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« C’est comme si l’on présentait une pièce de théâtre devant une salle vide »
On les voit peu, on ne les reconnaîtrait sans doute pas si on les croisait dans la rue, mais il nous suffit d'entendre le son de leur voix pour se sentir à la maison. Eux, ce sont les speakers de Ligue 1. Chargés depuis le début de la saison d'ambiancer des stades vides, ou à l'affluence fortement limitée, les « emcees » du football vivent un moment tout particulier dans leur carrière. Entre blues, vieux réflexes et motifs d'espoir, nous avons tendu le micro à six d'entre eux.
Le casting
Charlee Moss et François Vandewèghe, duo de speakers du LOSC depuis 2019 et le départ de l’immense Anne-Sophie Roquette.André Fournel, speaker de l’Olympique de Marseille depuis 34 ansMichel Montana, speaker du Paris Saint-Germain depuis 1998Alain Rousseau, speaker du Stade rennais depuis 15 ansJoffrey Dassonville, speaker de l’Olympique lyonnais depuis 2016
Depuis le début de la saison, les capacités des stades en France ont été limitées tantôt à 5000, tantôt à 1000 personnes, voire 0. Comment vous sentez-vous dans vos stades quasiment vides, qui sont habituellement les plus grosses affluences de Ligue 1 ?
François Vandewèghe (Lille) : Comme à la maison, mais avec un peu moins de visites de la famille ! Blague à part, bien sûr que ça fait bizarre, surtout avec la saison dernière qu’on a connue, l’ambiance était top. Alors oui, on s’en tirait bien avec 5000 et honnêtement, nos supporters ont fait le job. On sent qu’ils sont heureux d’être là, qu’ils mettent encore plus d’ambiance pour compenser les absents. Alors on se sent bien finalement, et pour tout dire, on est heureux d’y être nous aussi, d’être au « contact » des supporters, de voir notre équipe jouer, et de travailler tout simplement. Joffrey Dassonville (Lyon) : C’est à la fois assez étrange et finalement pas si choquant compte tenu de l’atmosphère dans laquelle on vit tous depuis 6 mois. J’ai l’impression qu’on s’est tous plus ou moins habitués à voir des lieux quasi vides. J’avais déjà animé un match à huis clos en Ligue des champions, donc je ne découvrais pas la configuration « stade vide » . Ça reste assez triste quoi qu’il en soit. On se remémore les matchs à presque 60 000 personnes avec nostalgie, comme si ça datait d’il y a 20 ans.
Alain Rousseau (Rennes) : Une chose a changé à la suite de la Covid : habituellement, j’animais en bord de pelouse, maintenant je ne peux plus. Je suis dans les tribunes, dans un endroit où il n’y a personne autour de moi. On n’a pas la possibilité d’être près des joueurs et du staff, on est dans notre petit coin. (Rires.) Michel Montana (Paris) : C’est difficile. Au-delà d’être speaker, je suis aussi un supporter, un amateur du spectacle que peut représenter le foot au Parc des Princes. Et un spectacle donné devant personne… ça ne se voit jamais.André Fournel (Marseille) : Je ne pensais pas connaître ce type de choses. J’ai connu des matchs à huis clos ou des rencontres hyper agitées avec interruption, mais se dire qu’on aura peut-être toute la saison ainsi, ça rend nerveux à force.
Comment garde-t-on son enthousiasme et son énergie en tant que speaker dans un stade quasiment vide ?
Charlee Moss (Lille) : On donne la même énergie qu’on soit à 1000, 5000 ou 50 000, parce qu’on se doit de montrer l’exemple. J’étais très impressionnée de voir à quel point les 5000 personnes présentes donnaient de la voix sur les trois premiers matchs à domicile depuis le début de la saison.AF (OM) : J’essaie de garder un ton positif, tout en sachant que sur les moments clés comme la composition ou les buts, je n’aurai pas de réponse, ou que ça n’applaudira pas… Alors je fais abstraction du vide. J’ai de la chance, le stade Vélodrome exerce sur moi une fascination telle que j’ai parfois l’impression qu’il est plein. Et puis on met une bande son avec le public, ça aide à se mettre dans l’ambiance.FV (LOSC) : Mon enthousiasme est toujours au max quand il s’agit du LOSC ! On fait ce métier pour l’énergie qu’on donne et qu’on reçoit. Les supporters sont moins nombreux, mais ils sont là, et l’échange se fait naturellement même dans ces conditions. AR (SRFC) : Je me dis que les 1 000 personnes qui sont venues ont la chance d’être présentes et il faut leur donner une animation qui leur permette d’applaudir, se lever, faire du bruit un maximum. On ne va pas changer l’animation, on va essayer de l’adapter par rapport à la configuration.
