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« Choisir Mediapro est très clairement une erreur stratégique »
Le football français va mal, il va droit dans le mur et est au bord de la faillite. Mais pourquoi ne pas essayer de tirer du positif et de la nouveauté de cette crise ? C’est tout le propos d’Arnaud Simon, ancien dirigeant d’Eurosport et actuel CEO de In&Out Stories, société de conseils en droit sportif. Pour lui, le paysage médiatique français va changer... en partie grâce aux déboires de Mediapro.
Le président de l’Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas, affirme que l’avenir de la diffusion du football s’écrira désormais sur les plateformes numériques. Il parle de la création d’un « Spotify ou d’un Deezer du football » . Qu’en penses-tu ? C’est ce qu’on appelle des modèles de pure player digital, où un acteur achète des droits pour les mettre à disposition des consommateurs, des abonnés, sur une plateforme. Sans forcément de contenu complémentaire, sans forcément des programmes autour, d’avant ou d’après-match, comme on peut en voir sur toutes les chaînes de télévision classiques. L’abonné viendrait simplement piocher, avec un prix souvent très accessible, ce qu’il veut regarder, tel match, telle rencontre, sans contrainte. La plateforme ne serait pas monothématique, au contraire, elle rendrait accessible de très nombreux droits et de nombreux programmes, dans le but de capter l’audience la plus importante et d’offrir la rentabilité la plus élevée. Il faut bien voir comment consomme aujourd’hui le fan de sport : c’est fini cette façon traditionnelle de la rencontre prise en direct, avec de l’avant et de l’après-match. D’ailleurs, c’est intéressant de constater que, la plupart du temps, le fan trouvera du contenu ou du débat plus intéressant ou plus pertinent dans des émissions qui n’ont pas forcément les droits, sur L’Équipe du soir ou dans l’After, à la radio. Avec un pure player digital, une plateforme de streaming légal, il n’y a pas de linéarité, pas de continuité. Le consommateur choisit seulement ce qu’il veut voir, quand il veut le voir, où il veut, via n’importe quel écran et surtout à un prix intéressant, en tout cas correspondant réellement au catalogue des droits proposés. Il ne doit pas forcément être posé devant sa télévision ou sa tablette, mais avec une seule connexion, l’accès aux contenus est illimité. À mon sens, c’est clairement vers cela que va le football français, voire globalement le football européen. Pour moi, c’est inéluctable.
Cela servirait donc l’intérêt du consommateur essentiellement ?Bien sûr ! Depuis le temps que je travaille dans ce domaine, il y a une chose évidente que j’ai compris : le consommateur obtient toujours ce qu’il veut obtenir. S’il en a marre de payer, il arrête et se tourne vers autre chose, d’autres programmes, d’autres contenus, d’autres canaux. Les médias ne peuvent pas continuer à construire une offre incohérente avec les choix et les désirs du consommateur. Faire de la télévision comme on le faisait il y a 20 ans, ça ne fonctionne plus et ça ne fonctionnera plus avec les générations futures. Il faut changer les choses. Regarde Mediapro : en 2018, personne n’y croyait et tout le monde disait que le modèle allait se casser la gueule. Quand ils ont annoncé le lancement d’une chaîne monothématique à 25€ par mois, tout le monde a crié au loup. Les consommateurs en ont eu tout simplement marre de payer pour des programmes qu’ils pouvaient obtenir, avec un peu d’efforts, gratuitement à travers le streaming et le piratage. Je rejoins totalement Jean-Michel Aulas ici, qui est un dirigeant intelligent et parfaitement conscient de ces problématiques : le piratage n’existe que parce que l’offre est prohibitive, que parce que le prix à payer pour le sport est trop important. À l’inverse, si tu mets en place une plateforme de streaming légal avec tous les droits, sans contenu additionnel, juste avec les rencontres voire des documentaires spécifiques des clubs ou du contenu club payant pour les supporters, à un prix inférieur à 20€ par mois, je peux te jurer que le téléchargement et le piratage disparaissent. Les gens ne grugent pas parce qu’ils en ont envie, ils grugent parce qu’ils en ont marre et qu’ils ont la possibilité de le faire. Ça ne fait plaisir à personne de trouver un signal de mauvaise qualité, dans une langue étrangère avec tous les spams autour.
