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Clauss toujours, tu m’intéresses
Il y a cinq ans, Jonathan Clauss se levait à 4h du mat’ pour mettre dans les boîtes aux lettres des prospectus qu’on fout généralement à la poubelle. Aujourd’hui, l’Alsacien est devenu titulaire indiscutable du Racing Club de Lens. Rarement à l’heure, agitateur de vestiaire, passé par la D6 allemande, ce fondu de choucroute et de tatouages est éjecté du centre de formation de Strasbourg à 18 balais. Le latéral ne voulait plus entendre parler de foot. Il reviendra ce dimanche à la Meinau dans le costume de piston droit de référence en Ligue 1. Portrait d’un galérien par excellence.
6 janvier 2017. Dans le vestiaire du stade René-Fenouillère d’Avranches, Jonathan Clauss dégote une tondeuse. Dans son viseur, une touffe de cheveux, celle de Damien Ott, son entraîneur. « D’un coup, on a vu Jonathan sortir une tondeuse et sans calculer, il est allé raser le coach, rejoue Anthony Beuve, le portier normand. Tranquillement, à la télé, il a fait une coupe à son entraîneur. C’est du Clauss tout craché. »
Au bilan, une crête parfaitement cadrée. Une demi-heure plus tôt, le latéral droit, alors en National, récitait sa spéciale, face à Laval (Ligue 2) en 32es de finale de Coupe de France. Récupération dans sa partie de terrain, une-deux, accélération sur 70 mètres, deux défenseurs et un gardien dans le vent, puis finition du gauche. De quoi achever les Mayennais (3-1), s’offrir une comparaison avec Messi et des milliers de partages sur les réseaux sociaux. « Quand on le connaît, poursuit Anthony Beuve, on sait que ce mec fait les choses à fond, toujours vers l’avant. Il retranscrit ce qu’il est dans la vie, un gars un peu foufou qui ne calcule pas. »
En l’espace d’une soirée, Jonathan Clauss, le gamin d’Osthoffen – 820 âmes et un château du XIIIe siècle à l’ouest de Strasbourg – a laissé éclater le personnage qu’il est. « C’est un mec qui est toujours de bonne humeur, jure Pierre Venturini, son pote et ex-équipier au SV Linx, en D6 allemande (2013-2015). C’est communicatif. Bon, il lui arrive aussi d’avoir des colères, hein. » Notamment lorsqu’il est question de parties de FIFA qui peuvent finir en « manette contre le mur ». « Jo est un ambianceur, abonde Marc Rubio, qui l’a côtoyé à Vauban Strasbourg, en DH (2010-2013), puis à Linx. C’était toujours le premier à mettre la musique dans le vestiaire. Certains voient ça d’un mauvais œil en disant qu’il n’est pas concentré, mais c’est l’effet inverse. Il donne à ses coéquipiers l’envie de jouer. »
À Quevilly-Rouen (2017-2018), le milieu de terrain Rafik Boujedra entend encore ces airs « de Sardou ou de Booba qu’il mettait. Ou aussi de la musique latine. Il a un vrai répertoire et ne se prive pas de danser ». Et de partager avec la troupe, se rappelle Samir Arabi, directeur sportif de l’Arminia Bielefeld : « Après sa première saison, pendant le stage de préparation en Autriche, il a réussi à faire chanter tous ses coéquipiers sur la chanson de Vegedream ! » Dans le cas de Clauss, on parle transmission. « C’est un bon fêtard, se marre Jean-Luc, le papa de Jonathan. C’est dans les gênes, ça. Durant longtemps, la moindre opportunité qu’il avait de faire la fête, il la saisissait, c’est dans son tempérament. » L’exil à Bielefeld (2018-2020), puis à Lens sur fond de maturation du bonhomme et cette fichue pandémie ont forcément eu raison d’une partie de ces envies. Enfin, à Quevilly-Rouen, Mathieu Duhamel a encore la mémoire vive. L’attaquant rembobine cette « tendance à sortir parfois. Il a pu se faire entraîner pour aller en boîte après les matchs même si on perdait 2-0. Il était jeune, c’était encore de l’insouciance, il ne se posait pas de question. L’Allemagne lui a apporté une rigueur beaucoup plus importante ».