MM (PSG) : Il faut non seulement penser au peu de supporters présents au stade, mais aussi à ceux qui peuvent entendre notre voix lors de la retransmission télévisée, et pour qui je me dis que je dois rester le garant de l’ambiance au Parc. Mais je ne peux pas y mettre autant d’emphase. Là où je faisais répéter trois fois le nom du buteur, là je ne le fais qu’une fois. Ça fait bizarre de pousser alors qu’il n’y a personne. On pense aussi aux joueurs : ils sont attachés à entendre une voix dans leur stade, quel que soit le stade, et qu’on scande leur nom quand il y a un but. JD (OL) : C’est plus facile que je ne le pensais, finalement. Et surtout, il y a une vraie différence entre match à huis clos et match à 1000 personnes, mêmes perdues dans un stade 60 fois plus grand. Sur OL-OM, j’ai mis le même enthousiasme sur les buts que lorsque le stade est plein. D’abord parce que c’est mon métier et ensuite parce qu’entendre derrière soi quelques dizaines ou centaines de personnes crier et nous répondre, ça porte naturellement.
Alain Rousseau, speaker du Stade Rennais, en train d’acheter une piscine.
Avez-vous adapté votre comportement à cette nouvelle affluence et si oui, comment ?
MM (PSG) : On est obligé d’adapter le ton. Si on garde la même puissance, on se trouve vite décalé par rapport à l’ambiance générale. Il faut arriver à bien intégrer ça et réduire la puissance. On devient un présentateur « lambda » : en télé ou en radio, vous n’allez pas monter dans les tours. Du coup, on ne peut pas parler fort dans le micro. Il faut trouver le bon ton, je ne sais même pas si je l’ai trouvé encore. (Rires.)
CM (LOSC) : Le seul comportement que j’ai dû adapter, c’est l’impossibilité de saluer les supporters comme avant, de pouvoir prendre des selfies sans distanciation, de ne plus pouvoir faire des high five avec eux. Et puis le fait de porter le masque : même si c’est indispensable, c’est compliqué pour reprendre sa respiration lorsqu’on parle dans le micro. AR (SRFC) : On a beaucoup d’informations liées à la Covid à donner aux gens, à rappeler… Sur le reste, bien sûr, on ne fait pas d’interview bord de terrain, on n’a pas d’invité, personne ne donne le coup d’envoi… c’est un peu plus light. Mais on garde l’un de nos principes fondamentaux qui est de faire le Bro Gozh Ma Zadoù, qui est l’hymne de la Bretagne. Là, on demande à ce que les 1 000 personnes présentes se lèvent, sortent les écharpes… c’est dans l’ADN du club. FV (LOSC) : Perso, je ne change rien à mes habitudes. Ce n’est pas parce que la capacité de notre stade est divisée par 50 que la qualité de ma prestation doit l’être elle aussi. Je pars du principe que ceux qui ont la chance d’être là méritent la meilleure animation possible, peu importe le contexte, et peut-être même davantage dans celui-ci… Pour l’anecdote, pour « mon » 1er but de la saison lors du dernier match de préparation contre Brest, je n’ai fait répéter aux supporters que 3 fois le nom du joueur contre 5 habituellement. Et j’ai senti que les supporters en voulaient plus. Cela m’a conforté dans mon envie de tout donner ! JD (OL) : À huis clos, on est plus neutre. Mais dès qu’il y a au moins un spectateur, il est naturel de tout donner. Dans le discours, je joue sur l’importance de donner encore plus de soi à 1 000 qu’à 60 000, pour atténuer le handicap que représente l’absence des kops en ce moment.
