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Cornéliu Porumboiu : « Même les plus petites équipes roumaines avaient un numéro 10 exceptionnel »
Ce mercredi 6 juin sort en salle le succulent documentaire Football infini, du réalisateur roumain Cornéliu Porumboiu. Celui-ci s’intéresse à la vie et à l’œuvre de Laurentiu Ginghina, un obscur fonctionnaire de préfecture, moitié fou moitié génie, qui travaille dans l’ombre, depuis plus de 15 ans, à un grand projet : réinventer les règles du football. Ni plus ni moins.
Il y a quatre ans, vous sortiez le film Match retour, un dialogue avec votre père sur fond de Steaua-Dinamo Bucarest. Cette fois, vous revenez avec un nouveau projet documentaire, Football infini, dont vous dites qu’il est un moment de plaisir et de liberté entre vos projets de fiction. Comme si, pour vous, le plaisir était toujours lié de près ou de loin au football…
Ce sont des projets qui me viennent comme ça, qui sont très personnels, parce que le foot fait partie de mon enfance, de ma façon d’être. J’ai grandi à côté de mon père, un arbitre professionnel. Pendant les vacances, il se préparait pour le championnat et moi je m’entraînais tous les jours avec lui. Deux fois par jour. Alors aujourd’hui, même quand je fais du cinéma, parfois je me vois comme un arbitre. Mon père disait toujours qu’il fallait laisser vivre un match de foot, que l’arbitre doit disparaître. Et je vois le cinéma de la même façon, je me laisse conduire par mes personnages.
Votre père rêvait d’un fils footballeur ?Au début oui. Mais comme il aimait beaucoup son métier, que ça le rendait heureux, il pensait que le plus important c’était que je fasse quelque chose qui me plaise. Un jour, il m’a demandé : « Est-ce que tu veux devenir un joueur de foot ? – Non. – Bon, de toute façon, c’était difficile. » Et voilà. Mais l’avoir vu travailler chaque jour, s’entraîner, préparer son championnat, ça m’a appris la rigueur, le professionnalisme, le respect que tu dois avoir pour ce que tu fais. C’est encore une chose que j’ai gardé dans ma façon de faire du cinéma. Les gens croient souvent qu’un artiste, c’est un mec qui boit des coups et, à un moment, il a une inspiration et il commence à écrire. Ce n’est pas comme ça. En tout cas, moi je ne suis pas comme ça. Quand je travaille sur une fiction, je suis rigoureux, je m’enferme huit heures par jour dans mon bureau et j’écris.
Vous jouiez quel poste ?Milieu, numéro 8. Je défendais beaucoup et je devais aussi pouvoir faire la dernière passe. Mais on jouait dans un système assez ancien, avec un libéro, trois défenseurs, trois milieux, deux ailiers et une pointe. À ce moment-là, on a commencé à jouer contre des équipes en 4-4-2. C’était très difficile : l’entraîneur me demandait de défendre en individuel, mais j’avais toujours le numéro 10 qui tirait à gauche ou à droite. Et après, c’était très dur de reprendre le centre pour partir en contre-attaque. Mon père me disait de défendre en zone. Alors je demandais à mon entraîneur de faire la zone. Cela a occasionné des disputes. Mais c’était mon père qui avait raison.
Le football est resté circonscrit à votre enfance et au cinéma, ou vous continuez à vous y intéresser ?J’ai moins de temps aujourd’hui, je vois peu de matchs du championnat roumain, parfois la Ligue des champions et les matchs de la Roumanie.
Mon père regarde beaucoup, encore. Moi, j’essaye surtout de jouer quand je suis à Bucarest. C’est le seul sport que j’aime pratiquer. Mais il faut dire une chose : je ne m’ennuie jamais quand je regarde un match de foot. Même quand il ne se passe rien, j’aime observer les tactiques, les systèmes. Avant, quand j’étais enfant surtout, j’aimais beaucoup aller au stade. Tu peux observer les gens, voir comment la société est structurée… Tu écoutes les histoires, les commentaires du public, qui sont parfois géniaux. Aller voir un match, c’est comme aller au cinéma avec des amis, tu peux commenter la rencontre après, parler de tactique en buvant une bière… C’est un truc de communauté.
