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Chelsea, l’animal hybride de Mourinho
En Angleterre, l'expression « hybrid player » est utilisée pour décrire un joueur capable de couvrir plusieurs rôles à la fois et de participer à plusieurs phases de jeu. Depuis son retour à Chelsea, José Mourinho a tout fait pour fabriquer une équipe entièrement composée de joueurs hybrides. Voyage dans les entrailles d'une équipe qui dégage une certaine impression de modernité. Un animal hybride dirigé par les idées d'un caméléon.
En génétique, l’hybride est le croisement de deux variétés différentes. En football, c’est par exemple un numéro 6 et un relayeur dans un même corps : celui de Nemanja Matić. Un relayeur et un meneur de jeu : Cesc Fàbregas. Un ailier, un numéro 10 et un milieu relayeur : Oscar, et Willian. Un avant-centre qui travaille comme deux attaquants : Diego Costa. Un latéral, un ailier et un défenseur central à la fois : Branislav Ivanović. Finalement, chez ces Blues, Eden Hazard peut paraître à première vue unidimensionnel, alors qu’il s’agit par définition d’un milieu offensif hybride. Des joueurs qui savent dépasser leurs fonctions, un entraîneur qui sait varier les plans de jeu : ce Chelsea semble être construit pour écrire 2015. Décryptons son processus de construction en six étapes, dont trois avant le retour de Mourinho.
2004-2012 : De l’identité mourinhesque au fantasme catalan d’Abramovitch
La première étape se situe entre 2004 et 2010, c’est-à-dire de Mourinho à Ancelotti : c’est la construction d’un grand d’Europe, à laquelle ont survécu les pièces aujourd’hui essentielles que sont Terry, Čech, Ivanović, Obi Mikel et Drogba (faisons comme s’il n’était jamais parti). Mais à la fin des années 2000, sentant que les piliers de sa première génération victorieuse s’essoufflent, Roman Abramovitch se penche sur la possibilité de faire émerger un nouveau modèle de jeu aux teintes catalanes. Spectacle, possession et petite taille deviennent les idéaux d’un fantasme qui ne tient pas debout. Torres et Mata sont exigés, et l’arrivée du Catalan Romeu symbolise cette ambition de « s’acheter une identité de jeu ibérique » .
Une ambition qui marquera la seconde étape, de 2010 à 2012 : c’est la lente déconstruction de l’équipe de la finale de C1 2008, et une période d’acquisitions floue et sans direction. D’abord, il faut compter les départs de Carvalho, Ballack, Deco, Kalou, Bosingwa, Anelka, Alex ou encore Zhirkov. Ensuite, avec trois entraîneurs en deux ans, Chelsea recrute à court terme : quelques gros achats (Ramires, Mata, Torres, David Luiz) et des coups de mercato (Cahill, Meireles, Benayoun). Suite à l’échec prématuré de Villas-Boas, les idées de renouveau sont temporairement abandonnées. Sous Di Matteo et Benítez, la salle des trophées se remplit, mais le projet de jeu ralentit, patauge, se perd. L’Ouest londonien avale deux saisons d’un 4-2-3-1 mal équilibré, perdant presque systématiquement (c’est le cas de le dire) la bataille du milieu, et bien trop dépendant de la forme de Lampard, le sacrifice de Ramires et la vista de Mata. Aucun joueur arrivé lors de cette période ne constitue un élément majeur du projet actuel des Blues (seul Cahill est titulaire). Toutefois, de très nombreux paris sont lancés sur la jeunesse (Courtois pour 9 millions, Lukaku, Romeu, De Bruyne, Lucas Piazón, entre autres).
2012-2014 : La vitesse, sans le contrôle
La troisième étape suit la victoire en Ligue des champions, en 2012. Elle est conditionnée par les besoins du football de Di Matteo, caractérisé par une défense basse, mais des flèches offensives libres, et une envie d’un football « attractif » . S’appuyant sur une défense ayant résisté au Barça, les Blues recrutent des milieux offensifs sachant « faire la différence » . Hazard, Oscar, Moses et Marin embarquent, ainsi qu’Azpilicueta. Benítez, qui n’aura eu qu’un mercato d’hiver (départ de Sturridge, arrivée de Demba Ba), remporte la Ligue Europa, mais ne change pas structurellement l’équipe. Tactiquement, en revanche, il révèle le travail défensif merveilleux d’Oscar, et amorce l’implication des attaquants dans la phase défensive. En juin 2013, Mourinho revient et fait face à l’équation suivante : puisque le contrôle du territoire – et le 4-3-3 naturel – ne suffit plus en Premier League, comment associer contrôle du ballon et équilibre à ce 4-2-3-1 fait de vitesse et contre-attaques ?
