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Colchester, micmacs et Big Mac

Par Théo Denmat
9 minutes
Colchester, micmacs et Big Mac

Le mercredi 27 mars dernier, Anthony Facey, jardinier en chef du club anglais de Colchester, en League Two, pensait passer sa journée à tondre. C’était compter sans un étrange colis livré par les cieux sur son lieu de travail : un Big Mac.

Dans l’exercice de son métier de jardinier, Anthony Facey croise beaucoup de choses étranges. Les animaux décédés, par exemple, occupent une large part de son quotidien. Lapins décapités, chevreuils éventrés, renards terrassés par l’arthrose, oiseaux en commotion cérébrale… Rien que la semaine dernière, il a ramassé une mouette morte en plein milieu de la pelouse qu’il était en train de tondre. Elle avait l’aile froissée et, encore un peu, il en faisait un tartare avec sa tondeuse. Il a alors fait ce qu’il fait chaque fois qu’il croise le chemin d’une bête au destin aussi brisé que ses os : il l’a soulevée et déposée dans la poubelle. Mais ce matin du mercredi 27 mars 2019, ce qui attend Anthony sur son lieu de travail ne rentre pas dans un compost.

La journée ensoleillée avait pourtant bien commencé, le poussant à arriver un peu plus tôt que d’habitude au bureau, celui-ci se résumant aux cinq terrains d’entraînement des équipes du Colchester FC. Équipe première, U20, U18, tout est à sa charge, car il est ici le patron. Il travaillait auparavant pour Tottenham, mais n’était qu’un simple exécutant. En janvier 2017, il avait donc pris son arrosoir et décidé de descendre en League Two, quatrième échelon national, pour être son propre chef. À raison : Florence Park, le centre d’entraînement de Colchester, est un endroit très calme situé en bordure de bois. Casquette Nike vissée sur ses cheveux bruns qui lui confèrent un furieux profil de Mexicain, il est arrivé à 7h30, avant tout le monde. Près de la porte droite de son local à outils, au sol, une ombre blanche et difforme, celle d’un parachute en toile, et ce qui s’avère être une boîte carrée en polystyrène de même couleur. Anthony est seul, mais la constatation qu’il fait en s’approchant a probablement dû réveiller les derniers animaux qui profitaient de leur grasse matinée : « Tiens, il y a un Big Mac par terre. »

Visiteur du soir

Le visiteur est en piteux état. Pourtant, pas de doute : pain, sauce, oignons rouges, salade, pickles, cheddar, steak, pain, et rebelote, c’est un Big Mac. Fixé à son socle à l’aide de colle super glu, il semble grignoté sur l’un de ses côtés, ce qu’Anthony impute d’abord aux lapins du coin. Mais plus intriguant encore, il est gelé. « Un bloc solide comme de la pierre » , remarque le jardinier, froid comme une météorite tombée des cieux. L’étrange attelage est relié à un parachute qui ne laisse pas beaucoup de doutes sur l’origine de l’effraction : d’une façon ou d’une autre, le burger est arrivé par le ciel. La veille au soir, en fermant ledit local avant de grimper dans sa BMW m160i rouge, il n’était pas là, c’est une certitude. Puis Anthony avait fait hennir les 340 chevaux galopant sous le capot de son bolide, avant de s’élancer vers l’un de ses parcours de golf préférés, où l’attendaient des amis.

L’OVNI est donc forcément tombé en fin de journée ou dans la nuit. Après tout, il ne s’agit probablement que de l’une de ces expériences scientifiques ratées de l’université Sixth Form, à cinq kilomètres de là… Le trentenaire est circonspect, mais décide de ramasser le paquetage puis de le porter jusqu’à l’accueil du club. Il est 8h du matin, et deux des trois femmes employées à la réception s’installent tout juste à leur bureau. Leurs yeux sont encore embrumés. Une odeur de café chaud embaume la pièce. Anthony pousse alors précipitamment la porte.

Anthony (gauche), et le journaliste de la BBC Mike Liggins (droite), presque comme le pantalon.

Trente secondes plus tard, le trio a déjà scalpé la cage de plastique. À l’intérieur, une caméra Go Pro, un disque dur, un traceur, et un enchevêtrement de fils sans début ni fin, sans haut ni bas. Le traceur est débranché, Anthony le rebranche. À l’instant du « clic » , tout paraît soudain « revenir à la vie » : l’objet clignote, bipe en saccades, crache un langage aussi informatique qu’extraterrestre. Les trois intéressés décident de laisser la bête gémir là toute seule, en attendant de voir. Après tout, quelqu’un viendra bien la chercher. Enfin, normalement. En attendant, les employés retournent à leurs tâches.

Vibrations fantômes

Près de 300km plus au nord, Tom Stanniland fait des ronds dans son salon. Il faut dire qu’il a de la place : la bâtisse est grande, et la pièce en conséquence. Tom, depuis quelques mois, gagne plutôt bien sa vie. Il exerce un métier difficile à expliquer à sa grand-mère, celui de YouTubeur, mais qui paie bien, étant à la tête d’une chaîne suivie ce matin-là par un peu plus de 2,7 millions d’abonnés à travers le monde. Sauf qu’à l’heure actuelle, « Killem » , comme il se fait appeler sur le réseau, joue la survie de son dernier bébé : une vidéo qui devait lui rapporter beaucoup d’argent. La tête penchée sur son téléphone portable, il n’a pas fermé l’œil de la nuit.

