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Comment Marcelo Bielsa a séduit les journalistes anglais

Pierre Boisson, à Leeds
8 minutes
Comment Marcelo Bielsa a séduit les journalistes anglais

Si le public français se souvient d'une relation souvent difficile, au mieux, entre Marcelo Bielsa et les journalistes qui commentent la Ligue 1, les Anglais, eux, ont généralement su s'élever au niveau que leur imposait le technicien.

Adam Pope est journaliste pour la BBC, et cela fait maintenant bientôt quinze ans qu’il couvre Leeds United pour la grande radio anglaise. Deux jours plus tôt, les Peacocks ont été battus à domicile 4-2 par le Derby County de Frank Lampard, et Adam a encore quelques regrets dans la voix. C’était une si belle saison qu’il aurait aimé qu’elle ne se termine jamais, ou en tout cas pas comme ça. Au dernier étage de la petite tour de la radio, c’est la tante de Kalvin Phillips qui sert les cappuccinos.

  Il est brutalement honnête, comme un magicien qui accepte de révéler ses secrets à la lumière du jour.

Adam Pope avait entendu quelques histoires sur Marcelo Bielsa avant son arrivée dans le Yorkshire, sa légende le précédait, mais il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre lorsqu’il s’est rendu à la première conférence de presse du nouvel entraîneur. Salim Lamrani, le traducteur rencontré à Lille, n’était pas encore en poste. Bielsa est arrivé en T-shirt aux couleurs de Leeds avec un paquet de feuilles blanches qu’il a rangées sans regarder les journalistes. Pendant une heure, il parla la tête basse, traduit laborieusement et parfois de manière erronée par un traducteur anglais. « Je me suis dit que c’était un homme calme, humble, un homme au charisme évident, mais pas flamboyant, se rappelle Adam. Je me suis dit aussi qu’il allait être terriblement difficile d’éditer ses discours. »

« Pourquoi je donnerais une interview à un mec puissant ? »

Marcelo Bielsa ne regarde pas la télévision, n’écoute pas la radio, mais il s’enquiert de ce qui s’écrit sur lui et sur son équipe. Il découpe même les articles, comptes-rendus, reportages, qui peuvent l’aider dans son office. Il considère ceci comme une obligation professionnelle. « Il lit tout, et ses assistants lui transmettent des notes » , confie Cristian Martin, journaliste pour Fox Sports, ancien joueur de rugby argentin installé en Angleterre depuis 1995. Si ses rapports à la presse ont fluctué au cours de sa carrière, il entretient néanmoins une forme de suspicion importée d’Argentine. « Il considère que la presse argentine est mal éduquée, mal formée, qu’elle porte un message confus au public, assure encore Cristian Martin, qui l’a connu lorsqu’il était à la tête de l’Albiceleste. En Argentine, on a tendance à confondre une personne éduquée et un couillon, et Marcelo Bielsa en a payé le prix quand il était sélectionneur. » À cette même époque, Bielsa érige une règle à laquelle il n’a jamais dérogé : pour ne créer aucune inégalité de traitement entre les différents médias, il refuse les interviews individuelles et ne s’adresse à la presse que lors des conférences de presse d’avant et d’après-match. En échange, il garantit aux journalistes de répondre avec franchise et aussi longtemps que nécessaire à leurs questions. « Pourquoi je donnerais une interview à un mec puissant et je la refuserais à un petit reporter de province ? expliquait-il un peu plus tard, à la tête de la sélection chilienne. Pourquoi je répondrais à une grosse émission à chaque fois qu’elle m’appelle et jamais à une petite radio de la campagne ? Quel est le critère pour faire une telle chose ? » Il reproche alors à la presse chilienne d’avoir monté en épingle une polémique autour de Jorge Valdivia, suspendu pour avoir mis à sac un hôtel au Venezuela. Il envisage même un temps de ne plus s’exprimer à l’oral, mais simplement à l’écrit, pour s’assurer que ses propos ne soient pas mal interprétés.

À Bilbao, à Marseille, à Lille et donc cette année à Leeds, Marcelo Bielsa a pourtant continué à donner ses conférences de presse comme un professeur universitaire de bielsisme, détaillant inlassablement ses méthodes, sa conception du football et son « cadre éthique » . Sans doute pas pour le plaisir, mais parce que c’est un outil indispensable à son métier, et même une « arme » , comme il le dit un autre jour : « J’utilise cinquante phrases pour tourner autour d’une idée, et l’expliquer proprement. » Sans doute Marcelo Bielsa sait-il également que les mots peuvent fonctionner à double sens pour l’entraîneur : d’un côté, il est jugé (par la presse, par le public, par les joueurs) pour les mots qu’il utilise et qui pourront être retenus contre lui ; de l’autre, les mots sont un instrument pour convaincre, pour motiver, pour séduire, pour se défendre. La relation à la langue espagnole de Marcelo Bielsa trahit d’ailleurs cette inquiétude permanente : au tout début de sa carrière, quand il entraînait l’équipe de l’Université de Buenos Aires, il se baladait avec un dictionnaire des synonymes sous le bras, pour éviter de se répéter, et aujourd’hui, il semble toujours en quête du mot parfait, ce qui l’amène à employer des expressions dans des contextes peu communs, ou à contre-emploi, et même parfois à tordre méchamment la syntaxe.

