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Christophe Bouchet : « L’accord LFP-CVC est mortifère pour le foot français »
Dans Main basse sur l’argent du foot français (Robert Laffont, 2023), Christophe Bouchet revient en longueur sur les dessous de l’accord passé entre la LFP et le fonds d’investissement CVC. Un accord « suicidaire », selon l’ancien président de l’OM, alors que les clubs évoqueront de nouveau le sujet CVC le 23 novembre prochain.
Pourquoi considérez-vous que l’accord entre la LFP et CVC est une mauvaise chose pour l’avenir du foot français ? Ce n’est pas une mauvaise chose, c’est une très mauvaise chose. Les clubs avaient besoin d’un refinancement à la suite de la crise sanitaire et de la fin de Mediapro, mais ils s’y sont pris de la pire des manières. La LFP les a obligés à trouver 1,5 milliard d’euros en faisant appel à un fonds qui prend une commission extrêmement élevée. Alors qu’il aurait suffi, basiquement, d’emprunter auprès des banques. La différence est énorme : avec un emprunt classique, aux taux de l’époque, ça aurait coûté, sur dix ans, environ 250 millions d’euros d’intérêt au total. Là, ça va coûter 280 millions d’euros par an, et à vie ! Car il faut bien comprendre qu’aucune date de fin n’a été fixée. CVC va percevoir à vie une commission de 13% sur l’ensemble des revenus de la LFP. C’est un accord mortifère pour le foot français. Si on le combine avec un tassement des droits, et encore, je ne parle pas de baisse significative, ça va être catastrophique pour de nombreux clubs. Ce qui est bluffant, c’est qu’un élève de terminale ES aurait pu faire le calcul et se rendre compte de tout ça.
En Italie et en Allemagne, les fonds d’investissement ont été recalés. En Espagne, CVC a conclu un accord avec la Liga, mais des clubs notables ne l’ont pas signé (Real, Barça, Bilbao). Comment expliquer que les discussions aient pu aboutir sur un tel deal en France ? Il y a eu une opération combinée, concertée et extrêmement habile de la part de Vincent Labrune et des banquiers d’affaires pour faire croire que le football français était en faillite. Ils ont profité de l’angoisse des clubs pour créer une atmosphère de fin du monde. Messianique, illuminé, Vincent Labrune a exercé une forme de fascination sur eux, tout en se comportant de façon autoritaire. Il leur a promis 1,5 milliard d’euros cash, comme si c’était indolore. Il leur a dit : « C’est ça ou le chaos. » Il a agi comme une sorte de gourou.
À titre de comparaison, que peut-on retenir de l’accord qui a été établi entre la Liga et CVC ? En Espagne, le modèle n’est pas génial, mais il est quand même bien meilleur qu’en France. Le championnat y est mieux valorisé, CVC y apporte davantage d’argent (2 milliards d’euros, NDLR). Mais surtout, le contrat a une durée définie de 50 ans, ce qui reste long. Et le pourcentage est de 8% seulement. Sur les 50 ans en question, la France va donner cinq milliards d’euros de plus à CVC que l’Espagne…
Pour écrire votre ouvrage, vous avez été en contact avec de nombreux présidents de clubs professionnels français. Avaient-ils bien pris conscience de ce qu’induisait l’arrivée de CVC ? Je suis tombé sur deux choses extraordinaires. Premièrement, je me suis aperçu qu’une bonne partie des présidents n’avait pas lu le dossier. Rien, zéro. Deuxièmement, j’ai compris qu’ils étaient, en quelque sorte, pris en otage. L’un d’entre eux m’a dit : « Tu sais, si on commence à faire appel à des fonds, c’est qu’on a déjà perdu. » Et ces gens-là ont voté pour l’accord, à l’unanimité (seuls deux clubs, Toulouse et Nancy, se sont abstenus, NDLR). Pourtant, les présidents qui travaillent dans le monde de la finance, comme Joseph Oughourlian (Lens), Loïc Féry (Lorient) ou Pierre Ferracci (Paris FC) ne peuvent pas ignorer la mécanique mise en place.
