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Claude Le Roy : « Le premier sorcier, c’était Merlin l’Enchanteur ! »
On l’appelle le Sorcier Blanc. Claude Le Roy actuel sélectionneur du Togo a entraîné neuf équipes nationales différentes. Plus qu’un technicien, découverte d’un humaniste, amoureux de l’Afrique et des Africains.
Le foot français vous dégoûte ?Non, il ne me dégoûte pas. À Strasbourg, j’ai donné tout ce que je pouvais pendant trois ans, en abattant un boulot énorme. J’ai fait venir des dizaines de jeunes professionnels qui ont réalisé d’énormes carrières. Luyindula, Beye, Hemdani, Bakayoko… Dix ans après, c’était encore tous de grands joueurs, alors que, au moment où je les ai pris, c’était des inconnus. Avoir eu cette relation si difficile avec le Front national en Alsace, uniquement parce je ne supportais plus d’entendre ses cris de singe lorsqu’un joueur black touchait le ballon à la Meinau… Ce sont toujours d’infimes minorités, des nazillons alsaciens, mais des Alsaciens ont pris ça pour eux, alors que 95% d’entre eux sont des gens de grande qualité. J’ai adoré la qualité de vie là-bas. Mais avoir à subir ça à tous les entraînements, tous les matchs, c’était devenu trop lourd à porter pour moi. À partir de là, j’ai décidé que je ne reviendrais plus. C’est fini. Je ne serai plus jamais entraîneur en France. Et puis la passion autour du foot n’a rien à voir entre ce qu’on vit en France et en Afrique. C’est puissance 10 en amour pour le foot. Il aurait juste fallu que vous soyez dans mon bus dimanche soir. Les mamas avec les calebasses, les personnes âgées, les enfants, les femmes, les hommes, c’était invraisemblable. Tout ça, juste pour une qualification pour la Coupe d’Afrique. On revenait de tellement loin, c’était une telle surprise, un tel bonheur qu’on a tous été touchés par ça, les joueurs, le staff. Depuis dimanche, les marchands de poulet grillé, de bières ont bien gagné leur vie.
Quels conseils donneriez-vous à un sélectionneur qui aurait envie d’officier en Afrique ? Quelles sont les clés ?
C’était l’objet d’un débat que j’ai eu avec Luis Fernandez, qui me disait : « J’ai mis untel, j’ai mis untel. » Je lui ai dit : « Tout ça, c’est de la rigolade, Luis. » On ne peut pas travailler en Afrique si on n’y vit pas. Ce n’est pas possible. Si on coache une grosse équipe, on peut venir de temps en temps parce que tous les joueurs jouent en Europe, mais on n’apporte rien au continent. On ne forme pas des joueurs locaux, on n’aide pas les entraîneurs locaux. On ne fait qu’une partie du boulot. Ce qu’il faut ici, c’est aider. Être au contact des joueurs, des jeunes éducateurs dans les académies. Mais la vérité de vie de quelqu’un n’est pas forcément la même pour quelqu’un d’autre. Il faut aimer les gens de ce continent, il faut être à l’écoute de ce continent. Il faut avoir envie. Dans mon staff, il n’y pas quinze blancs, j’ai un adjoint point final. Tout le reste, ce sont des locaux.
On a vu quelques-unes de vos causeries. Vous êtes un meneur d’hommes.Oui, je suis un meneur d’hommes. Après j’ai toujours dit aux joueurs : « Si vous me craignez, il faut me virer. Vous êtes vingt-cinq, s’il y en a vingt-deux qui me craignent, vous avez le pouvoir, il faut me virer. S’il y en a trois qui me craignent et vingt-deux qui me respectent, les trois s’en vont. » Il faut arrêter d’appeler les joueurs « les enfants » . Les politiques me disent parfois : « Alors comment vont les enfants ? » Je leur réponds : « Mais non, ce ne sont pas des enfants, mais des hommes eux-mêmes en charge d’éducation, souvent pères de famille, arrêtez de les infantiliser comme ça. » Il ne faut jamais raconter d’histoire aux joueurs. Il faut qu’ils sachent que ce sont eux qui sont importants. En revanche, il ne faut pas leur faire de cadeaux. Si on fait un cadeau à un joueur, c’est à un entraîneur adverse qu’on fait un cadeau.
Dans certaines sélections africaines, la différence de niveau entre certains joueurs est importante. Est-ce qu’il y a des différences de traitement entre un grand joueur et un joueur méconnu ?On ne traite jamais tout le monde de la même façon. Vingt-cinq joueurs, c’est vingt-cinq carrières différentes, vingt-cinq profils différents, vingt-cinq backgrounds socio-culturels différents, vingt-cinq éducations différentes, vingt-cinq parcours scolaires différents. Comment avoir le même comportement avec autant de joueurs différents ? En revanche, il faut être juste. Mais on s’appuie évidemment sur des cadres. Ce sont des relais naturels de l’entraîneur. Mais dans le comportement, il n’y a pas de cadeaux. Personne ne peut se permettre des trucs interdits dans la vie du groupe. Il faut que les joueurs ressentent une grande justice. J’ai dirigé parmi les plus grands joueurs du monde et ils savent très bien que lorsqu’il a fallu leur rentrer dans le chou quand ils ont eu telle ou telle attitude qui ne me convenait pas, ils y ont eu droit. Après, c’est très facile. Les joueurs parlent entre eux d’un entraîneur.