La solution n’est ni tactique ni physique, mais structurelle : il faut impérativement un milieu capable de gérer les rythmes, d’orchestrer. L’objectif numéro un est vite nommé – Luka Modrić – et aussitôt abandonné devant le refus catégorique d’Ancelotti. C’est la quatrième étape : Mourinho ne recrute pas de milieu intelligent ni de numéro 9 irrésistible (Eto’o, finalement), mais va chercher Willian et Schürrle, joueurs hybrides par excellence, donnant une nouvelle profondeur à ses possibilités tactiques : pressing, couverture, marquage individuel… Willian, un ailier brésilien capable d’enchaîner une virgule et un repli défensif de 50 mètres. Oscar, ce faux meneur de jeu pouvant courir durant 90 minutes derrière le meneur reculé adverse, et courber une lucarne sur son premier tir. Schürrle, l’attaquant hybride pouvant construire comme un Espagnol, prendre la profondeur comme un Italien, le tout avec la rigueur d’un Allemand et le fighting spirit anglais.
2014 : La lumière de Matić et Cesc
La cinquième étape a lieu en janvier 2014. Le déclic. Chelsea a maintenant une nouvelle direction, mais elle n’a encore personne pour l’incarner sur le terrain. C’est Mikel-Ramires : un joueur expert en couverture, un autre qui sait tout faire sauf construire le jeu passe après passe. En janvier, Mourinho prend donc symboliquement le pouvoir à la conclusion pour le rendre au cœur du jeu : départ choc du Special Juan Mata, arrivée (ou plutôt retour) de Nemanja Matić pour 25 millions d’euros. Paulinho et Guarín sont écartés, et Chelsea choisit la construction. Pour sa première titularisation, contre City, le Serbe dégoûte Yaya Touré. Sans lui, les Blues abandonnent la construction en Europe, et lui confient les clés en championnat. Matić peut défendre, maintenir le bloc haut, lancer les attaques avec un œil pour la verticalisation, mais aussi porter le ballon, faire circuler, construire. Pour le pied gauche et le buste droit, c’est un Thiago Motta aux grandes enjambées.
La sixième étape, enfin, est l’arrivée de Cesc Fàbregas et Diego Costa. Mourinho obtient son Modrić catalan et son nouveau Drogba, et épaissit l’effectif avec l’excellent Filipe Luís (dont le temps de jeu relativement faible ne peut que souligner les performances d’Azpi) et Loïc Rémy. Si Matić fait de l’organisation, soigne les transitions offensives et annule les transitions adverses, Fàbregas se situe plus dans un rôle de conception et de réflexion du jeu. En clair, Fàbregas est le Mata que les supporters des Blues auraient aimé voir (et celui dont Van Gaal rêve aussi). Dans les chiffres, ce bouleversement structurel se traduit par la prise du pouvoir du milieu dans l’élaboration : tandis que Terry ne réalise plus que 43 passes par match, Matić passe de 56 à 67 par rapport à la saison dernière, Oscar de 38 à 53, Hazard de 44 à 54. La paire Cahill-Terry ne joue plus que 4 longs ballons par match et laisse Matić-Cesc la soulager (10 longs ballons). Enfin, Fàbregas réalise 30 passes de plus par match que n’importe quel joueur de Chelsea la saison dernière (86 passes par match). Chelsea est donc plus précis dans sa relance, lance l’élaboration de ses actions un cran au-dessus, voire deux en fonction du positionnement de Fàbregas, et développe ainsi ses attaques plus près du but adverse. Le reste, c’est plus de qualité et 17 buts de Diego Costa.
Aujourd’hui, l’œuvre n’est pas terminée. Offensivement, l’équipe penche encore à gauche, malgré les efforts de Willian pour se montrer plus dangereux (deux fois plus de tirs proviennent du côté de Hazard). Et la principale marge de progression reste au niveau de la paire de centraux, où Gary Cahill est tout sauf un défenseur hybride, ou moderne. S’il a la bonne idée de rappeler Varane à son coach, Kurt Zouma jouera en 2015. En fin de compte, ce Chelsea hybride, souple, dense et intelligent est fait à l’image de son entraîneur. Mais si trois recrues ont transformé le visage de l’équipe en 2014, sa construction aura été lente, incertaine et capricieuse.
Par Markus Kaufmann
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