Au-delà de l’accord en lui-même, la répartition des sommes touchées par les différents clubs pose également question. Selon vous, l’OM est particulièrement lésé… Qu’on le veuille ou non, Marseille représente, avec Paris, les deux tiers de la valeur économique du championnat. C’est comme ça. Le PSG ne touchera que 200 millions d’euros, mais avec des contreparties extrêmement fortes, notamment la rémunération liée aux droits internationaux. L’OM n’aura que 90 millions d’euros. C’est autant que Lyon, à peine plus que Rennes et Nice (80 millions d’euros, NDLR). Or, la valeur économique du championnat ne doit rien à ces clubs-là, ou très peu. C’est un mystère de les voir dans le même groupe que Marseille, qui aurait dû toucher au minimum 200 millions d’euros. La question vaut aussi pour Nantes, par exemple, qui a accepté le même montant que Clermont.
Les dirigeants de clubs ont-ils compris qu’ils ne décideraient plus de grand-chose avec la société commerciale nouvellement créée ? Vous êtes gentil dans la formulation de votre question : ils ne vont plus décider de rien. Moi, je n’ai pas de compte à régler, j’essaie juste d’être intellectuellement honnête. On avait besoin d’une société commerciale, en particulier pour mettre fin à la cour d’école qu’était le conseil d’administration de la Ligue. Il faut de vrais professionnels, qui gèrent les droits TV et qui agissent de façon efficiente sur le plan commercial. Donc en tant que tel, c’est une bonne idée. Que les clubs européens, qui sont les « locomotives » de notre championnat, touchent plus de droits internationaux, c’est une bonne idée. Ce qui est une mauvaise idée, en revanche, c’est le mécanisme suicidaire établi avec CVC.
La LFP a convoqué une assemblée générale le 23 novembre prochain. Quels sont les enjeux de ce rendez-vous ? Les présidents ont une deuxième chance au grattage. Alertés par Le Havre (qui a assigné la LFP en justice, NDLR), par mon livre, ils vont peut-être se dire qu’il faut y réfléchir à deux fois par rapport à CVC. Rappelons qu’en 2022, ils avaient dû signer cet accord en quelques heures, on leur avait dit de se dépêcher. Ils avaient été mis dans des conditions qui ne leur permettaient pas beaucoup de réfléchir. Là, ils peuvent vraiment se poser la question : qu’est-ce que CVC va leur rapporter ? Rien, il n’y aura aucune valeur ajoutée professionnelle ou technique. Qu’est-ce que ça va leur coûter ? Il suffit de faire trois multiplications pour arriver au chiffre que je vous ai donné plus tôt. L’accord peut encore être juridiquement remis en cause, mais ça entraînerait une pagaille invraisemblable, puisque CVC a déjà versé les deux tiers des sommes dues. Ce ne sera pas simple, mais je pense que ce serait un tort des présidents de clubs de céder à la facilité. Ils doivent se réunir, prendre le temps d’examiner le dossier, d’en comprendre tous les tenants et aboutissants, puis rejeter l’accord.
Pourquoi les clubs risquent-ils d’être handicapés financièrement en vue de la saison 2024-2025 ? Pour les attirer dans le piège, CVC et Vincent Labrune ont expliqué que ça ne leur coûterait rien pendant deux ans. Ce n’est pas tout à fait vrai. Le fonds s’est abstenu de percevoir sa commission, mais c’était un report, pas un abandon. Au printemps 2024, CVC va réclamer son dû et il faudra payer ces trois commissions cumulées. Et comme le montant des droits TV risque d’être plus faible qu’escompté, ça va être chaud pour les finances des clubs.
À lire : Main basse sur l’argent du foot français (Robert Laffont, 2023)
Propos recueillis par Raphaël Brosse