Le réveil, tu connais…
La rigueur, c’est là qu’a longtemps été le nœud. Bruno Paterno, sorte de mentor de l’Alsacien à Raon-l’Étape (N3), l’a rapatrié de Linx en 2015 et n’hésite pas à le recadrer. Rien de mieux que 200 bornes aller-retour en bagnole entre les Vosges et la banlieue de Strasbourg pour modeler un état d’esprit. « Nous avions des échanges très cordiaux, mais parfois le ton montait. Il connaît mes exigences. Le coach qui attend son joueur, c’est insupportable. Ce n’était pas tous les jours, mais c’était un sujet de discussion. Je lui disais : « Jo, franchement tu n’as rien d’autre à faire que d’être là à 16h pour aller à l’entraînement, sois à l’heure. »Un coup le réveil n’avait pas sonné, l’autre fois la sieste avait trop duré. S’il n’avait pas soigné ça, il serait resté dans le monde amateur. »
Didier Chaffat, dirigeant du club vosgien, martèle que « la meilleure chose qui soit arrivée à Jonathan, c’est d’être avec Bruno. Avec lui, c’est carré. Il s’est pris des avoinées sur la route. Bruno, qui est un peu de la vieille école, râlait aussi un peu sur ses chaussures fluo, ses coupes de cheveux et ses tatouages. » À Quevilly-Rouen, Rafik Boujedra ne compte plus le nombre de fois où « on a commencé l’entraînement et on l’a vu arriver. Heureusement, avec sa bonne humeur, ça passait toujours. » Son père insiste sur « cette période où il était encore un peu trop olé-olé. Le gros souci de Jo, c’était le mental, parce qu’au niveau jeu, il était à la hauteur. »
Cours Forrest, cours !
Encore un autre registre où l’unanimité est la règle dans l’entourage du joueur. Demandez donc à Mathieu Duhamel qui salive devant le Racing Club de Lens cette saison « en grande partie grâce à Jo » et se languit « de ces galettes qu’il envoie dans la surface. C’est tout ce qu’un attaquant aime, recevoir le ballon parfaitement où il faut. Il brûle son côté, va vite et centre comme il faut. » Rafik Boujedra le considère telle une « machine », pendant qu’à Raon-l’Étape, Didier Chaffat jure avoir « vite compris qu’il serait titulaire toute la saison. Bon, de là à dire qu’il arriverait en Ligue 1 à peine cinq ans plus tard, c’était imprévisible en partant d’aussi loin. » Mais Clauss en a dans les pattes et niveau cardio, il fait cravacher le Parisien Maxwell en quarts de Coupe de France en 2017. Son pote Pierre Venturini parle d’une « génétique faite pour le haut niveau. Il a un gabarit frêle et petit, mais sa capacité à répéter les efforts est impressionnante. Un peu à l’image d’un marathonien qui est prêt à faire des distances folles, lui est façonné pour faire des allers-retours. »
Avec un goût prononcé pour voir ce qui se trame devant. Outre-Rhin, Pierre Venturini évoque « un arrière droit qui terminait la saison avec huit, voire dix buts. Parfois, il y avait un centre, et c’est lui qui était dans les six mètres, pas notre attaquant. » Didier Chaffat cherche toujours à résoudre l’équation de ce soir de janvier 2016. Saint-Étienne déboule à Raon-l’Étape en 32es de finale de Coupe de France, et Jonathan Clauss, alias Djoninho sur les réseaux sociaux, place un coup de casque qui envoie Stéphane Ruffier dans ses filets. « Je me demande encore ce qu’il faisait là, rejoue le président. Que fout mon attaquant à ce moment-là, j’en sais rien… Mais il y a Jonathan Clauss, latéral droit, qui est dans la surface pour claquer… » De la D6 allemande à la Ligue 1, le leitmotiv n’a pas vrillé. « Il a forcément progressé tactiquement et défensivement, juge Anthony Beuve, mais il a constamment envie de monter. » Du 4-4-2 raonnais à un décalage au milieu à Quevilly-Rouen en passant par le 3-4-1-2 sur mesure de Franck Haise à Lens, Clauss joue l’essuie-glace. « Sur un demi-tour quand il perd le ballon, en deux-trois foulées il a rattrapé son adversaire, glisse Bruno Paterno. Il a toujours eu l’une des meilleures VMA (vitesse maximale aérobie, NDLR) du groupe et en une mi-temps, il pouvait monter 10 fois. »
Les stats parlent. Huit passes décisives et cinq buts à Bielefeld pour la saison du sacre en 2. Bundesliga et déjà quatre passes et deux buts dans l’Artois cette saison. Son équipier à Bielefeld Florian Hartherz le voit « toujours sprinter sur son flanc droit. Il était très fort. Jonathan a très vite appris à s’intégrer, et on l’a vu progresser rapidement. Sur les passes décisives, il a franchi un cap. » La progression fait vaciller les supporters lensois, jamais avares en folies, qui voudraient l’attacher à Bollaert pour les dix prochaines saisons. Le hashtag #ClaussEnEDF est lancé fin février pour envoyer la coqueluche sous les ordres de Didier Deschamps. Les tweets déferlent, et le principal intéressé – qui n’hésite pas à prendre quelques heures en retour de déplacement pour répondre aux supporters sur Twitter – convoque ironiquement Jean-Claude Dusse des Bronzés : « Oublie que t’as aucune chance, on sait jamais, sur un malentendu ça peut passer. » La maman du latéral de 28 ans, Josiane, vit une parenthèse de folie. « On lui souhaite évidemment de rejoindre l’équipe de France, mais il n’y croit pas. Il dit que ce n’est pas pour lui, mais après une telle carrière, on n’est plus à une surprise près. »
Quel réveil ! ???Vous êtes des grands malades , merci p**** quel soutient ! Et comme dirait un grand philosophe français : « Oublie que t’as aucune chance , on sait jamais , sur un malentendu ça peut passer » ??
