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Claude Le Roy : « Il faut comprendre le pays dans lequel on travaille »

Propos recueillis par Flavien Bories
12 minutes
Claude Le Roy : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Il faut comprendre le pays dans lequel on travaille<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

On l’appelle le Sorcier Blanc. Claude Le Roy, actuel sélectionneur du Togo, a entraîné neuf équipes nationales différentes. Plus qu’un technicien, découverte d’un humaniste, amoureux de l’Afrique et des Africains. Première partie d'un entretien fleuve, aussi long que le Congo.

Claude, pourquoi l’Afrique ?Ça vient de très loin, d’une culture politique familiale. Mon père s’est battu pour l’indépendance de l’Algérie et pour toutes les indépendances, quasiment au risque de sa vie. Il était pro-Lumumba. J’ai vu défiler chez moi de grands leaders politiques. J’ai été concerné, petit, par les questions d’indépendance. Et puis, lorsque je suis devenu professionnel, j’ai joué avec beaucoup de footballeurs d’origine africaine, mais surtout, dès 71, on est partis avec Ajaccio aider le Congo à se préparer pour la Coupe d’Afrique des nations 72. François Mpelé, Balékita étaient des coéquipiers à Ajaccio et allaient devenir champions d’Afrique quelques semaines plus tard avec les Diables rouges du Congo. C’était déjà un signe. Et puis en 1985, j’ai eu un clash avec Marc Braillon à Grenoble. Albert Batteux vivait là-bas, j’étais très proche de lui, c’était mon ami, et malgré la différence d’âge, il était ma référence footballistique. Il m’a appelé un jour : « Tu ne voudrais pas aller au Cameroun. Le président de la République nous a demandé de chercher un jeune sélectionneur. Quelqu’un avec des compétences sportives et intellectuelles pour mener un combat. » Voilà comment j’ai atterri au Cameroun.

Vous aviez peur avant de débarquer au Cameroun ?

J’ai été marqué au fer rouge par ce continent auquel je dois beaucoup.

Je n’ai jamais eu peur. C’est un sentiment que je ne connais pas. Je suis arrivé le 17 mai 85, la veille de l’anniversaire de la fête nationale. On a annoncé que j’étais sélectionneur avant même d’avoir discuté de mon contrat. J’ai été obligé de faire une conférence de presse pour expliquer pourquoi j’étais sélectionneur, alors que je n’avais encore rien signé. C’était un peu ubuesque, surréaliste. Mais personne ne voulait de moi au Cameroun parce que j’étais un petit blanc-bec qui arrivait avec aucune expérience. On ne comprenait pas qu’on ait laissé cette équipe, patrimoine national, à un si jeune entraîneur. Il a fallu que je bosse et les résultats sont venus très vite. On n’a plus perdu de match pendant trois ans. On a tout gagné et ça a été une aventure. J’ai eu la chance d’avoir des grands joueurs, d’en découvrir d’autres. Pouvoir compter sur des collaborateurs camerounais formidables. Après, tout s’est enchaîné. J’ai été marqué au fer rouge par ce continent auquel je dois beaucoup.

Quelle différence entre les conceptions du foot européenne et africaine ?On ne peut pas comparer. Je parlais de ça avec des joueurs venus récemment en Afrique. Après notre qualification pour la CAN, il y avait des milliers et des milliers de personnes dans les rues, des milliers de moto-taxis nous escortaient pour nous ramener du stade à l’hôtel. Ce sont des pays où on a 30 000 à 40 000 personnes à l’entraînement parfois. Quand on parle de la pression en France, ça me fait sourire. On ne peut pas se rendre compte de ce que représente le résultat d’un match d’une équipe nationale en Afrique.

Si on ne connaît pas les luttes d’indépendance, les relations parfois compliquées entre certaines ethnies, si on ne connaît pas tout ça, on passe à côté de notre métier de sélectionneur. Il ne faut pas seulement aligner des noms sur une feuille. Il faut comprendre le pays dans lequel on travaille.

C’est pour ça que beaucoup de joueurs ne tiennent pas et repartent en courant parce, que bien évidemment, il n’y a pas le droit à l’erreur. C’est ce qui rend ce métier passionnant. Il faut aimer ce continent. Il faut en connaître la géopolitique. Si on ne connaît pas les luttes d’indépendance, les relations parfois compliquées entre certaines ethnies, si, au Sénégal, on ne connaît pas les tirailleurs sénégalais, le camp de Thiaroye, les problèmes de la Casamance… si on ne connaît pas tout ça, on passe à côté de notre métier de sélectionneur. Il ne faut pas seulement aligner des noms sur une feuille. Il faut comprendre le pays dans lequel on travaille. J’ai passé quatre années au Sénégal, c’était incroyable. J’ai l’impression d’avoir tout gagné avec ce pays, alors que j’ai eu la défaite la plus triste de ma carrière en quarts de finale de la Coupe d’Afrique à Dakar en 92. J’ai la chance d’être reçu comme ça partout sur ce continent et c’est quand même un grand bonheur d’avoir été décoré des plus hautes distinctions par tous ces pays en reconnaissance du boulot que j’y avais fait. Mais c’est peut-être aussi parce que mes enfants ont vécu en Afrique et ont fait toute leur scolarité là-bas. Je ne suis pas un entraîneur Club Med qui vient dix jours par mois. Je vis dans les pays où je travaille.


