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Comment être un bon troisième gardien à la Coupe du monde ?
Dans chaque valise de sélectionneur, il y a un homme (quasiment) sûr de ne pas participer à la moindre minute de la Coupe du monde. Un homme dont l'attitude est pourtant déterminante pour le bien du groupe, et la victoire finale. Cet homme, c'est le troisième gardien. Trois d'entre eux prennent le temps d'évoquer leur expérience dans ce rôle aussi ingrat que particulier.
Le casting : Ulrich Ramé, troisième gardien des Bleus (2000, 2002)Philippe Bergeroo, troisième gardien des Bleus (1984, 1986) et entraîneur des gardiens tricolores (1990-1998)Guy Roland Ndy Assembé, troisième gardien du Cameroun (2010)
L’annonce de la sélection
Philippe Bergeroo : Quand vous écoutez la liste, c’est exceptionnel d’être dans les trois meilleurs. Il ne faut pas oublier que d’autres voudraient être là. Ensuite, le nombre de joueurs change tout. En 1984, on était 20, donc en tant que numéro 3, j’étais toujours sur la feuille de match. En 1986, on était 22, donc ce n’était plus le cas. Là, j’ai pu me sentir inutile.
Ulrich Ramé : Tout dépend de si on a déjà été convoqué, si on a été sur les derniers rassemblements, et si on était déjà numéro 3 ou pas. Mais la première réaction, pour tous ceux qui ont la chance de participer à ces compétitions internationales, en voyant son nom on explose de joie, évidemment. À chaque fois, il y a trois ravis et des déçus. En 2000, j’avais été agréablement surpris et pris ça de façon très très positive. C’était une reconnaissance sur le coup. Ensuite, on prend la notion des responsabilités que ça implique de représenter le pays.
Guy Roland Ndy Assembé : À l’époque, ça allait très vite pour moi. C’était ma deuxième saison en Ligue 1, j’étais prêté à Valenciennes. J’avais fait une série de matchs en Ligue 1, la CAN, et puis la Coupe du monde. Troisième gardien, c’était du pain béni ! J’étais le plus jeune des trois et en repensant à tout ça, j’ai beaucoup travaillé, je venais de loin. C’était mérité, je trouve.
PB : Dans ma logique, on prend les trois meilleurs. L’état d’esprit compte, mais moins. En 1998, on choisit Charbonnier à la place de Letizi, parce que Charbo sort d’une saison énorme à Auxerre, où il était exceptionnel. Malheureusement pour lui, Letizi avait raté son match en Russie avec les Bleus. Il fallait faire un choix, ça s’est joué là-dessus.
Rester concentré
UR : Dans l’esprit du sélectionneur et du staff, de l’entraîneur des gardiens, les trois gardiens doivent être techniquement au plus haut niveau, dans la performance. Ensuite, c’est un amalgame entre l’expérience, la vie de groupe, la notion de solidarité, avoir suffisamment de maturité pour résister à la longueur de la compétition. Il faut également être dans les meilleures dispositions pour éventuellement être second, ça peut vite venir, donc il faut aussi être prêt en première et en dernière semaine, jusqu’à la finale si tout va bien.
PB : Quand on est entraîneur, l’important est d’être proche mentalement de ses trois gardiens. L’entraîneur doit, dans la répartition du travail et des charges, être compétent avec les trois. Quand je jouais, certains faisaient beaucoup travailler le titulaire, moins le numéro 2, et le troisième regardait la séance. Dans ce cas-là, ça devient vraiment difficile. Heureusement, aujourd’hui, ça a beaucoup changé à ce niveau.
GRNA : Dans une compétition comme celle-là, même si on n’est pas amené à jouer, c’est important de garder une ligne de conduite, rester le plus opérationnel possible. Parce qu’on est souvent à la disposition du groupe, de ceux qui jouent moins et de ceux qui ont envie de travailler un peu plus, pour maintenir les joueurs en forme. Le troisième gardien doit vraiment être à la disposition du groupe, et en même temps se préparer au cas où l’un des deux autres se blesse ou tombe malade. Il faut être prêt à tout.
Les entraînements
PB : Les attaquants, à la fin de la séance, ils veulent frapper. Les milieux aussi. Donc pendant que tout le monde est à la douche, le troisième gardien se fait canarder, parce qu’on ne peut pas prendre le risque de mettre un des deux premiers en première ligne comme ça. Et il doit tout donner pour pousser les attaquants dans leurs retranchements. Ce n’est pas comme jouer un match, mais je peux vous dire que c’est fatiguant. Quand je jouais, certains coéquipiers ne comprenaient pas que j’aille me coucher tôt, mais j’étais crevé ! Plus que les titulaires ! (Rires.)
