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« Comme Jeanne Mas, ma toute première fois »
C'est la nouvelle étape d'un voyage qui dure depuis plus de quinze ans. Après plusieurs années à parcourir l'Afrique du foot, Patrice Neveu a pris en main Haïti en décembre dernier avec un objectif affirmé : disputer la première Copa América avec l'un des pays les plus pauvres du monde. Le pari a été relevé, et Haïti affrontera la nuit prochaine le Brésil quelques jours après sa défaite contre le Pérou (0-1). Entretien avec un homme à part.
Comment se prépare-t-on à affronter le Brésil quand on est sélectionneur d’Haïti ? On s’efforce déjà de remobiliser son effectif après le match face au Pérou (0-1). Physiquement, le groupe est entamé après ce premier match. Les gars ont beaucoup donné. Je pense qu’on aurait pu faire match nul. Même si c’est le Brésil en face, je dois redonner de l’énergie positive aux joueurs. Il est hors de question qu’on fasse un non-match contre le Brésil. Le problème, c’est qu’avec la fatigue, on peut moins jouer sur l’aspect volonté. Il va falloir qu’on soit hyper organisés. Je vais devoir faire des changements pour garder une équipe suffisamment solide.
Justement, comment on aborde une telle compétition avec un groupe aussi peu expérimenté ? Pour le sélectionneur, ce n’est pas simple. Le résultat final incombe souvent à celui qui a les rênes de l’équipe. Moi, je suis conscient que tout passe par mes joueurs. J’ai très peu de temps. On va devoir travailler pour avoir une bonne couverture mutuelle. Il faut savoir être précis au marquage, mais aussi savoir décrocher pour aller aider un coéquipier dépassé. Je vais revoir le match du Brésil pour bien les aborder. Depuis le match face au Pérou, je n’ai pas eu vraiment de temps à moi. Heureusement que ce sont des vols spéciaux et qu’on n’a pas de douanes à passer. Je vais parler avec mes joueurs. La psychologie va être importante pour tranquillement les faire basculer dans le match contre le Brésil.
On a vu après le premier match que Kervens Belfort fils était très marqué… Comment on gère les émotions de ses joueurs dans une première grande compétition internationale ? Après le match, j’ai longuement échangé avec Kervens. Il y a une confiance réciproque entre mes joueurs et moi, notamment avec lui. Je le comprends très bien. Je lui ai remonté le moral. Il a confiance en moi et j’ai confiance en lui. Il doit rester concentré pour le reste de la compétition parce que j’ai besoin de lui. Ça n’aurait pas été bon de le laisser seul, complètement abattu. Il avait la clef pour nous remettre dans le coup. L’explication, c’est qu’il n’a pas eu une bonne lecture du ballon au début de l’action. Il a vu le gardien, mais il ne savait pas où était le but. Il a alors pris le gardien comme point de mire et a mis sa tête à côté. Bien sûr, il y a une déception après le match contre le Pérou. Les joueurs ont beaucoup donné.
D’autant qu’avant la compétition, vous affirmiez ne pas vouloir jouer le rôle d’un figurant. Est-ce le défi le plus important de votre carrière ? Oui, tout à fait. Si le Brésil se fait sortir au premier tour, ça aura peut-être un impact sur le sélectionneur, mais ça n’affectera pas la stabilité sportive de la nation. Pour un pays comme Haïti, qui traverse encore une période très difficile, c’est différent. Le peuple attend énormément de cette compétition. Je ne veux surtout pas les décevoir.
Vous êtes arrivé à Haïti en décembre dernier. Qu’est-ce qui vous a surpris directement en arrivant ? Les Haïtiens sont vraiment passionnés de football. Il y a une grosse attente au niveau des résultats. Maintenant, les moyens restent quand même modestes pour pouvoir espérer faire de grandes choses. L’État est ce qu’il est en ce moment, les aides sont moyennes. On s’arrange pour être soutenus, mais ce n’est pas simple. Je ne peux pas transformer l’équipe en six mois non plus. Moi, je n’ai pas de joueurs comme le buteur du Pérou. J’ai des joueurs qui jouent dans le championnat de France. Mais je n’ai pas de stars. J’ai un collectif. Il faut du temps pour qu’une équipe puisse bien figurer dans une telle compétition. Ce qui me surprend en bien, c’est cette soif de résultats, cette passion derrière l’équipe. Dans la compétition, on a beau tactiquement faire attention, c’est compliqué. Je pense qu’à travers le travail, on peut réussir beaucoup de choses, mais que face au grand talent, c’est autre chose. Je suis fan de tactique et de stratégie, mais parfois ça ne suffit pas. On va tout mettre contre le Brésil, tout. On verra.