Vous vivez là-bas à l’année, comment organisez-vous votre emploi du temps au Togo ?Lorsqu’on est sélectionneur en Afrique, on s’occupe de tout. On supervise les équipes A bien sûr, mais aussi les –23, les Olympiques, les -20. On réunit tous les entraîneurs nationaux, tous les préparateurs physiques. J’ai mis en place une équipe nationale locale. On est allés à Sokodé et jusqu’à la frontière béninoise. On lance des défis aux sélections provinciales parce qu’il n’y avait plus de championnat national depuis quasiment quatre ans. Il faut sans arrêt bosser au quotidien. Tous les jours, il y a des matchs de quartier, des matchs amicaux sur des terrains improbables.

J’aime de plus en plus le foot, mais de moins en moins le monde du foot. Ce monde me fait souffrir.

On va traîner partout. D’ailleurs, et alors qu’il n’y a pas de championnat, contre Djibouti qui était un match important, notre arrière gauche était un petit local. Le jeune entré à la fin du match et qui a mis deux buts était aussi un petit local. Depuis, il est parti dans un club au Ghana. Il faut être curieux. J’aime de plus en plus le foot, mais de moins en moins le monde du foot. Ce monde me fait souffrir.

Mais est-ce qu’il est possible de travailler dans le football et d’éviter de côtoyer « ce monde » ? Oui, je me sens de mieux en mieux. Je n’apparais sur aucun réseau social. Je lis les journaux qui m’intéressent. Je garde toute ma virginité pour ne pas me mettre en guerre avec des pseudo-journalistes qui pullulent maintenant dans le monde.

Quelle est la différence entre le métier d’entraîneur et celui de sélectionneur ?En Afrique, il n’y a pas beaucoup de différences parce qu’on travaille quasiment au quotidien. En France, c’est trois jours par mois. Ici, on forme des entraîneurs, des préparateurs physiques. Un jour, on va déjeuner avec le chef de l’État et le lendemain on se retrouve dans un quartier avec les gens les plus modestes. C’est une école de la vie permanente, ce métier en Afrique. C’est passionnant et les gens sont passionnants !

Vous avez entraîné sept équipes nationales africaines différentes. Pouvez-vous me dire ce que vous avez appris de chaque sélection ?Elles m’ont appris toutes à cultiver chaque jour un peu plus la tolérance. C’est le fil rouge de toute cette aventure africaine. C’est le fil rouge pour mes enfants aussi qui ont appris à cultiver l’envie de se battre chaque jour un peu plus pour la tolérance.

Plus on est dans l’obscurantisme, plus on est dangereux et plus on est agressif, plus on a peur de l’autre et plus l’étranger devient défouloir.

Vous savez quand j’ai eu toutes ces menaces de mort en dénonçant le FN, ce qui m’a valu tous ces problèmes à Strasbourg, je ne pensais pas que ça aurait de telles répercussions. Je disais seulement ce que je pensais tranquillement, calmement.

Comment expliquez-vous ces réactions à votre égard ?C’est la méconnaissance de l’autre. On a peur de ce qu’on ne connaît pas. Plus on est dans l’obscurantisme, plus on est dangereux et plus on est agressif, plus on a peur de l’autre et plus l’étranger devient défouloir. C’est pour ça que voyager, cultiver cette tolérance évite tous ces comportements imbéciles.


Êtes-vous inquiet du climat ambiant qu’il y a en France actuellement ?Bien sûr. Je suis inquiet, car je vois que Sarkozy reprend une dérive droitière qui l’avait pourtant mené à l’échec lors des dernières élections. Je suis inquiet parce que les gens pensent à leur petit espace personnel. Montebourg, Macron et compagnie sont tous des gens de qualité, mais on a l’impression que cette soif de pouvoir leur fait oublier l’essentiel, à savoir qu’ils sont à la disposition du peuple et qu’ils n’existent que parce qu’il y a des gens qui vont voter. C’est comme nous lorsqu’on manque de respect à un public. On ne vit que parce que des gens sont dingues de foot. On a à faire face à beaucoup d’obligations parce qu’il y a de la folie autour de ce jeu et c’est grâce à tous ces gens qui aiment le foot. C’est eux qui nous donnent notre statut professionnel, personne d’autre. Après, il ne faut pas tomber dans le « du pain et des jeux » , il faut laisser le foot à son niveau.

