- C1
- Finale
- Manchester City-Inter (1-0)
Comment les Turcs ont-ils vécu la finale de la Ligue des champions
Reportée en 2020 puis en 2021, la finale de la Ligue des champions s'est cette fois-ci bel et bien tenue à Istanbul, ce samedi 10 juin. Une bulle d'air pour de nombreux citoyens turcs dans un contexte économique difficile, même si beaucoup rêvaient d'une autre issue sportive.
Il est près de 3h du matin, aux abords du stade olympique Atatürk d’Istanbul, lorsque le visage d’Eren s’éclaire. Pour éviter les deux heures de bouchons aux abords de l’enceinte stambouliote, située à une trentaine de kilomètres à l’ouest du cœur de la ville, ce jeune Turc au dégradé impeccable a une solution : se garer sur une route délabrée, à plus d’une borne et demie du chaudron, et ainsi prendre une route qu’il a l’air d’être le seul à connaître. Au moment d’aborder le sujet ballon rond, ce fan de Beşiktaş a encore la tête au championnat turc. Trois jours plus tôt, lors de l’ultime journée du championnat turc, son club de cœur a terminé troisième du championnat à la suite d’un nul explosif à la Vodafone Arena face à Konyaspor (3-3) synonyme pour lui de Ligue Europa Conférence l’an prochain. Alors même s’il est fan de foot, Eren a préféré manquer le triomphe de Manchester City pour enquiller les courses. « Cette finale, c’est surtout une aubaine pour le boulot », glisse celui qui utilise le profil de son père sur l’application de taxi, un certain « Mehmet ».
« C’est fantastique pour nous d’accueillir cette finale malgré tout ce qu’il s’est passé »
« Mon frère vit aux États-Unis, et dès que je pourrai, j’irai le rejoindre là-bas pour faire la même chose. La situation économique est difficile ici en ce moment », déroule Eren comme pour se justifier de ne pas avoir assisté au but de Rodri. Durement frappée par l’inflation (autour de 40% en moyenne) et aussi par le tremblement de terre de février dernier qui a fait plus de 50 000 victimes et des dégâts matériels gigantesques représentant près de 4% de son PIB, la Turquie a vu les prix s’envoler et sa monnaie dévaluée. Exemple : en 2018, une livre turque valait 0,2 dollar américain. Aujourd’hui, elle vaut autour de 0,04 dollar. Ajoutez à cela une élection présidentielle qui s’est tenue il y a dix jours, remportée d’une courte tête par Recep Tayyip Erdoğan (52%), le peu de billets disponibles pour les locaux (sans compter leur prix exorbitant à la revente) avec les 50 000 fans italiens et anglais présents au stade, et surtout un stade difficilement accessible et loin de tout : cela n’est pas loin de vous tuer un engouement.
Pas suffisant, quand même. « Je n’étais pas né en 2005 lors de la précédente finale ici, entre Liverpool et Milan. Alors forcément, c’est un événement », confie Ali, 17 ans, vendeur dans l’une des boutiques de Galatasaray. Croisé devant le stade en tee-shirt noir, Ibrahim confirme, tout en étant traduit par son pote bulgare : « C’est fantastique pour nous d’accueillir cette finale malgré tout ce qu’il s’est passé. Nous, on aime Erdoğan et surtout, on va supporter l’Inter. » Pourquoi l’Inter ? À côté de lui, Aziz, qui porte justement une tunique nerazzurra, renvoie vers son flocage après avoir esquivé les questions qui fâchent : Çalhanoğlu.
Le sacre de Çalhanoğlu n’a pas eu lieu
Malgré le fait qu’il soit né en Allemagne, tout comme İlkay Gündoğan dans les rangs de City, le milieu de l’Inter était l’une des raisons majeures du soutien des supporters turcs aux abords du stade. Déjà parce que contrairement à Gündoğan, Çalhanoğlu a choisi de représenter la Turquie (76 sélections), et il est même aujourd’hui le capitaine de la sélection. Ensuite, parce qu’une victoire de l’Inter avec lui sur le terrain aurait tout simplement fait de lui le premier joueur turc à avoir remporté la Ligue des champions de l’histoire. Qui plus est à Istanbul, chez lui. « Je sais que mon peuple sera derrière moi demain et supportera l’Inter », confiait dans un sourire Hakan en conférence de presse d’avant-match.
Son père, Huseyin, ajoutait même une couche à ce sujet dans les colonnes de la Gazzetta dello Sport le jour de la finale : « Bien qu’il soit constamment à l’étranger et qu’il soit heureux de vivre en Italie, dès qu’il le peut, Hakan s’arrête dans ma ville natale de Bayburt à certaines périodes de l’année. Il a un lien très fort avec ma ville, il est impatient d’y mettre les pieds dès que la saison est terminée. Là-bas, il passe son temps à monter à cheval, notre sport le plus populaire, mais il aime aussi pêcher dans la rivière Çoruh. » Au moment de la présentation des équipes, le nom de « Çalhanoğlu » a été effectivement un peu plus scandé que les autres. Son match, bien terne, n’a pas vraiment aidé à provoquer d’autres envolées lyriques de ses supporters. Pour le sacre, il faudra repasser. Après la rencontre, les fans de City – heureux, mais pas non plus prêts à retourner la ville –, les fans de l’Inter – déçus, mais fiers de leurs poulains –, et les autres fans turcs et du reste du monde avaient tous un même objectif : trouver une solution pour dribbler les embouteillages monstres et retrouver le plus vite possible les rives du Bosphore.
Par Andrea Chazy, à Istanbul