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Chili et Uruguay, la fin et les moyens
De chaque côté de l'Argentine, le Chili et l'Uruguay se revendiquent chacun comme étant « la Suisse de l'Amérique latine ». À côté du géant protectionniste qui fait office de voisin parfois encombrant, les deux pays sont taillés pour la comparaison : une taille réduite et une situation économique bien plus prospère. Mais en matière de football, les deux petits poucets ont des manières d'exister complètement opposées.
La géographie est implacable. Elle ne laisse choisir personne, même dans cette toute jeune Amérique latine. À coup sûr, ni le Chili ni l’Uruguay ne souhaitaient subir les ronflements et le bruit des assiettes cassées d’une Argentine qui a tendance à se croire seule au monde. Avec une certaine légitimité : l’Argentine fait quatre fois la taille du Chili et la seule Buenos Aires est quatre fois plus peuplée que tout l’Uruguay. Seulement, les deux voisins ont été frappés par la même passion pour cette balle ronde qui, dans cette région du monde, ne s’arrête jamais de rouler. Alors, ils se battent chacun avec leurs moyens.
« La liberté ou la mort »
Cette situation géographique compliquée, l’Uruguay a décidé de la prendre à la gorge, malgré ses 3,3 millions d’habitants. « La liberté ou la mort » , crie la devise de la nation. Luis Suárez et Fernando Muslera sont deux symboles de cette philosophie uruguayenne qui pousse le petit pays à se surpasser lors des grandes compétitions internationales. El Pistolero était lui-même inspiré par cet esprit de conquête lorsque sa famille, provinciale, dût partir vers la capitale. Maxi, le frère, raconte : « Quand tu viens de Salto, on te voit comme un paysan. À ta manière de t’habiller, à tes chaussures défoncées. À l’école, pareil. À l’heure du déjeuner, les autres gamins sortaient de l’argent ou des gâteaux. Nous, on devait se contenter d’un bout de pain avec de la confiture de coings. » (So Foot n°113) Cela aura forcément des répercussions sur les terrains. Bruno Silva, qui a joué avec Suárez à Groningen et à l’Ajax, explique : « C’est un guerrier, il aime quand les choses deviennent dures et difficiles, c’est là qu’il prend le plus de plaisir. » Et Ismael Urzáiz renchérit : « Tu le voyais faire le pressing tout seul comme un fou furieux. C’est le genre de type qui n’attend pas le reste de la cavalerie. » Suárez et l’Uruguay jouent au foot comme ils partent à la guerre.
Dans ses cages, Fernando Muslera est loin des balles perdues, duels violents et petits ponts. Sa vision est donc logiquement plus théorique : « L’Uruguay a du caractère car il sait que c’est un pays petit, surtout aux côtés de l’Argentine et du Brésil, mais c’est un pays petit qui vit le football. C’est tout ce qu’on apprend aux jeunes : à avoir cette volonté et à ne pas avoir honte de le démontrer sur le terrain. Cela vient de nos racines. On vient des indiens charruas, et ces indiens ont dû sacrifier énormément de choses pour pouvoir survivre, et affronter de nombreuses batailles. Et la sélection uruguayenne a toujours eu la caractéristique d’être une équipe chevronnée, qui va sur tous les ballons à 100%, sans jamais avoir peur, d’où ce concept de « garra charrúa ». » (So Foot Junior n°2) Le contraste avec l’Angleterre était saisissant lors du dernier Mondial : Suárez a mis un doublé avec un genou cassé et Álvaro Pereira était prêt à perdre la tête pour montrer que son couloir gauche appartenait aux siens. Ron Jans était l’entraîneur de Suárez à Groningen : « Tout ce qu’il fait sur le terrain, c’est pour gagner. Donc s’il faut insulter, plonger, faire une faute, il le fait. Avec lui, le football n’est pas une guerre, mais presque. Il est obnubilé par la victoire. Je n’approuvais pas toujours ce qu’il faisait, mais j’aimais sa mentalité. » La fin l’emporte largement sur les moyens. Et le bilan de ces guerres est exceptionnel : un record en Copa América avec quinze victoires, et deux Coupes du monde.