UR : Quand on n’a pas la chance de jouer, il faut tout donner à l’entraînement parce que ça rend service aux attaquants. Le troisième gardien peut aussi être amené à travailler en spécifique avec les autres gardiens, ou faire des petits jeux avec le deuxième gardien, sur du jeu réduit, pour préserver le titulaire. Sa présence est minimisée, mais c’est central dans la vie de groupe. J’ai aussi fait des frappes pour aider le staff. C’est assez plaisant pendant quelques instants, on peut mesurer la difficulté d’être entraîneur de gardiens. Pour faire travailler le gardien, il faut être précis et régulier.
PB : Le numéro 3 peut être un confident pour les deux autres, et en même temps aider l’entraîneur des gardiens. D’abord d’un point de vue très concret, en l’aidant à frapper pour les autres, parce que c’est dur physiquement quand vous tapez plusieurs centaines de ballons par jour pendant un mois. Charbonnier a été le premier à venir me donner un coup de main pour frapper.
GRNA : Le coach ne veut pas prendre de risque avec le deuxième, à part si lui le veut. Dans les jeux, j’étais souvent sollicité. Pareil à la fin de l’entraînement pour du travail devant le but, des coups francs, etc. Plus on est à 100%, plus le joueur qui travaille est dans une réalité proche de la vérité du match. Si le troisième gardien arrive tranquille et que les gars veulent travailler, si le jour du match ils se retrouvent face à un gardien préparé à ne pas prendre de but, ils seront mal préparés. Si le troisième gardien se donne toujours à 100%, ça prépare les joueurs à avoir en face un gardien qui n’a pas envie de prendre de but en match.
En dehors du terrain
PB : Le numéro 3 sait pertinemment qu’il ne va jamais jouer. Donc il faut prendre un gars avec une bonne mentalité, qui ne va pas mettre le feu dans le vestiaire et sur le banc. Je n’ai que trois sélections en Bleus pour une cinquantaine de convocations, donc je connais bien ce rôle… Mais je me suis toujours impliqué. Par exemple, Joël Bats voulait toujours que je sois à côté de lui dans le bus avant le match. Ma mission, c’était de lui parler des parties de pêche à la truite que je faisais avec mon père, de chasse. Il partageait ces passions, et avait besoin d’en parler avant les matchs pour se détendre. J’avais un vrai rôle de soutien psychologique. On a des liens importants entre nous, dans la confrérie des gardiens, et il faut entretenir ce lien avec le numéro 3. Parce qu’il peut aussi vous simplifier la vie, comme Charbo l’a fait en 1998. Entre Barthez et Lama, ce n’était pas chaud, mais incandescent. Certains jours, Charbo venait me prévenir le matin : « Attention, aujourd’hui c’est très tendu. » C’était un diplomate.
UR : Le troisième gardien doit être dans un esprit de solidarité : fédérateur, enthousiaste, moteur, ouvert à la communication. Il peut être un relais, une oreille. Il doit faire le lien avec tout le monde, avec les autres remplaçants, avec le staff. Il y a toute une vie en dehors du onze titulaire. Parfois, le troisième gardien est presque à un statut hybride entre le vestiaire et le staff, parce qu’il est proche des joueurs, mais doit être capable d’aller taper à la porte du staff pour faire remonter des choses.
Garder le moral
PB : Des fois, c’est compliqué mentalement de ne pas jouer, de faire du rab. En 1986, je n’étais jamais sur la feuille, on joue un match sans enjeu face à la Hongrie, et Henri Michel ne me met pas sur le banc. Ce jour-là, c’était dur. On s’adorait, il s’est excusé, mais c’était dur de tenir mentalement. Il m’a promis de me faire jouer le match pour la troisième place, mais n’a pas pu. J’ai ciré les pompes jusqu’à la fin du Mondial. En 1984, Michel Hidalgo avait eu un geste plein de classe. Le matin de la finale, il nous convoque avec Albert Rust. Et là, il nous dit : « Messieurs, je m’excuse parce que vous n’allez pas jouer. Je vous remercie, mais je vous demande pardon. » Ça m’avait terriblement marqué.
UR : En tant que professionnel, la pression est indispensable. Le troisième gardien ou les remplaçants doivent avoir cette capacité à se donner des objectifs pour être performants au quotidien, même si on sait que logiquement, on ne devrait pas jouer. Cette incertitude, justement, doit être le moteur de l’investissement lors des séances d’entraînement, et pas un frein. Il y a aussi la place que le groupe, le staff, veut bien vous donner. Ça permet de pouvoir se situer dans cet effectif, ce n’est pas forcément de notre responsabilité, ça dépend de l’environnement. Il faut que les gens soient dans un bon esprit autour.