Est-ce que vous avez gardé des réflexes de « stade plein » ? Par exemple, lancer des perches au public en attendant des réponses, lors de l’annonce des compositions ou quand il y a des buts…
CM (LOSC) : Oui, totalement, et ils nous répondent ! Je pense que les supporters présents sont conscients d’être « privilégiés » par rapport à tous ceux qui aimeraient aussi venir au stade supporter leur équipe. Du coup, ils sont très engagés.FV (LOSC) : Le protocole et notre façon de faire ne changent pas, ou alors en mieux. Nous avons fait évoluer notre manière d’annoncer la compo de l’équipe, c’est plus dynamique qu’avant et nous n’avons pas attendu la levée des restrictions pour cela. Charlee et moi, nous nous devons d’être encore plus enthousiasmants pour pousser les supporters « moins actifs » à chanter et à encourager notre équipe. Donc pour ce qui est de la compo et des buts, oui je laisse toujours nos supporters exulter en criant le nom des joueurs, et c’est bluffant, car même à 5000, ça envoie grâce à eux.AF (OM) : Personnellement, j’ai tenté de le faire au premier match et j’ai bien compris que c’était inutile. Du coup, sur le match d’après, on a invité des enfants qui reprenaient le nom du joueur lors de la composition, c’était plutôt sympa !AR (SRFC) : Sur les buts, je mets toujours la même intensité. Là, j’oublie qu’il y a seulement 1 000 personnes. (Rires.) À la fin du match aussi, si Rennes l’emporte. Mais on est vite rattrapé par l’ambiance silencieuse du stade. MM (PSG) : C’est vrai que des habitudes restent, notamment sur l’annonce de la composition, mais j’ai réduit un petit peu parce que j’ai quand même dit le nom du joueur, là où d’habitude je ne le dis même pas. Je me suis rendu compte que je laissais trop d’espace. D’ailleurs au dernier match, dans mon oreillette, l’un des responsables de la régie m’a dit de faire plus court.
Est-ce que vous vous sentez plus proche du peu de supporters présents au stade ou, au contraire, est-ce plus facile de communiquer avec un stade plein ?
AF (OM) : Il n’y a aucune commune mesure avec un stade plein, d’autant qu’on a depuis la saison dernière l’une des meilleures sonos en Europe. On a une Ferrari qu’on utilise comme une trottinette malheureusement, mais il faut faire avec pour l’instant. AR (SRFC) : On ne se sent pas plus proche, non. On est plus écouté par 1000 personnes que par 30 000, mais c’est plus difficile pour que le public vous suive. Il arrive à nous suivre, mais l’intensité sonore est beaucoup plus faible. MM (PSG) : On se sent plus seul, c’est sûr. Je ne peux pas vraiment faire ce que je veux, et l’ambiance est un peu lunaire, quoi. Notre métier, c’est de parler à beaucoup de gens, et là, ça fait bizarre. Surtout que quand la jauge est à 1000, les gens sont éloignés les uns des autres, et parmi ces 1000, plusieurs centaines travaillent au Parc, ils ne sont pas là pour supporter le club. CM (LOSC) : Un stade plein, même si tout le monde ne répond pas, c’est plus « impersonnel » , car la foule fait que tout le monde ne se sent pas forcément concerné et impliqué par ce que l’on peut dire. Le fait d’être moins nombreux rend l’exercice beaucoup plus « intime » . Chaque personne se sent concernée lorsqu’on lui adresse la parole. Pour avoir fait dans ma carrière des stades combles et des petites salles beaucoup moins nombreuses, c’est tout à fait normal.
FV (LOSC) : C’est vrai qu’on peut ressentir parfois une certaine proximité, une complicité un peu différente d’avant. Ce côté « privilège » d’être au stade et de représenter tous ceux qui ne peuvent pas être là. Rien ne remplacera jamais un stade plein, c’est évident. Les frissons, ce côté électrique des gros matchs, les tifos, ce qui fait les grands rendez-vous de notre sport, c’est le public qui les fait, pas seulement les équipes ou les organisateurs. Prenons l’exemple du match de dimanche qu’on attend depuis bientôt 2000 jours (l’interview a été réalisée avant Lille-Lens, N.D.L.R.), avec cette jauge à 1000. Là, ça va faire bizarre. Nous aurons un kop, c’est déjà super, et je sais qu’on peut compter sur eux pour tout donner, mais bien sûr que ça sera étrange de ne s’adresser qu’à une seule tribune. JD (OL) : Je trouve plus facile d’interagir avec un stade plein, il y a un effet foule très intéressant quand on décide, à quelques minutes du coup d’envoi par exemple, de faire monter un peu la température pour que tout le monde soit prêt dès l’entrée des joueurs. Je sens que les supporters osent moins lorsqu’ils se sentent un peu seuls dans le stade. En ce sens, il y a moins de « dialogue » entre eux et moi.
Pour certains d’entre vous, cette semaine a marqué le début de la saison européenne. Comment appréhendez-vous ces rendez-vous dans des conditions si particulières ?