Admettons que Mediapro/Téléfoot ne reste pas dans le football français et qu’un nouvel appel d’offres soit organisé dans les prochains mois. En supposant qu’on se retrouve avec une seule grande plateforme numérique, tu altères l’offre médiatique, donc tu provoquerais mécaniquement une déflation de la valeur des droits. Comment le football va-t-il y trouver son compte et quel serait finalement l’intérêt à satisfaire le consommateur ?Effectivement, c’est tout le paradoxe. Mais je ne t’apprends rien en te disant que c’est très rare, dans le business, que tu ne payes pas une erreur stratégique. Le choix Mediapro est très clairement une erreur stratégique, et il y aura des conséquences fâcheuses pour la ligue et les clubs. On peut trouver des solutions pour les compenser ou les diminuer, mais, quoi qu’il arrive, tu ne peux plus imaginer une Ligue 1 valorisée à un milliard d’euros, c’est terminé. Qu’il y ait ou pas l’arrivée des GAFA, d’Amazon ou d’Apple, peu importe, personne ne voudra parier sur des droits à un milliard après l’échec commercial de Mediapro. Les clubs doivent l’intégrer et réduire leur voilure, réduire leurs dépenses, leurs charges de fonctionnement, les salaires versés, les dépenses réalisées, etc. Maintenant, on peut réfléchir à des solutions, on peut poser différents scénarios qui permettraient d’alléger la note, de maintenir des droits suffisamment élevés pour la compétitivité du football français.
Quels sont les différents scénarios possibles selon toi ?Personnellement, j’en vois quatre. Après, je n’ai pas de boule de cristal, je ne vois pas l’avenir, donc je peux me tromper. Mais je pense qu’on peut être capable de travailler sur des scénarios garantissant des droits cédés entre 600 et 800 millions d’euros, malgré la crise, mais pas plus. Premier scénario : un modèle hybride avec le retour de Canal+, qui voudra se repositionner, en plus des droits en sous-licence de beIN Sport, sur l’affiche du dimanche soir. La chaîne cryptée pourra maintenir un investissement compris entre 300 et 500 millions avec 3 à 4 matchs par journée, les plus prestigieux. Le reste serait récupéré par un pure player, comme Amazon Prime, Apple+, voire DAZN, une chaîne de streaming sportif qui va lancer une offre de sport de combat en France. Je ne vois pas Netflix s’imposer. Il n’en ont pas l’envie ni le besoin. En revanche, je me dis qu’Amazon pourrait se positionner, sur quelques rencontres, déjà pour renforcer son positionnement avec sa chaîne Prime, mais aussi pour rehausser son image en France, quelque peu altérée par l’épisode confinement.
Deuxième scénario : la ligue lancerait sa propre chaîne OTT ( « Over The Top » ) indépendante. Elle mettrait en vente, de façon autonome, à la fois pour le marché français et international, les matchs de Ligue 1 et de Ligue 2. C’est déjà le projet de la Premier League, qui estime avoir une fan-base de 250 millions de personnes à travers le globe. La LFP pourrait suivre et viser un potentiel de 5 millions d’abonnés dans le monde a minima. Avec un abonnement de 10 à 14€ par mois, sur l’intégralité du football français, la ligue dégagerait au moins 600 millions d’euros par an. Troisième possibilité : ce qui se fait déjà entre l’US PGA, en golf, et le groupe Discovery, un joint-venture (union d’entreprises) où les deux acteurs, l’organisateur de la compétition et le diffuseur, coproduisent et codiffusent l’évènement sportif. Ainsi, ils se partagent les risques, mais se partagent les bénéfices et les revenus. On pourrait imaginer la LFP s’associer à Canal+, par exemple, et créer un joint-venture, une société commune de diffusion et de production de football. Enfin, le dernier scénario : un format hybride avec une partie des droits vendus à un acteur classique, linéaire, et le reste mis en vente sur une plateforme OTT gérée par la Ligue soutenue par un pure player en co-entreprise. De toute façon, il est évident, quoi qu’il arrive, que le paysage médiatique va changer dans les prochaines années.
Propos recueillis par Pierre Rondeau