PB : On a moins de pression, mais ce n’est pas facile à vivre. Au début, on est super content, à la fin c’est toujours très pesant. Vous essayez quand même de montrer que vous méritez d’être là, de gagner tous les petits matchs à l’entraînement. Même si j’étais troisième, quand il y avait des petits matchs, les meilleurs joueurs de l’équipe me choisissaient le premier. J’étais content vis-à-vis d’Albert Rust, le numéro 2. C’était une petite reconnaissance. On s’accroche à ça.
Peser sans jouer
PB : C’est un sentiment spécial. En 1984, on est champion d’Europe, mais je n’ai pas joué un match. Après la finale, un journaliste m’a demandé si je me sentais champion. Bon, on va dire que ce n’était pas la question à poser. Mais aujourd’hui, oui je suis champion d’Europe. Après, honnêtement j’ai plus vibré quand je l’ai été avec la génération Benzema, Nasri, etc. en tant que coach, parce que là j’étais vraiment acteur. Même si on apporte toujours notre pierre à l’édifice. En 1986, c’est sûrement grâce à moi que Luis Fernandez marque son tir au but final. Je vous explique : à l’échauffement, je vois un type avec une caméra qui se cache derrière notre but. C’était un Brésilien. Je vais voir Luis, je lui dis : « Tape-moi cinq penaltys du même côté, il y a un gars qui filme. » Luis pose le ballon et tire cinq fois à gauche. À la fin du match, évidemment, il tire son vrai penalty à droite, et le gardien part à gauche. Et on élimine le Brésil.
GRNA : Moi, je sais que je donnais tout. Je me donnais à fond. Ce n’est pas comme si j’arrivais et que je me tournais les pouces. Séance, c’est séance. Tout ce que je mettais, c’était pour le groupe. Quelque part, je contribuais. Un bon troisième gardien, c’est un mec qui se met au service de l’équipe, qui accepte d’être troisième, mais qui se donne comme le premier à l’entraînement. À partir du moment où on y met du sien, tout le monde contribue aux résultats, même si on avait fait zéro point (à la Coupe du monde 2010, NDLR). Même si on est troisième, on se dit qu’on peut peut-être faire basculer les choses. On a conscience que c’est presque impossible, mais on ne sait jamais…
L’espoir de renverser la hiérarchie
PB : On sait que c’est pratiquement impossible de bouger la hiérarchie, sauf si le titulaire passe au travers. En 1998, la veille d’affronter le Danemark pour du beurre au dernier match de poule, Lama annonce qu’il refuse de jouer. Il explique qu’il a peur de faire un très gros match et donc de déstabiliser Barthez. Bon. Et là se pose la question : on fait jouer Charbonnier du coup, ou Barthez ?
UR : Ce serait malsain d’être dans l’état d’esprit de vouloir faire de l’ombre aux autres. En revanche, avoir la volonté d’être le plus performant possible, donner le meilleur de soi-même, c’est sain. L’expérience des uns et des autres fait qu’on peut avoir des jours sans, ça peut arriver à n’importe lequel des trois. L’état d’esprit est regardé en dehors aussi, par le staff et l’entraîneur. Dans les critères de sélection, en plus de la performance et du niveau technique, il y a le côté mental.
GRNA : Tout le monde travaille dans le même sens, et ça maintient un certain niveau dans le groupe. On a besoin de tous les joueurs, même ceux qui savent qu’ils ne seront pas titulaires. À l’entraînement, ils essayent de se donner la chance d’être titulaires. Même en étant troisième, si la hiérarchie est établie, il faut toujours espérer, montrer qu’on est là. Selon les circonstances, ça peut arriver de devoir jouer.
Le risque de lassitude
PB : Même si c’est difficile d’être troisième gardien, c’est quand même un honneur de participer à une compétition internationale. Quand vous êtes gamins, jamais vous ne pensez que vous serez en équipe de France, donc claquer la porte, c’est regrettable, même si chacun fait ce qu’il veut. En 1982, je manque la sélection pour un rien, ça peut aller très vite, donc quand on a la chance d’y être, on ne peut pas refuser.
UR : Quand vous tombez dans une génération de très haut niveau, et que ce niveau de performance perdure, qu’il y a plusieurs compétitions, effectivement je peux comprendre que ça puisse être énervant.
GRNA : Certains se contentent d’être troisièmes, ou alors ils veulent plus, mais les deux de devant sont meilleurs. D’autres veulent plus et être troisièmes ne leur convient pas, ils cherchent à grappiller. C’est vrai que ça peut être lassant d’être toujours troisième pour quelqu’un qui veut passer premier ou deuxième. À un moment, c’est peut-être lassant, mais il faut travailler sur soi. C’est difficile dans le sens où il y a des générations où un pays a cinq ou six top gardiens, et il faut faire un choix.
Propos recueillis par Quentin Ballue & Adrien Hémard-Dohain