La veille, après être passé au McDonald’s, il a conduit jusque dans un champ près de chez lui, à Sheffield, une ville connue pour receler plus d’arbres par habitant que toute autre ville d’Europe. Là, il a sorti de son coffre une boîte blanche renfermée au scotch noir, une bonbonne d’hélium rouge siglée « Balloon Time » , et un gros ballon en plastique, le plus grand modèle qu’il ait pu trouver en magasin. Après avoir attendu cinq minutes que le plastique gonfle jusqu’à atteindre sa propre taille, il a sorti un Big Mac d’un sac en papier, l’a glué à son socle, et laissé l’étrange aérostat s’élever lentement dans les nuages. Ainsi, alors qu’il observait sa création s’éloigner, il en était persuadé : cette vidéo allait être un bijou. Contacté par McDonald’s quelques semaines plus tôt, il avait pour mission d’envoyer un symbole de la marque dans l’espace, de l’en faire redescendre, et de partager la vidéo de l’exploit, coup double pour sa chaîne et pour la marque. Sauf qu’après quelque secondes jubilatoires, Tom a sorti son téléphone, et s’est rendu compte qu’il avait perdu le signal de son traceur GPS. Il était 13h55. Depuis, aucune nouvelle. Et à H+18, ça commence à faire long.

Une vibration. Puis une deuxième. Killem dégaine son cellulaire : le ballon a explosé. Comme prévu, mais avec juste un peu de retard sur le programme, le colis extra-terrestre doit avoir atteint la stratosphère, à plus de 30km d’altitude, la pression devenant alors insupportable pour le plastique tendu à son maximum. À cet instant, la baudruche s’est éventrée, point de départ du trajet retour de son passager clandestin. Le projectile doit être en train de tomber en direction de la terre. On l’avait prévenu : avec la hauteur, le signal ne survivrait pas, il faudrait attendre la chute. Pourtant, c’est étrange… alors qu’il devrait frôler la crise d’épilepsie, le point GPS sur sa carte est immobile, et l’altimètre, bien qu’approximatif, pointe un 0 bien décidé. À en croire l’appareil, le colis aurait atterri à 3h30 de route de là. Tout près des côtes de la Manche, porté par les vents droit en direction de Dunkerque, à Colchester. Jamais entendu parler. Sur la propriété d’un club de foot, tiens. Tom dégaine son clavier et compose le numéro indiqué sur l’annuaire, pensant tout d’abord à une erreur. Il a investi dans une belle camelote. C’est une femme qui décoche. « Bonjour ! Hum, vous allez probablement trouver cela bizarre, mais avez-vous récupéré un hamburger récemment ? » Elle vient d’arriver, elle ne sait rien. Elle ira demander au jardinier du centre, peut-être est-il au courant. Auquel cas, elle rappellera dans vingt minutes.

Une demi-heure plus tard, Tom tournait la clé de contact dans sa voiture, prêt à avaler plus de trois heures de route.

Sec, poudreux, gelé

Étrangement, ce n’est qu’en le voyant descendre de sa Ford C-Max noire sur le parking de Florence Park, peu avant 16h, que les trois hôtesses finirent pas y croire. Voilà plusieurs heures qu’un homme avait appelé pour demander si l’on avait retrouvé son burger et, lorsqu’on lui avait enfin répondu oui, il avait hurlé au téléphone qu’il arrivait depuis Sheffield, avant de raccrocher. Ensuite, silence radio. Alors viendra ? Viendra pas ? Et qui est-il, d’ailleurs ? À mesure que les minutes s’écoulaient, les doutes se faisaient plus solides. Et ils fondirent aussitôt que Tom, négligemment vêtu d’un jean et d’un sweat à capuche bleu, franchit la porte les bras chargés de quatre paquets de friandises, dont une grande boîte de Ferrero Rocher. On a rarement l’occasion de remercier ses postiers, autant marquer le coup. Posé sur une table en bois, son colis extra-terrestre est là. Encore blanc, intact.

D’ici, il paraît venir d’un autre monde, et ça n’est pas totalement faux : il a fallu attendre le XXe siècle pour qu’Auguste Piccard et son assistant Paul Kipfel élèvent l’humain aussi haut, et 90 ans après, c’est au tour de McDo. En insérant la précieuse carte SD de la Go Pro dans son ordinateur, Tom s’apercevra plus tard que le froid spatial (-40°c) a probablement provoqué l’extinction de cette dernière à son point le plus haut. Sur les images, pas d’explosion de ballon, pas de folle redescente. Rien d’autre qu’une lente et calme ascension, congelant à petit feu le véritable héros de l’aventure : un simple Big Mac, qui ne s’attendait probablement pas à pareille journée. Mais reste l’essentiel, le but de toute cette affaire, l’ultime mission de Tom. Quel goût ça a, un burger cosmique ? « Un mélange de sec, de poudreux, et de gelé » , lâche-il après un croc sincère, avant de glisser qu’il est déjà temps de rentrer à la maison. La vie de YouTubeur n’est faite que de joies de courte durée, Tom doit s’atteler au montage de cette vidéo et se pencher sur la suite : pour sa prochaine création, il a eu une idée de génie. Reste à trouver où commander quatre-vingt nouveaux ballons géants et seize bouteilles d’hélium. Cette fois, équipé d’un harnais et d’un lance-pierre, il a prévu de s’y accrocher lui-même.

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