Mais n’est-ce pas d’autant plus difficile en Afrique ?

Je suis amoureux fou de la victoire, mais pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix, en respectant le jeu. Ma fierté est de n’avoir jamais été expulsé d’un terrain.

Il faut expliquer que ce n’est qu’un jeu. Il faut toujours relativiser. C’est là que c’est une perpétuelle école d’humilité. Il ne faut pas se la jouer, il faut avoir envie d’aller le plus haut possible. Je suis amoureux fou de la victoire, mais pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix, en respectant le jeu. Ma fierté est de n’avoir jamais été expulsé d’un terrain. Ça fait trente-six ans que je suis entraîneur. Mes équipes respectent le jeu, on respecte les arbitres. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de coups de gueule de temps en temps, qu’on n’est pas en colère contre les comportements d’adversaires. On n’est pas des bénis oui-oui. Il faut sans arrêt avoir un discours d’éducateur pour rester à l’essentiel, à savoir le jeu. Attaquer, marquer des buts, prendre du plaisir. Tout ça grâce à la discipline collective. S’il n’y a pas de discipline collective, il n’y a pas de jeu. Avec moi, tout le monde sait que s’il y a entraînement à 7h, ce n’est pas 7h01. Ceux qui ne respectent pas ça ne m’intéressent pas. Je n’ai pas de temps à perdre.

Que pensez-vous du cliché disant que les Africains sont dilettantes, arrivent souvent en retard. Est-ce plus le cas qu’ailleurs ?C’est une connerie ! Je pense que ce sont les plus professionnels qui existent lorsqu’on leur explique. C’est la catégorie socio-professionnelle pour laquelle le foot est le plus beau moyen d’accès à un certain statut social. Ce sont les joueurs les plus disciplinés que j’ai rencontrés dans ma carrière. Ce sont des clichés à la Willy Sagnol.

D’ailleurs, que pensez-vous des discours évoquant le manque de qualités techniques des joueurs africains ? Ou leur manque de culture tactique ?Je pense que Laurent Blanc n’a jamais pensé ça, lui. Vraiment. Lorsqu’il était question de quota, c’était par manque de culture. Il a cautionné des trucs en se disant, ça va aider le football français, mais c’est un manque de culture géopolitique. Fondamentalement, il n’a absolument pas ce regard-là. On peut être très intelligent, et il l’est, sans avoir une très grande culture. Je pense que c’est un mec bien. Je ne le connais pas bien, mais dans le fond, je pense que c’est un vrai humaniste. Foncièrement.

On va mettre Laurent Blanc de côté, mais ce n’est pas la première fois que j’entends : « Les joueurs africains ne sont pas techniques et ne sont que physiques. » Qu’est-ce qu’ils en savent ? Demandez-leur où se situe la Namibie. Si vous saviez le nombre de joueurs africains extraordinairement techniques et intelligents tactiquement qu’il y a en Afrique. Il y a de tout en Afrique. Il y a des supers joueurs, il y a des tueurs à gages. Des joueurs qui jouent sur leur puissance athlétique, d’autres sont des félins. Il y a les joueurs quasiment les plus doués qu’il n’y a jamais eu dans le football français. La preuve, certains ont été ballons d’or. Quand j’ai découvert George Weah au Ghana… quand j’ai dit à Arsène Wenger de le prendre, je savais que c’était une pépite incroyable de puissance, de talent. Il faut être curieux. Il y a un talent incroyable. J’assiste à des matchs de quartier, ici les huit, dix ans, ils font des trucs incroyables sur des terrains improbables avec des ballons qui n’ont de ballon que le nom. Ces clichés sont véhiculés par des gens incultes. Des gens qui ne connaissent rien à ce continent.

Pourquoi ne pas avoir entraîné au Maghreb ?

J’ai toujours dit que je ne remettrais jamais les pieds en France comme entraîneur.

À chaque fois que j’ai eu des propositions, je n’étais pas libre. La dernière en date, c’était l’Algérie, mais ils traînaient. J’avais d’autres propositions. Et puis la sérénité que j’ai toujours sentie au Togo me faisait envie à cette époque-là de ma vie. Je me suis dit, il y a peut-être quelque chose à faire d’intéressant là-bas, même si on ne pensait pas se qualifier pour la Coupe d’Afrique. À partir du moment où j’ai senti qu’au plus haut sommet de l’État, pour la première fois, on voulait s’investir pour essayer d’organiser le foot, pour remettre en place un championnat. Ma première exigence était que le championnat de première division recommence. Même si ce n’était pas le plus beau contrat qu’on me proposait, j’en avais absolument rien à faire. Après, ça ne s’est pas fait au Maghreb, comme ça ne s’est jamais fait dans certains clubs en France. D’ailleurs, j’ai toujours dit que je ne remettrais jamais les pieds en France comme entraîneur.

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Propos recueillis par Flavien Bories

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