— Jonathan Clauss (@Djoninho25) February 24, 2021
Retour à la case départ
C’est qu’en matière de singularité, de dramaturgie, Clauss devrait se charger d’écrire rapidement un scénario de long-métrage. À moins qu’on ne le lui concocte directement. En guise d’intro, ce brutal coup d’arrêt, à 18 piges, lorsqu’il n’a d’autre choix que de récupérer son barda du centre de formation du Racing Club de Strasbourg. Un crève-cœur, « une période extrêmement difficile », dixit Josiane, « un rêve brisé, aux dires du papa, Jean-Luc. On l’a récupéré en miettes, et ça n’a pas duré qu’une journée. Jonathan était cassé. Il est retombé à zéro et derrière, il ne voyait aucune issue. » D’après sa maman, « au même moment, on s’est séparés avec son père. Son monde s’écroulait, il y avait de quoi pleurer. » On est loin du gamin qui, à 2 ans, se délestait des jeux de société pour « jouer au ballon et casser les géraniums dans le jardin ou la vaisselle de la cuisine », reprend Josiane. Serge Comtesse, président du Vauban Strasbourg où il signera l’été suivant son départ du Racing, n’y va pas par quatre chemins. « Quand ça t’arrive, tu es jeté comme une vieille chaussette et tu retournes chez maman. Tu as 18 ans, tu n’as pas de formation particulière, tu ne sais rien faire d’autre hormis du foot. »
Avec le recul, Jean-Luc Clauss a appris à analyser cette déconvenue d’un môme qui plaçait dans le Racing Club de Strasbourg, étendard d’une région, la réussite d’une vie. Trop frêle, trop petit, Jonathan Clauss n’est alors « pas en mesure d’affronter la réalité du monde professionnel. Il avait des capacités sportives, mais dans sa tête, il n’avait pas assez évolué. » Marc Rubio le prend sous son aile à Vauban Strasbourg pour « comprendre qu’il ne devait rien lâcher », et la perspective d’une vie plus classique prend le relais. Clauss pense à stopper le foot, son père l’incite sur « le côté intellectuel pour trouver un job ». Il reprend des études de Staps, puis enchaîne les petits boulots. Livreur chez Mediapost, préparateur de commandes, il s’en va distribuer des prospectus à l’aube, « à pied », assure son ancien entraîneur Bruno Paterno. « Il se levait vers 3-4 heures du mat’ pour préparer ses pubs, puis faire sa tournée, décortique Pierre Venturini. C’était un petit boulot pour vivre, tout simplement. Avec quelques centaines d’euros au club, ce n’était pas suffisant. » À Vauban Strasbourg, puis Linx et Raon-l’Étape – « où il est l’un des seuls à travailler à côté », d’après Didier Chaffat –, le latéral apprend à composer avec le train-train quotidien. « Il jouait au foot pour le plaisir et ne pensait plus à devenir pro, poursuit Pierre Venturini. Il n’était pas dans le calcul, il voulait juste profiter de l’instant présent. »
El Pibe de Oro de Bielefeld
Mais la réalité du terrain va lui revenir en pleine poire. D’abord avec feu Harald Heick, son technicien à Linx. « Lors de sa troisième saison chez nous, le coach l’a envoyé faire un essai à Hoffenheim, livre Geoffrey Feist, ancien équipier. Ça s’est bien passé, il aurait même dû signer, mais vu son âge, il aurait dû passer pro la saison suivante et ça ne s’est pas fait. » Marc Rubio avance l’hypothèse d’un « autre gars qui a été choisi ». Qu’importe, la flamme est ravivée. Elle le sera d’autant plus à Raon-l’Étape où Jean-Luc Clauss « commence à y croire à nouveau ». L’ascension aurait de quoi rendre jaloux les plus aguerris de l’Alpe d’Huez. Du National 3 au National, puis la Ligue 2 en l’espace de trois saisons, pour un premier contrat pro paraphé à 24 ans en 2017, Clauss fait sauter le plafond de verre. Bruno Paterno débriefe : « Il a franchi les étapes une par une, sans rien demander à personne. Ce n’est pas commun quand même qu’un gamin du monde amateur rebondisse en Ligue 1 à 28 ans. Sur les 20-30 dernières années, il n’y a pas beaucoup de garçons qui ont eu ce parcours. »