AR (SRFC) : C’est ce qui est frustrant pour moi, pour le public, pour tout le monde : Rennes fait un bon début de saison en Ligue 1 depuis plusieurs journées, ils vont jouer leur première Ligue des champions, et c’est là où le stade va être le plus vide. Le club est au plus haut, et c’est là où il y a le moins de monde ! Je n’ai qu’un mot, c’est frustration. Le stade devrait être à 30 000 à chaque match, avec des tifos du RCK. Rien qu’entendre la musique de la LDC dans le stade devrait être un truc énorme. On a l’impression d’assister à des matchs amicaux de présentation de début de saison. CM (LOSC) : Il est évident que c’est frustrant de se dire que ces matchs auront lieu avec un stade quasi vide. Toutes les équipes qui jouent l’Europe doivent ressentir la même frustration que nous. Nous aimerions tellement pouvoir les accueillir avec un stade plein, rouge et rempli de supporters qui chantent.FV (LOSC) : C’est regrettable. Surtout quand tu as connu les ambiances de la saison dernière. Le club fait tout ce qui est possible de faire pour permettre aux supporters de vivre ce genre de rendez-vous d’une autre manière, grâce à nos réseaux sociaux notamment. Je n’ai aucun doute sur le fait que les supporters vivront ces rendez-vous du mieux possible. AF (OM) : En tant que seul speaker de France à avoir annoncé « voici les champions d’Europe », je suis toujours ravi de retrouver ce doux parfum. Et puis même si « Jump » est incomparable, il faut avouer que la musique de la Ligue des champions, ça fait dresser les poils ! Non ?
Crédit photo : Zoé Jeulin (@jln_zoe)
Avez-vous le sentiment de vous sentir moins utile dans le stade, ou avez-vous peur que ce soit le cas si la situation venait à se prolonger indéfiniment ?
CM (LOSC) : Nous devons malheureusement batailler pour justifier notre présence. Il est pourtant indispensable d’avoir quelqu’un au micro pour, au minimum, le protocole et les messages de sécurité. Mais il est évident que ce n’est pas le même job s’il n’y a vraiment aucun supporter présent, et donc aucune animation. Cette période est très difficile moralement pour les gens qui officient dans le domaine du spectacle tout au long de l’année. Nous sommes totalement lésés, sans travail et cela pourrait devenir très dangereux si la situation venait à se prolonger. J’espère que le jour où nous pourrons nous réunir à nouveau, nous serons conscients de cette chance, et que la joie de pouvoir se réunir se ressentira et fera exploser l’ambiance !MM (PSG) : C’est sûr qu’on se sent moins utile. Personnellement, ce qui me fait vibrer, c’est le lien avec le public. Donc là, je vais reprendre la même image qu’au début : c’est comme si je présentais une pièce devant une salle vide. Je suis content de présenter la pièce, les comédiens sont formidables, j’ai envie de dire « ne loupez pas une miette de la représentation », sauf que les gens ne sont pas dans la salle. AF (OM) : Je pense qu’une voix dans un stade n’est jamais inutile. Elle rassure, même si on est peu nombreux.FV (LOSC) : Je suis persuadé que les joueurs, les staffs en ont besoin pour être dans le match. Enlevez-ça et vous avez l’impression d’être au 3e tour de la Coupe de France. Et là, je ne fais pas la compo, je joue le match. (Rires.)
AR (SRFC) : On est la voix du stade, la voix du club. C’est important qu’on soit là, même pour les matchs à huis clos. Je considère que je fais le même job, sans l’enthousiasme du public derrière. Entre speakers, on échange beaucoup en ce moment sur le fait que, même s’il y a des matchs à capacité réduite ou à huis clos, il faut être présent et défendre notre profession. JD (OL) : Personnellement, je ne me sens pas moins utile, parce que j’ai toujours considéré le speaker dans un stade comme un élément à part entière du spectacle. Le speaker n’est pas seulement là pour chauffer le public, c’est aussi une signature sonore du club à la télévision, pour les joueurs, les journalistes… Je pense que c’est aussi ce qui permet de donner un côté officiel à une rencontre. C’est important d’avoir une voix familière. Demandez à Max le speaker de l’équipe de France, la façon dont il a géré les attentats du 13 novembre 2015 devrait être saluée. Il a su éviter une panique générale malgré des consignes anxiogènes et des infos parcourant les tribunes à l’heure des réseaux sociaux. C’est ce qu’on demande à un animateur professionnel. En ça, je pense qu’il est utile d’avoir un speaker sur tous les matchs officiels, quelle que soit la jauge. C’est aussi un combat que mène l’ASMC (l’Association des speakers et maîtres de cérémonie, N.D.L.R.), dont je fais partie, et qui regroupe la plupart des speakers professionnels de chaque sport. Quoi qu’il en soit, c’est un métier passion, et nous espérons tous le retour du public au plus vite pour vibrer à nouveau, s’adresser à des supporters reste le cœur de notre métier.
Propos recueillis par Alexandre Aflalo