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Cinq ans après Port-Saïd
Cinq ans après le massacre dans le stade de Port-Saïd, après un match de football, et la mort de 74 supporters d'Al-Ahly, la colère et la répression perdurent. Les ultras font face aujourd'hui à des arrestations arbitraires, afin d'empêcher tout rassemblement commémoratif. Eux n'attendent qu'une chose : une autre Égypte qui rende justice et hommage aux morts de Port-Saïd.
« Je te réponds plus tard, j’attends des nouvelles de mes amis. » Contacté sur Facebook, Hassan* a envie de parler de la situation qui accable ses potes, mais il y a plus urgent. Il veut savoir ce que la police prépare contre eux. Car depuis ce week-end, la police égyptienne a lancé un coup de filet contre le groupe Ahlawy, des ultras du club cairote Al-Ahly organisés depuis 2007. Arrestations dans les domiciles familiaux, « sans mandat d’arrêt » décrit Omar, un autre membre du groupe, et incarcération sans le moindre motif… si ce n’est « celui de posséder des T-shirts d’Al-Ahly » , ajoute Hassan. Pendant la nuit de lundi à mardi, la nouvelle tombe : ils vont rester à l’ombre pour les quinze prochains jours, à cause de vêtements aux mauvaises couleurs. Selon Omar, ce qui se passe n’est pas une surprise et n’a qu’un seul objectif : « Ils veulent éviter tout rassemblement. En ce moment, la police essaye donc d’arrêter le plus possible d’entre nous. » Aujourd’hui, 1er février 2017, les membres d’Ahlawy vont pourtant bien se réunir en mémoire des 74 victimes de Port-Saïd, cinq ans plus tôt.
74 morts à Port-Saïd
Le 1er février 2012, rien ne se passe comme d’habitude pour les supporters d’Al-Ahly. « En fait, tout était autorisé ce jour-là » , analyse Omar. Il relativise pourtant le début de la journée. « Quand on est descendus du train, on a été accueillis par des lancers de pierre. C’était normal. On savait qu’ils voulaient simplement nous faire peur, pour provoquer un mouvement de panique, mais on a su garder notre calme. » Avoir le sang-froid en toutes circonstances, c’est le mot d’ordre pour ce déplacement contre Al-Masry qui sent souvent le soufre. Il faut dire qu’à Port-Saïd, ville située à 200 kilomètres du Caire, on ne porte pas vraiment la capitale dans son cœur, ni ce qui en vient. Huit mois plus tôt, le match entre les deux équipes avait déjà été l’occasion de jets de pierre et voitures brûlées. En entrant dans l’enceinte, Omar comprend que cette fois, ce sera pire. « On s’est rendu compte que rien n’était sécurisé comme d’habitude. »
Grâce à un but de Fabio Junior à la 11e minute, Al Ahly repart aux vestiaires avec l’avantage au tableau d’affichage. Dans les gradins, la tension monte. Les supporters d’Al Masry tentent de pénétrer dans le parcage ahlaouite, en vain. Au coup de sifflet final, alors que les joueurs ont laissé filer la rencontre (défaite 3-1 des Cairotes), c’est le début de l’horreur. D’un côté, des supporters locaux déboulent sur la pelouse et cherchent à frapper les joueurs et le staff du plus grand club égyptien. De l’autre, des mecs tentent une nouvelle pénétration dans la tribune visiteur, sous les yeux des policiers qui finissent par s’écarter et fermer les yeux. Les ultras Ahlawy sont pris au piège dans leur parcage, soudainement verrouillé, empêchant toute sortie. Omar raconte avec peine… « Ils sont arrivés le couteau à la main. Ils voulaient nous tuer. Ils nous ont massacrés avec leurs couteaux, avec nos écharpes, avec tout ce qu’ils pouvaient trouver. » Un massacre effectué dans le noir, les lumières du stade ayant été étrangement éteintes, alors que le match était diffusé à la télévision. Ils sont 74 à trouver la mort ce jour-là. Un bilan qui aurait été pire sans l’intervention d’un certain Yussuf Ahmed, « un véritable héros » , qui part aux toilettes à un quart d’heure de la fin et se retrouve coincé en dehors du parcage. Il perd la vie en forçant la porte, qui lui retombe dessus, mais permet aux autres de sortir et de se cacher. Les morts sont partout dans le stade, jusqu’aux vestiaires. Un supporter cairote rend même son dernier souffle dans les bras du légendaire Mohamed Aboutrika. En 2013, la justice égyptienne condamne à mort 21 personnes pour les événements de Port-Saïd, en majorité des ultras d’Al-Masry. Deux policiers prennent du ferme, tandis que d’autres sont relâchés, libres comme l’air.
L’Égypte dans le coma
À vingt et un ans, la colère d’Omar n’est pas plus retombée que sa tristesse au moment d’évoquer les anciens compagnons de travée. « On n’aura pas la justice dans notre pays. Ce n’est pas possible aujourd’hui. C’était une attaque planifiée. » Pour lui, Port-Saïd n’a eu qu’une seule raison d’être, celle d’étouffer le rôle des ultras dans les contestations politiques. « Ils veulent éliminer toutes les contestations, toutes les personnes qui disent non. » Hassan confirme. Il voit deux facteurs qui forment autant de raisons suffisantes au massacre : l’implication du groupe dans la révolution de janvier 2011, qui pousse Mubarak au départ, et des chants hostiles à l’armée quelques jours avant Port-Saïd. « C’était un acte de vengeance, pour nous éliminer. » Dans cette lutte à armes inégales, la police est constamment pointée du doigt par les ultras comme étant coupable – même si le rôle de l’armée ou des flics n’a jamais pu être avéré. « On veut sortir la police des stades. Ce sont eux qui posent des problèmes. La violence vient d’eux » , attaque Omar. « Il faut que je te raconte une histoire : aujourd’hui, nous allons voir des matchs de basket, avec les supporters de l’autre club assis à côté de nous, et il n’y a pas de problème. On va voir d’autres sports, sans la police, il n’y a pas de soucis. Ils mentent en disant que nous sommes ceux qui posent des problèmes. C’est faux. » Pire encore, les autorités n’hésitent pas à aller sur le terrain de la justice contre les victimes de Port-Saïd, jusqu’à parvenir à classer les ultras comme organisation terroriste. « C’est leur façon à eux d’avoir une justification pour le droit de les arrêter et les torturer. C’est un coup militaire ! » , enrage Hassan. Il s’agit surtout de mettre au silence un groupe organisé qui a tendance à remettre en cause le pouvoir en place et qui pourrait représenter une menace éventuelle pour Al-Sissi. Alors, en plus de la pression policière, les membres d’Ahlawy doivent faire face à une interdiction d’assister aux matchs du championnat égyptien. Depuis trois ans, toutes les rencontres du pays se jouent toutes dans des stades vides, en dehors des matchs internationaux. Le football égyptien vit dans le coma. Alors à 15h, ce 1er février 2017, ils seront au stade, sans match de football à regarder. Ils y vont pour chanter, pour crier, pour rappeler qu’ils sont toujours là et pour se souvenir des 74 victimes du 1er février 2012. Tous ceux qui le peuvent iront. Omar parmi d’autres. « Je dois y aller. Je sais que je peux tout perdre là-bas, mais je dois le faire. Ils sont morts pour nous. »
Par Ali Farhat et Côme Tessier
*le prénom a été modifié à sa demande