À grimper si rapidement, on se retrouve au centre des convoitises. Et des propositions de contrat pas toujours bien flairées. Sur les quatre dernières saisons, la mobylette lensoise a changé à deux reprises d’agent, dont le dernier début mars. L’un de ses ex-conseillers qui l’a aidé « quand il n’avait rien » n’a tout simplement « plus envie de parler de Clauss », un second jure que « ses manières de faire ne sont pas les bonnes, il peut te jeter du jour au lendemain sans raisons ». « Quand on débarque de nulle part, c’est très compliqué de s’entourer de gens compétents », concède Jean-Luc Clauss, qui n’a pas squeezé l’épisode Dinamo Brest. Au printemps 2017, Quevilly-Rouen bascule dans la charrette et Jonathan Clauss dans la case chômage. S’ensuivent de vagues approches en Ligue 2 et Serie B, puis une piste bien plus précise en Biélorussie courant août. « J’avais un mauvais pressentiment, estime le père du joueur, alors que son fils part une semaine en essai au Dinamo Brest. Maradona venait d’être nommé président, il y avait la barrière de la langue et toute la complexité géopolitique que peut représenter la Biélorussie. Jo voulait le faire pour prouver qu’il pouvait être pro. L’affaire n’était pas claire du tout. » « Nous avions fait les valises, tout était prêt », assure la maman, Josiane.
Finalement, le coach qui le met à l’essai est débarqué et son agent d’alors met sur le tapis Bielefeld et deux années de contrat. « Pour le poste de latéral droit, on avait deux options, lui et Cédric Brunner du FC Zurich, développe Samir Arabi de l’Arminia Bielefeld. La cellule scouting voulait les deux, mais le coach d’alors, Jeff Saibene, préférait Brunner et un espoir de la réserve. Sauf que Brunner s’est blessé après un match. Dans le même temps, Jo, qui devait signer en Biélorussie, était de nouveau libre. On a eu de la chance ! » En quatre jours, l’affaire est pliée. « En résumé, il était gratuit, rapide, offensivement fort et il parlait un peu allemand, poursuit le directeur sportif. Un mélange parfait. Il avait été formé à Strasbourg et avait cette expérience qui se ressentait dans sa vista sur le terrain. L’autre avantage qu’il avait, c’est qu’il connaissait l’allemand de par ses années à Linx. Pour nous, c’était important, car encore une fois, l’Arminia n’a pas le budget pour payer des traducteurs aux joueurs. Il fallait donc qu’ils puissent s’intégrer rapidement au groupe, et c’était son cas. » Après deux saisons, dont la seconde de haute volée, l’autre Racing de Ligue 1, dans l’Artois, vient toquer à la porte.
Tu saurais tatouer une choucroute ?
Un énième signe du destin ? « Nous avons une bonne étoile, image Josiane, la maman. Sans pour autant aller à l’église, nous sommes très croyants. On a le sentiment que quelqu’un nous protège dans le ciel. » Une éducation religieuse, des signes de croix à chaque entrée et sortie du terrain, une embrassade sur les poignets, des tatouages faisant référence à ses parents et sa petite sœur, un autre avec un chapelet, Jonathan Clauss est l’incarnation du superstitieux. Un coup de fil à sa mère une heure avant le match, un autre après à son père, les traditions sont tenaces en Alsace. Tout comme les bouchées à la reine, les lasagnes ou la choucroute, « ses plats préférés », égrène Josiane.
D’ici quelques jours, Jonathan Clauss aura le temps de se replonger dans cette épopée singulière, « il a prévu de passer à la maison », se réjouit d’avance sa mère. Et de se rappeler au passage que le jour où il avait trompé Stéphane Ruffier avec Raon-l’Étape, le portier stéphanois avait lâché à Wilfried Rother, l’un de ses coéquipiers, après l’élimination : « Rentre chez toi guignol, n’oublie pas de me regarder en Ligue Europa. » Si Lens carbure toujours d’ici fin mai, c’est lui qui aura les honneurs de la scène européenne à l’automne prochain. Le karma.
Par Florent Caffery, avec Julien Duez
Tous propos recueillis par FC et JD