux en sel, bue par les travailleurs créent chez eux de graves problèmes rénaux en seulement quelques années. Une fois licenciés puis rapatriés chez eux car malades, les traitements dans leurs pays respectifs sont soit trop coûteux, soit inexistants. La dialyse, méthode la plus connue pour débarrasser le sang des déchets accumulés à cause d’une défaillance des reins, ne peut qu’être provisoire avant la greffe, beaucoup plus chère et rare. Leur empoisonnement au Qatar réduit donc considérablement leur espérance de vie.

Dilip Sharma, médecin népalais, dit lui avoir constaté cette récurrence chez ses patients revenus du Qatar. « L’eau qu’ils boivent est souvent de mauvaise qualité et parfois porteuse de virus. Le taux de salinité est aussi problématique. Lors de discussions bilatérales, nous avons demandé aux États du Golfe de faire des efforts pour améliorer la nutrition de nos travailleurs, mais, comme vous le savez, le rapport de force est biaisé. De notre côté, nous ne collectons pas suffisamment d’informations : nous n’avons pas d’estimation du nombre de travailleurs migrants concernés par ce type de problème. Et les pays du Golfe ne nous aident pas non plus. Beaucoup de certificats de décès concluent à une mort naturelle, alors que les causes de décès des travailleurs ne sont pas réellement élucidées. Jamais une insuffisance rénale n’est mentionnée, par exemple. Et puis, ces maladies ne sont pas la priorité des relations entre États », raconte-t-il, depuis son cabinet à Katmandou.

Outre les décès sur un court terme des travailleurs une fois de retour dans leurs pays d’origine, les raisons avancées par le Qatar pour ceux morts sur leur sol restent floues et (volontairement ?) rarement liées au travail. Outre la classique et laconique justification « mort naturelle » , le Qatar justifie également souvent les décès par un « arrêt cardiaque » . Or, comme le rappelle le rapport The Vital Signs Partnership : « Alors qu’une crise cardiaque est quelque chose que les médecins peuvent diagnostiquer comme une cause sous-jacente d’une mort et peut apparaître sur un certificat de décès, l' »arrêt cardiaque » ne fournit aucune information sur sa cause réelle. » Une crise cardiaque étant un blocage et donc l’arrêt du flux sanguin vers le cœur. Un arrêt cardiaque signifie simplement que le cœur a cessé de battre, et donc cela n’explique pas ce qui l’a fait s’arrêter.

Ainsi, sur les 10 000 travailleurs asiatiques mourant chaque année dans le Golfe et sur les 15 021 morts au Qatar entre 2013 et 2019, il est difficile de savoir si ces chiffres ne sont pas en réalité très largement sous-estimés.

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