Que pensez-vous de l’expression « sorcier blanc » ? C’est venu très tôt. En 1985. Lors de ma première conférence de presse, où je venais d’être nommé sélectionneur et directeur technique national du Cameroun. On m’a demandé si j’acceptais les « marmiteurs » , les marabouts, les féticheurs dans les délégations, comme ça se faisait parfois. Je respecte complètement la culture locale. Le marabout ou féticheur pour un joueur, ça peut être le psy en Europe, donc il n’est pas question d’interdire à qui que ce soit d’aller consulter, mais ça ne sera jamais intégré dans mon équipe. Je leur ai expliqué en souriant et avec dérision que j’étais breton et que le premier sorcier dans l’histoire de l’humanité c’était Merlin l’Enchanteur. Je n’allais sûrement pas être impressionné par les sorciers.
Ça a jeté une espèce de froid, mais fait sourire en même temps. Il y a eu même un éclat de rire général. À partir de là, quelqu’un a dit : « C’est un sorcier blanc » . Ça s’est lancé comme ça. Et puis comme après, pendant plusieurs années, on n’a quasiment plus perdu un seul match, on a tout gagné : la Coupe intercontinentale, le championnat et la Coupe d’Afrique des nations, les Jeux d’Afrique… Tout ce qui était possible de gagner, on l’a gagné. Voilà comment c’est venu. Est-ce que lorsqu’on est européen et qu’on va entraîner en Afrique ou partout ailleurs, on jouit d’une crédibilité supérieure à celle des locaux ?La crédibilité, il faut la justifier. Parce que sur place, vous tombez sur plein de gens d’une grande compétence, qui ont lancé des expériences avec beaucoup d’anciens joueurs, qui ont eu des carrières professionnelles, donc on ne peut pas raconter d’histoires longtemps. Alors je sais qu’il y en a qui au départ ont fait des carrières, lorsque les gens ne pouvaient pas se renseigner, sur des faux CV… On ne peut réussir dans tous ces pays que si on les aime, si on aime y être et si on a une relation très, très chouette avec les joueurs et le staff évidemment. Il ne faut pas inspirer la crainte, mais le respect. Quand vous proposez quelque chose aux joueurs, il faut que ce soit très clair, les séances d’entraînement très claires, avec un vrai projet de jeu, une vraie histoire de jeu pour chaque équipe. Partout où je peux, j’essaie de développer un football offensif, bien organisé. On répète beaucoup, on travaille beaucoup. Mais les joueurs, à partir du moment où vous leur proposez des choses qui leur parlent, des choses du foot, pas des discours, mais des trucs concrets sur le terrain, ils vous emmènent très loin, très haut.
Parmi tous les grands joueurs africains que vous avez entraînés, lesquels vous ont le plus impressionné ?
Choisir entre la découverte de George Weah, Samuel Eto’o, François Omam-Biyik, André Ayew… Diriger des joueurs de talent comme Roger Milla qui représente la pureté, l’essence même du cristal sur un terrain. Il pouvait passer deux heures d’entraînement sans faire une seule faute technique. Michael Essien qui, lorsqu’il était au sommet de sa forme, était peut-être le meilleur milieu défensif au monde, dans un autre registre, mais qui était tellement fort physiquement, tellement puissant, tellement adroit. Des gardiens de but comme Thomas Nkono ou Joseph-Antoine Bell… Il y a tellement de joueurs, chacun dans leur registre. Mais ce dont je suis fier, c’est que jusqu’à maintenant, ils continuent de m’appeler, demandent des nouvelles. George Weah et Samuel Eto’o m’appellent papa. Je n’ai jamais raconté d’histoires à personne. Les joueurs savent qu’il y a des choses sur lesquelles on ne discute pas : la discipline et la qualité athlétique. C’est à partir de là que le football commence. S’il n’y a pas de discipline collective, intelligemment conçue par le staff et comprise par les joueurs, il n’y pas d’équipe. Ça fait quatre matchs que je suis avec Emmanuel Adebayor. Il a 32 ans, mais c’est un gâchis pour sa carrière… Même s’il a joué dans de grands clubs, qu’il a fait une très belle carrière, il aurait dû en faire une plus grande. En 2008, il aurait dû se battre pour le Ballon d’or. Cette année-là, c’était peut-être le meilleur attaquant au monde.