Quand est-ce que vous êtes allé voir un match pour la dernière fois ?Je crois que c’était une rencontre de la Roumanie avec mon père, à Bucarest. Je me suis rendu compte que je n’avais plus l’habitude de voir le football au stade. Je n’avais pas la précision d’avant dans mon analyse. Je n’étais pas assez attentif. À la télé, tu vois chaque action au ralenti, plusieurs fois… Là, je n’avais pas la même clarté de vision.
Votre père a aussi été un dirigeant, président et propriétaire du FC Vaslui, le club de votre ville natale.Oui, le club a été fondé en 2002, et ils ont fini deux fois à la deuxième place. Et après, il y a quelques années, eh bien, le club a disparu… À la fin, je crois que c’était mieux comme ça…(Silence) Tu sais, un club de foot, ce n’est pas facile.
C’est-à-dire ?Ce n’était pas facile. C’était bien que ça s’arrête.
Cette année encore, la Roumanie manquera la Coupe du monde. Vous qui avez grandi dans les grandes années du Steaua Bucarest, vous ne regrettez pas cette époque ?Le Steaua gagne la Coupe d’Europe en 1986, joue les demi-finales en 1988 et la finale en mai 1989 (contre l’AC Milan, N.D.L.R.). Quelques mois plus tard, en décembre 1989, c’est la chute de Ceausescu. Les communistes avaient beaucoup investi dans le sport, ils s’étaient focalisés là-dessus. Pour eux, c’était un miroir, une sorte de compétition avec les autres pays. Tous les joueurs de la grande équipe nationale de 1994 ont été formés à cette époque-là. Mircea Lucescu venait de prendre la tête du Dinamo et commençait à avoir une équipe très, très forte aussi. Mais après la chute du régime, tous les joueurs sont partis à l’étranger.
Dans Football infini, une vieille dame vient réclamer ses terres à la préfecture. On vous entend alors dire : « Vingt-sept ans après, c’est peut-être le moment de lui donner, non ? » Vous avez le sentiment que la Roumanie a mis trois décennies à se relever de la dictature de Ceausescu ? Après 1989, la Roumanie est tombée dans une forme de capitalisme sauvage. Ça a été un gouffre, mais, en même temps, c’était une étape de transition. On est toujours dans cette transition. Quand tu sors d’un système comme celui de Ceausescu, c’est difficile de recréer un nouveau système tout de suite. Je ne sais pas très bien comment le football est organisé en Roumanie, mais ce n’est pas devenu un business. Il n’y a pas de spectateurs dans les stades. Personne ne regarde les matchs. Mais des choses changent. Gheorghe Hagi a créé son équipe, le Viitorul Constanța, avec son académie, et il est en train de faire un truc génial. Il a déjà sorti de nombreux joueurs, certains sont même partis à l’étranger, et son équipe a été championne en 2017. Dans quelques années, je crois qu’on va avoir une bonne équipe nationale grâce à lui.
Hagi, c’est le héros de votre génération ?Hagi, c’était énorme. Mais pas seulement lui.
De cette génération, j’ai aussi beaucoup aimé Popescu, Dumitrescu, Dan Petrescu… Plus tard, on a eu Adrian Ilie qui était, je crois, un joueur génial. Il avait des hauts et des bas, mais il était parfois splendide. Il a marqué ce but, un lob génial… Il trouvait parfois des solutions comme ça. De toute façon, à cette époque, dans chaque équipe de notre championnat, même dans les toutes petites, il y avait un numéro 10 exceptionnel. Ou très bon, au moins. Un numéro 10 classique. C’était magnifique.
Le football n’est apparu que dans vos documentaires, jamais dans vos fictions. Comment vous l’expliquez ?Je ne sais pas. J’ai déjà réfléchi à des scénarios où on parlait de football, à la marge, j’ai fait quelques croquis, des idées comme ça, mais je n’ai jamais foncé sur un sujet. Ce n’est pas allé plus loin. Je crois aussi que c’est très difficile de trouver des acteurs qui ont joué au foot. Tu demandes à un mec en crampons de courir, tu lui donnes un ballon, et tu vois tout de suite s’il a joué ou non. C’est ce qui est beau dans le foot, ce sont les gestes individuels. Et puis comme j’aime beaucoup le foot, ça pose un problème : ça risque de prendre trop de place dans la fiction !
Regardez la bande-annonce du documentaire ici.
Propos recueillis par Pierre Boisson