La faim du Chili de Sánchez et Vidal
Les joueurs chiliens et uruguayens ont ce point commun : un état d’esprit de guerrier et des jambes construites pour gagner des duels sur les plus belles pelouses d’Europe. Après avoir vu Ivan Zamorano remporter tous ses duels aériens à Séville, Madrid et Milan, voilà que le Vieux Continent observe Alexis Sánchez et Arturo Vidal réinventer le concept de « l’intensité » . Des cannes explosives qui vont vite et qui font mal, élevées forcément dans la difficulté. Ramon Henriquez, ex-président du Rodelindo, premier club de Vidal dans une banlieue miteuse de Santiago, raconte : « Il y allait vraiment de bon cœur. Ici, tout le monde l’appelle « El Cometierra » (mange-terre en VF), parce qu’il rentrait toujours complètement boueux chez lui. Arturo, encore aujourd’hui, c’est un mec prêt à bouffer la terre et à se relever en permanence, un guerrier. » (So Foot n°119)
Plus au nord, Sánchez a grandi à Tocopilla, une ville minière apocalyptique entre deux déserts, dont la situation est parfaitement résumée par Cristian Calmonte, coordinateur local du programme humanitaire de « Barrios sin fronteras » : « À Tocopilla, la grande majorité des habitants est pauvre et analphabète. Avant qu’Alexis Sánchez fasse fortune dans le football, c’était notre seule classe sociale. Désormais, nous en avons deux : les pauvres et Alexis Sánchez. » (So Foot n°120) À Tocopilla, c’est Juan Segovia qui a découvert la merveille : « Sánchez, c’est le bon Dieu qui l’a élevé, personne d’autre. C’était un enfant sauvage. Chez lui, il n’y avait pas de télé, pas de meubles, rien. Le sol, c’était de la terre. Il dormait sur un matelas posé dessus, les gravillons faisaient office de plancher. Sánchez disait toujours qu’il vivait dans un hôtel cinq étoiles parce qu’à travers le trou de la toiture, il pouvait contempler toute la galaxie. Heureusement pour sa famille qu’il n’a jamais plu. » À côté de ça, les défenses de Premier League n’ont pas vraiment de quoi faire peur.
« Par la raison ou la force »
Sauf que malgré les ressemblances entre la poussière des terrains et la passion des gamins, les résultats chiliens n’ont jamais été à la hauteur de ceux de l’Uruguay. Pourtant, le pays longiligne a cinq fois plus d’habitants, bien plus de moyens et le même amour pour les filets qui tremblent. À Santiago, le football transpire dès le premier taxi. « Colo-Colo, ça vous dit quelque chose ? Il faut aller voir un match ici, c’est de la folie pure. Tiens, je vais vous emmener à la Plaza Italia. C’est là qu’on va faire la fête quand le Chili gagne quelque chose d’important… » Là, le chauffeur coupe. Au feu rouge, un silence flottant s’installe. Un soupir, et puis la vérité : « Enfin, tu sais, une victoire importante pour nous, c’est quand on bat l’Argentine ou le Brésil, quoi. » La vérité, c’est celle-là : malgré Zamorano et Salas, malgré Medel et Bravo, le Chili n’a jamais rien gagné. En Coupe du monde, ça donne une demi-finale à la maison en 1962. Et en Copa América, c’est quatre places de finaliste, mais aucun sacre.
Alors que l’Uruguay est prête à tout pour sa « Liberté » , la devise du Chili montre le visage d’un pays qui accorde de l’importance aux moyens : « Par la raison ou la force » . D’ailleurs, ces dix dernières années, le développement du football chilien est allé dans ce sens : que ce soit sous l’impulsion de Marcelo Bielsa ou de l’autre Argentin, Jorge Sampaoli, la Roja a convaincu par son pressing, la gestion des phases de transition et un football unanimement reconnu comme plaisant, construit et intelligent. Alors, que manque-t-il ? Le destin footballistique du Chili s’est une nouvelle fois révélé en 2014 au Brésil. Pour l’occasion, l’autre Roja débarque chez le voisin avec une armada magnifique : Vidal, Sánchez, Bravo, Medel, Valdivia, Vargas, entre autres. Mais après un groupe de la mort et une élimination dramatique contre un Brésil qui n’avait pas le droit de perdre, c’est déjà fini. Pendant ce temps-là, l’Argentine passe en quarts en ayant affronté Bosnie, Iran, Nigeria et Suisse… Alors que l’Uruguay a remporté la dernière Copa América, disputée en Argentine en 2011, le Chili s’apprête à accueillir la prochaine en juin prochain. La Plaza Italia se prépare.
Par Markus Kaufmann, à Santiago (Chili)
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