Qu’a-t-il manqué à Adebayor pour réaliser une plus grande carrière ?Je pense qu’à un certain moment, on ne lui a pas fait comprendre que ce qu’il y avait d’important, c’était aller le plus haut possible pour exploiter son plein potentiel, mais surtout de ne pas de se contenter d’être bon ou d’être très bon. Il faut être toujours dans la recherche de l’excellence. Mais pour ça, il faut des gens autour de soi de très grande qualité, convaincants. Je ne pense pas qu’il a eu cette chance à certains moments de sa vie. On l’a regardé comme un immense joueur alors qu’il n’y a pas de star, ça n’existe pas.
Les stars, on les voit dans le ciel la nuit, parce qu’il y a de l’ombre tout autour. Ce dont on a besoin dans le foot, ce sont des soleils qui mettent de la lumière sur ceux qui sont autour. Le mot star peut être employé dans le sport individuel, mais sûrement pas dans les sports collectifs.
Comment est-ce que vous vous y prenez pour convaincre un joueur européen de rejoindre une sélection africaine ?En général, le travail est déjà à moitié fait parce que la plupart des joueurs dans les clubs ont des coéquipiers d’autres pays africains que j’ai souvent entraînés. Je prends le dernier en date à Angers, le Congolais Sunu. Il joue avec Fodé Doré, dont personne ne voulait plus au Congo et qui est redevenu un soleil pour tout le pays. Contre l’avis de tout le monde, je l’ai imposé en sélection. Il a été exceptionnel dans le comportement et dans son efficacité. Il était avec Bouka-Moutou que j’avais fait aussi démarrer lors des qualifications de la Coupe d’Afrique et pendant la phase finale. Les joueurs se parlent en permanence, racontent le travail qu’ils ont fait avec moi. Tous ceux que j’ai convaincu de me rejoindre, jamais jusqu’à aujourd’hui, l’un d’entre eux n’est venu me reprocher d’avoir un peu forcé. Tous m’ont dit : « Mais quelle chance ! J’ai bien fait de vous écouter. » Jamais je ne pensais connaître de telles émotions avec une équipe nationale en Afrique où on peut s’entraîner devant 30 000, 40 000 personnes. Il fallait être au Togo après notre qualification miracle pour voir ce que ça a déclenché comme bonheur, comme sourires. C’est pour ça qu’on bosse. Ce n’est pas que du pain et des jeux. C’est bien bosser pour que les gens soient fiers de leur pays. Mettre plein de notes positives sur un continent où… On voit ce qu’il se passe à Kinshasa en ce moment ou au Gabon, ça m’attriste. Quand on parle de l’Afrique, c’est souvent en termes négatifs, alors qu’il y a plein de raisons d’être optimiste sur ce continent. Il y a plein d’auto-entrepreneurs, les femmes feront l’Afrique de demain. Petit à petit, elles prennent de plus en plus de place. Dans vingt ou trente ans, beaucoup seront à la tête des pays africains.
Vous n’avez jamais craint que la population ne s’identifie pas aux binationaux ?Ce n’est jamais arrivé. Ils sont bons, ils restent ; ils ne sont pas bons, ils ne restent pas. Ce n’est pas parce que j’ai réussi à en convaincre un que s’ils ne me donnent pas satisfaction, ils resteront. Il n’en est pas question. Et puis il ne faut pas comparer la tolérance des populations en Afrique avec celle de la population en France. On a de belles leçons à recevoir.
Le lien entre foot et politique est fort en Afrique. Que pouvez-vous en dire ?Il est fort partout. En France, à chaque match, tous les leaders politiques sont dans la corbeille du Parc ou à Lyon, Bordeaux ou Marseille. Quand un Américain vient à Marseille, il veut tout de suite voir Gaudin. Mais bon, en Afrique, les fédérations n’ont pas de moyens. S’il n’y a pas de pouvoir politique pour aider l’équipe nationale, il n’y a aucune chance que ça fonctionne. Il faut bien payer des billets d’avion pour faire les déplacements à l’étranger ou le billet des joueurs pour qu’ils viennent nous rejoindre. Ce sont des sommes énormes, bien plus qu’en France. En France, ce sont des billets Londres-Paris, Berlin-Paris, Munich-Paris, Barcelone-Paris, Madrid-Paris. En Afrique, ce sont des voyages transcontinentaux qui coûtent des fortunes. Si l’État n’aide pas la Fédération qui n’a aucun moyen, c’est impossible. En revanche, comme il y a l’État, il faut que les sélectionneurs soient assez costauds pour ne pas accepter le moindre souhait suscité de la part d’un ministre ou de qui que ce soit. Le sélectionneur, c’est le seul patron ou il s’en va. Comme on connaît mon caractère, personne ne s’est jamais amusé à ça, sauf une seule fois et je pense qu’il s’en repent encore.
Propos recueillis par Flavien Bories