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Comment le cannabis a tué le foot à l’île Maurice
En 1999, le gouvernement de l’île Maurice a interdit les compétitions de football pendant douze mois. À l’origine, la mort en prison de Kaya, une icône de la musique mauricienne arrêtée pour avoir fumé du cannabis...
Six mille personnes ont répondu présent. Ce 16 février 1999, à l’appel du Mouvement républicain, parti d’opposition, la ville de Beau Bassin-Rose Hill, l’une des plus importantes de l’île Maurice, accueille un concert prônant la dépénalisation de la marijuana. Le beau linge politique défile sur scène, mais le public attend la star locale, Kaya, l’inventeur du seggae – un style musical mêlant le reggae et le séga –, venu avec son groupe Racinetatane. Évidemment, les artistes fument le Gandia, chanvre local, pendant leur performance. Ce qui déplaît fortement à la police. À l’issue du concert, tout ce petit monde est arrêté et envoyé en cellule. Les membres du groupe sont rapidement relâchés sauf… Kaya, qui avait plaidé coupable. Le paiement d’une caution doit le sortir des geôles d’ « Alcatraz » , doux surnom du QG de la police, avant le week-end. Sa libération est retardée au lundi, mais Kaya ne sortira jamais : le dimanche 21, au matin, il est retrouvé dans sa cellule au milieu d’une flaque de sang, le crâne défoncé. Les autorités avancent la thèse du suicide ; en état d’agitation extrême, le chanteur se serait frappé la tête contre les murs. Peu convaincant… Les fans crient à la bavure et manifestent. Et ce qui aurait dû rester un fait divers dramatique va virer en émeutes interethniques.
Créoles vs musulmans
Quatre grandes communautés, elles-mêmes souvent divisées en sous-groupes, cohabitent sur l’île Maurice. Pas par idéal philosophique, mais par « nécessité absolue » , écrivait le célèbre écrivain franco-mauricien Jean-Marie Gustave Le Clézio. « Dire qu’à Maurice, toutes les ethnies vivent bien ensemble, c’est faux et ultra faux » , abonde Christophe Desbouillons, ancien de l’OL et de Caen devenu directeur technique national (DTN) à Maurice entre 2009 et 2012. Les Indo-Mauriciens, les Blancs, les Chinois et les Créoles ne partagent en réalité pas grand-chose, si ce n’est des ressentiments, dus en grande partie aux inégalités économiques et politiques interethniques. Alors que les tensions communautaires sont déjà très fortes à l’époque, la mort de Kaya fait figure d’étincelle, et la colère monte dans sa communauté, les Créoles, la plus défavorisée de l’île. « Kaya avait été un des premiers chanteurs à mettre en avant la condition des Noirs d’origine africaine. Sa mort a été un détonateur » , raconte l’historien Claude Calvini auteur de Sport, colonisation et communautarisme : l’île Maurice. Dans la foulée de sa disparition, des groupes mettent à sac des temples hindous, entraînant une réplique de la communauté indienne… Les terrains de football n’échappent pas aux violences.
« À Maurice, le football, c’est la représentation physique du communautarisme » , insiste Claude Calvini. Ainsi, chaque communauté a « son » club. Les Blancs ont fondé le Dodô Club en 1928, les Créoles se retrouvent derrière la Fire Brigade fondée par un Britannique en 1940, les Indo-Mauriciens musulmans se retrouvent sous la bannière du Muslim Scouts – qui devient le Scouts Club en 1980 à la suite de l’interdiction des références communautaires – et les Hindous supportent le Hindu Cadets devenu Cadets Club. « Tous les fans de Kaya s’intéressaient au foot, c’était leur seul loisir. En dehors, il n’y avait pas grand-chose » , balise Claude Calvini. Le feu qui couve se transforme ainsi en incendie le dimanche 23 mai 1999. Fire Brigade affronte Scouts Club au stade Anjalay : c’est la seizième et dernière journée de la Miko Premier League, et les deux équipes s’affrontent pour le titre. Un match nul suffit à Scouts Club. Mais à la dernière minute et après deux buts refusés pour hors-jeu, Scouts Club s’incline et laisse la couronne à la Fire Brigade. Comme une revanche pour les orphelins de Kaya puisque la communauté hindoue, très représentée dans la police, est accusée par les Créoles d’avoir assassiné leur chanteur. Sauf que les deux camps n’en restent pas là : des bagarres éclatent à l’issue du match, au stade, aux alentours et jusqu’à la capitale de Port-Louis, où un autobus, des locaux et un poste de police sont pris pour cible. Un casino est incendié. Le bilan est lourd et fait sept morts. Dont deux enfants.
40 spectateurs pour une finale
Alors que la sélection mauricienne occupe le meilleur classement FIFA de son histoire (118e), le gouvernement entreprend de régler le problème : il interdit le football. Une saison blanche et sèche sans aucune compétition. Purement et simplement. « C’est un pays carré. Dès qu’il y a un problème, il est réglé de façon extrême » , glisse Desbouillons. « C’était tellement chaud… Si ça continuait comme ça, ça allait déraper à chaque fois, excuse Calvini.Cette interdiction a masqué les tensions, mais ça a coulé le football mauricien. » Après un an sans football, le retour au jeu est autorisé en novembre 2000, et les clubs ethniques sont remplacés par des clubs régionaux. « Avec l’instauration de ces équipes régionales, les stades qui étaient remplis se sont vidés. Une finale de la coupe de l’île Maurice a fait quarante spectateurs quand ils étaient 15 000 quelques années plus tôt à Curepipe avec des gens assis sur le bord du terrain puisqu’il n’y avait plus de place dans les tribunes » , classe l’historien Calvini. À son arrivée sur l’île, Desbouillons découvre une discipline en lambeaux, où tout est à reconstruire : « Les clubs de l’élite n’ont pas de structures, tous fonctionnent avec des terrains prêtés par le gouvernement. Il n’existait rien pour les U13, U15, U17. Mettre sur pied un championnat pour ces catégories fut une de mes premières missions. »
Le passage au professionnalisme en 2014 ne change pas la donne. À Curepipe ou à Port-Louis, les deux plus grosses villes, où la culture est marquée par l’ancienne colonisation des Britanniques, les Mauriciens ne vibrent plus que pour la Premier League. Depuis, le « Club M » – le surnom de la sélection – est retombé à la 147e place du classement FIFA, les derniers Jeux des îles de l’océan Indien ont été un échec, et les équipes de l’île se révèlent incapables d’atteindre la finale de coupe des clubs champions de l’océan Indien, au contraire des représentants de la Réunion. « Les stades sont tellement vides que, dernièrement, certains ont demandé le retour des équipes communautaires » , tique Calvini. Mais dix-huit ans après les émeutes, la question est sensible alors que règne un semblant de pacifisme dans la société. « Imaginons-nous demain les dégâts que pourraient causer des équipes traditionnellement rattachées à des communautés, des castes, des sectes et on ne sait quoi encore et derrière lesquelles des organisations socioculturelles de tout poil atteintes de pyromanie constante et aiguë s’empresseraient de rallier leurs membres ? » s’agaçait l’éditorialiste Henri Marimootoo dans un sujet intitulé Le Football pour détruire. En attendant, la consommation de Gandia n’a toujours pas été dépénalisée à l’île Maurice…
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Par Grégory Letort