Justement, pendant ces six mois, comment avez-vous constitué votre groupe ? Vous expliquez souvent ne pas être un grand fan des stars que vous jugez parfois trop égoïstes… J’ai bien évidemment sélectionné les meilleurs joueurs, mais j’ai dû faire attention à la complémentarité de mon groupe. Il faut prendre en considération les manques à pallier. J’ai pris des joueurs moins forts dans la projection offensive, mais plus aptes à l’effort. J’ai pris des bons joueurs de contre sur les côtés pour nous aider. Je ne veux pas non plus qu’on recule en permanence. On doit sortir des bons ballons. Mais voilà, j’ai fait avec ce que j’avais. Sans jamais me plaindre. Je n’ai pas le droit de me plaindre.
Après votre expérience en Mauritanie (2012-2014), vous aviez expliqué ne pas vouloir quitter l’Afrique. Pourquoi avoir accepté ce poste en Haïti ? Parce que c’était un nouveau challenge. C’était la possibilité pour moi de jouer cette grande compétition. On a réussi à se qualifier contre Trinité-et-Tobago, et pour moi, le fait de participer à la Copa, c’est génial. C’est un Mondial pour moi. Ce sont des équipes mondialistes, un engouement fabuleux, des stades exceptionnels, une organisation exceptionnelle, des adversaires de haut niveau. C’était la possibilité pour moi d’avancer dans ma carrière. J’ai envie d’aller plus haut, en permanence. J’ai toujours pensé qu’un entraîneur, qu’importe le niveau, est tributaire de l’effectif qu’il possède. Quelques fois, avec un effectif de valeur moindre, tu arrives à faire des exploits. Il faut être adroit stratégiquement pour colmater. Voilà ce que j’essaye de faire.
Le séisme de 2010 avait beaucoup touché le football, des membres de la Fédération étaient décédés dans la catastrophe, des stades détruits… Est-ce que cette participation à la Copa est un aboutissement après plusieurs années difficiles ? Oui, bien évidemment. C’est une belle récompense pour le football et pour tout le pays. Ça dépasse largement le football. Si vous saviez comme la pression est forte pour moi. Là, au pays, les gens sont vraiment dans l’attente. Il y a beaucoup d’Haïtiens aux États-Unis et je pense qu’il y aura un gros public à Orlando. Ils ont raison de vouloir défendre leur honneur. Les gens sont là pour le drapeau avant de supporter l’équipe. On n’est pas la Colombie. L’équipe ne dégage pas une aura suffisante pour avoir des supporters. Les gens sont derrière Haïti avant d’être derrière nous.
Comment se traduit cette pression que vous évoquez ? Je dois rester très professionnel dans mon job. Pour le moment, je ne bouge pas beaucoup à l’intérieur du pays, je n’ai pas de temps pour moi. Je travaille beaucoup pour être irréprochable, parce que je dois l’être. Je pense aujourd’hui que les gens sont conscients que, malgré le mauvais résultat contre le Pérou, je suis un bosseur. Bosser, c’est le seul moyen que j’ai de me protéger de la pression constante. Je n’en vois pas d’autre. On a gagné le droit de disputer ce mini mondial, et maintenant, je suis tenu de bien faire figurer l’équipe.
C’était un peu une situation similaire en Mauritanie…Haïti, c’est quand même différent. En Mauritanie, il fallait tout reconstruire. Là, il y a quand même une Fédération et beaucoup de choses en place. Maintenant, il faut réussir à passer au palier supérieur, mais comme je le disais au président, il va falloir du temps. J’ai de très bons jeunes avec lesquels je vais devoir travailler à l’avenir.