Le très exigeant Marcelo Bielsa

Les conférences de presse sont un jeu de dupes. En théorie, les journalistes doivent poser des questions et les entraîneurs y répondre. Mais il suffit de regarder une conférence de Didier Deschamps pour comprendre qu’elles consistent souvent pour les entraîneurs à ne pas répondre aux questions, ce qui conduit finalement les journalistes à poser des questions qui ne sont pas des questions. « Êtes-vous satisfait de cette victoire ? » , « S’agit-il d’un match référence ? » , « Comment vous sentez-vous après cette défaite ? » Très vite, les quelques journalistes qui suivent Leeds United à plein temps – Phil Hay, Joe Urquhart du Yorkshire Evening Post, Adam Pope pour la BBC – se sont rendu compte que les règles du jeu sous Bielsa n’étaient pas les mêmes. « Il est brutalement honnête, témoigne Pope. Il ne cache rien, et refuse de mentir. C’est comme un magicien qui accepte de révéler ses secrets à la lumière du jour. » Hors des conférences, Bielsa maintient une distance totale avec la presse – « Il ne donne pas son opinion personnelle, il ne fait tout simplement pas de small talk » –, mais le contrat passé avec la presse (et avec lui-même) l’oblige à ne pas esquiver ses questions. À plusieurs reprises, les journalistes se surprennent ainsi de le voir donner sa composition de match quelques jours avant le coup d’envoi. Certains envisagent un coup de bluff, mais non : l’équipe annoncée est bien celle alignée sur le terrain. D’autres fois, interrogé sur la condition physique d’un joueur blessé, il s’excuse de ne pas être en mesure d’apporter une réponse adéquate et fait ensuite transmettre le dossier médical du joueur aux journalistes. La consécration de cette méthode fut l’affaire dite du « spygate » . Accusé d’avoir fait espionner les mises en place tactiques des autres équipes, Bielsa convoqua cette fois la presse dans un bureau. Pendant plus d’une heure, il montra des dossiers, des analyses de match, dans un rare et vertigineux exercice de transparence. « C’était absolument phénoménal, rejoue Adam Pope. Il a exposé l’hypocrisie de ses critiques, des autres coachs, en expliquant à quel point il travaille et en montrant qu’il n’avait rien à cacher. »

Marcelo Bielsa demande aux journalistes la même exigence qu’il s’impose dans son métier. Au Chili, il avait de nombreuses fois pointé les inconséquences de certains journaux – notamment El Mercurio ou La Tercera. « Les médias n’éduquent pas les gens, ils n’apprennent rien, ils n’instruisent pas, parce que ce ne sont pas des spécialistes du football ; au contraire, ils jouent avec les émotions, et cela influe sur les perceptions des gens » , déclara-t-il ainsi un jour lors d’une conférence de presse. Lors de son bref passage à Lille, ses relations furent également houleuses avec la presse locale, qui mit assez rapidement en cause ses choix et sa méthode. Cette année, à Leeds, ce fut tout le contraire. « Quand on a commencé à poser des questions, on s’est rendu compte que si on lui demandait des trucs classiques, un peu stupides, on avait droit à des réponses sèches, on se sentait mal, reprend Adam Pope.C’est peut-être le plus fou de cette saison : Bielsa nous a poussés à faire mieux notre travail. » Avant les conférences de presse, les quelques journalistes réguliers se réunissent ainsi pour discuter de leurs questions, pour couvrir les sujets indispensables, et être au niveau. « Tu te mets forcément à réfléchir très, très sérieusement aux questions que tu lui poses. Il te demande de donner le meilleur de toi-même. Quand tu émets une critique, il va te répondre avec une avalanche de statistiques, il fera tout pour te convaincre. »

À Leeds, Marcelo Bielsa n’a surtout pas eu à se justifier de prendre la place d’un entraîneur anglais. Il a bien reçu quelques critiques, mais il n’a pas eu de Pierre Ménès ou de Christophe Dugarry voulant à tout prix défendre le village français.

  Il lit tout et ses assistants lui transmettent des notes.

Leeds est elle-même une île dans un pays insulaire : les médias nationaux sont concentrés à Londres, et si Henry Winter du Times ou le Guardian ont publié quelques articles élogieux, Marcelo Bielsa a été préservé du traitement tabloïd du Daily Mail ou du Sun. Installé à Wetherby, dans la campagne environnant Leeds, il pouvait tranquillement aller à l’entraînement en marchant, traîner au café. Cette fois, contrairement à ses habitudes quand il entraîne en Europe, sa femme est même venue s’installer avec lui. « C’est important pour Bielsa de protéger sa vie privée, renseigne encore Cristian Martin. Et il aime pouvoir tenir certaines choses secrètes : récemment, il a envoyé une lettre à un supporter de 80 ans dont la femme venait de mourir ou offert des fleurs aux employés qui font le ménage au camp d’entraînement, mais il préférait que cela reste discret. Au fond, c’est un homme timide. »

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