Quand on regarde votre CV, on a l’impression que ce type de mission est un choix de vie, que vous cherchez les situations compliquées. Vous doublez volontairement votre métier d’une mission sociale ? C’est la vérité de mon parcours. Je suis très heureux dans ce que je fais et de ce que je suis. Après, ça m’est arrivé de me dire : « Putain, je bosse à fond, et c’est compliqué. Si j’avais l’équipe de la Colombie, ce ne serait pas la même chose. » C’est un peu frustrant, mais c’est mon parcours. Et il n’est pas fini, ce parcours.
Frustrant ? C’est-à-dire ? La relation avec la famille est inexistante. Je m’accroche et je vis avec mon staff. C’est H24 football. C’est assez spécial. J’en parlais avec un ami qui est venu me voir à Seattle. Il me disait : « Tu ne vis que là-dedans, trouve autre chose. » Pour moi, c’est non envisageable. Je ne peux pas. Je suis passionné. J’ai bien conscience que je suis aspiré par le football. Toute mon énergie, tout mon temps sont pris dans le football. Je n’ai pas le temps après les matchs de me détendre et de prendre un verre parce que je dois bosser. Mais c’est un choix personnel. C’est une vie un peu particulière. J’ai déjà été tout seul pendant deux ans, loin de ma famille… Mais quand on est passionné, pas de problème.
Vous êtes un ascète du football, en réalité.Oui, complètement. Je veux aller au bout du bout de ma passion. J’en ai fait ma religion. Je suis tout le temps dans le football. Si tu n’es pas pris dedans, tu ne réussis pas. Et moi, je veux réussir. J’y retrouve mon compte, comme un musicien passionné. Je veux être chef d’orchestre dans une grande équipe. Pour l’instant, je suis déjà fier et content d’être là. Quand je regarde ce que j’ai vécu pour en arriver là, je suis content, je suis fier. J’ai beaucoup bossé pour y arriver.
Vous êtes donc mélomane. Il paraît que vous aimez beaucoup Charles Aznavour…Ouais, toujours. C’est la musique qui me tient. En ce moment, je suis plus sur Jeanne Mas bizarrement. J’aimais beaucoup quand j’étais jeune. Je l’ai tellement écoutée… C’est marrant. Toute première fois dégage une telle énergie. J’adore. Je l’ai beaucoup beaucoup écoutée à Seattle. Moi aussi, quelque part, c’est ma première fois sur une grande compétition comme ça.
Ce sont des morceaux que vous faites écouter à vos joueurs aussi ? Non, non. Quoique, je leur ai fait écouter Aimons-nous vivants de François Valéry avant le dernier match. J’aime bien. Ils ont l’habitude d’écouter d’autres musiques. Mais les paroles de ces chansons ont une vraie spiritualité qu’on a tendance à oublier aujourd’hui.
Vous êtes souvent assez critique avec la mentalité du football français. Pourquoi ne jamais être revenu tenter l’aventure en France ? Je ne renie pas le football français parce qu’il m’a apporté ma formation. Mais l’état du football en France est tel que j’ai préféré aller tenter ma chance à l’étranger. J’estimais que j’avais le potentiel et les conditions pour entraîner au plus haut niveau en France, mais j’ai compris qu’un Dupraz ne sortait que tous les dix ans et que je devais partir. Après, tout le monde ne peut pas le faire à l’étranger non plus. C’est pour ça que j’arrive à tenir dans la durée. C’était la meilleure solution pour moi. C’est simplement extrêmement compliqué d’entraîner au plus haut niveau en France. Je suis parti en 1998 avec mon baluchon, mon sac à dos, et puis voilà. Je me suis fait mon réseau. Humainement, j’ai eu une carrière exceptionnelle. J’ai gagné ce que je n’aurais jamais pu gagner en aventure humaine en restant en France. J’ai vécu des choses exceptionnelles. J’espère un jour pouvoir l’écrire. Je remercie ma famille pour sa tolérance parce que j’ai conscience d’avoir une vie particulière.
Cette expérience avec Haïti sera la dernière ? Non, non. Sûrement pas.
Propos recueillis par Maxime Brigand et Gabriel Cnudde