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Monaco : cent ans de quiétude
Souvent réduits à des millionnaires qui se rendent dans les tribunes clairsemées du stade Louis-II, les supporters de l’AS Monaco avalent pas mal de couleuvres. En 2017, tout prêtait à l’enflammade, mais cette année de titre a été traversée comme les autres : avec calme et passion. Rencontre avec les fous de la diagonale.
Ils sont une centaine de supporters rassemblés autour d’une table pliante sur laquelle sont éparpillées des bouteilles d’alcools divers. À la manière de ces voisins de camping qui profitent de l’apéro pour deviser du numéro de département sur la plaque de la bagnole d’untel ou untel. Sauf qu’on est loin des tentes et bungalows des Flots bleus de Franck Dubosc. Les jours de match, les fans de l’AS Monaco se réunissent ici, « à la digue » du port de Fontvieille, à quelques centaines de mètres de l’antre de Louis-II. En face, la mer Méditerranée. À côté, la piste de l’héliport de Monaco, où atterrissent ceux qui peuvent se payer un transfert à 800 euros depuis l’aéroport de Nice. Histoire de ne pas brusquer les clichés suspendus au train de vie de la principauté, des Bentley et des Rolls avec chauffeur attendent les clients pour finir le trajet.
Ce samedi 15 avril 2017, deux heures avant le coup d’envoi de ce Monaco-Dijon comptant pour la 33e journée de Ligue 1, ils sont venus soutenir « Munegu », comme on dit dans le patois local, entre les deux confrontations de Ligue des champions face à Dortmund. Ce rassemblement rituel le prouve : ni l’attaque du bus du Borussia quatre jours avant, ni la victoire 3-2 en Allemagne, ni la première place en Ligue 1, ni la qualité du football développé par l’équipe de Leonardo Jardim, ni l’éclosion de Kylian Mbappé, ni la centaine de millions d’euros de vente de joueurs promise aux caisses du club cet été ne semblent troubler la routine des plus fidèles des fidèles supporters asémistes. Qui, comme souvent, regardent les intermittents des soirées de gala européennes du mercredi avec un mélange de distance, de dédain et de fatalisme. « Un stade comme Dortmund, ça fait rêver, c’est vrai, mais tu ne viens pas pour ça à Monaco. Mercredi, pour le match retour face au Borussia, ce sera blindé et ce sera bien pour les photos. En revanche, on constate que ces gens ne sont pas là quand on joue Dijon ou Lorient », résume l’un des participants à la petite sauterie d’avant-match. Traduction : eux, ils étaient là avant que l’ASM soit à la mode cette saison, et ils seront encore là quand la tendance sera passée.
La cité des 7 000
Ils font assez vite comprendre qu’ils n’ont pas spécialement apprécié la façon dont les journaux et chaînes de télévision ont conté les belles histoires de camaraderie entre supporters qui seraient nées du drame de Dortmund. « Tout cela a été monté par les médias qui avaient besoin d’un sujet pour leur JT du soir, signale Christian. Les supporters de Monaco ont dormi dans des McDo ou dans leur bagnole. Ceux qui ont été hébergés étaient des supporters de l’ASM venus de Lille ou de Paris… » Lui, par exemple, il est « rentré en avion le mardi soir », comme le prévoyait le déplacement organisé par le club. Il n’a donc pas assisté au match le lendemain. Un traitement médiatique qui a le don d’amplifier la méfiance des supporters azuréens envers les journalistes et photographes – pas toujours très bien accueillis du reste par les ultras de l’ASM.
À côté de Christian, Manu se mêle à la conversation. Manu est un vieux routier qui a connu l’ancien stade, « là où ils ont construit le Carrefour », et qui bosse désormais au casino. Il le dit tout net, il n’a pas non plus été spécialement ému par ce qu’il appelle délicatement « la partouze de Dortmund », ni touché par cette AS Monaco presque plus soutenue à l’extérieur qu’au stade Louis-II. Christian : « Bah… Tu n’es pas content d’avoir un parcage plein à l’extérieur ? » Manu : « Non ! » Entre les lignes, il invoque la « mentalité entre-nous » des Monégasques. Pour ce match face à Dijon, reprogrammé à 21 heures, ce fameux « entre-nous » n’excède pas les 9 000 spectateurs, soit 50 % de la capacité du stade. Et encore, c’est toujours au-dessus de la moyenne, qui flirte avec les 7 000 spectateurs cette saison à Louis-II. Soit à peu près la même affluence que pour le match entre Oxford United et Port Vale en League One, la troisième division anglaise, le même week-end… Ainsi va la vie des supporters de l’équipe la plus excitante du moment, son attaque de feu et ses prodiges à peine recevables à l’examen du code de la route, mais qui devraient assurer la pérennité financière du club pour quelque temps.
Une grande équipe par décennie
Vu de loin, le supporter de l’AS Monaco est réduit à une pile de clichés : un millionnaire bronzé, en mocassins, lunettes Gucci et polo Vicomte A. sur les épaules, qui viendrait s’encanailler sur les sièges jaunes de Louis-II, une coupe de Veuve Clicquot à la main. En réalité, le supporter de l’AS Monaco est confronté à un véritable choc des cultures. Un choc entre le sport le plus populaire, arrimé à sa mythologie identitaire et qui serait le ciment communautaire des prolos des quartiers périphériques, et une ville princière de 40 000 habitants dont à peine un quart détient un passeport local et où le reste vient séjourner quelques semaines pour emmener ses descendants au pensionnat de l’école internationale ou garer son yacht entre la gestion des affaires à Moscou et une semaine de ski à Gstaad. Et, au milieu de ce fond d’écran pour jeune fille aux songes de princesse, se trouve un club aux mains de Dmitri Rybolovlev, un oligarque russe ayant fait fortune dans la potasse de l’Oural, entraîné par un Portugais de Madère né au Venezuela, longtemps accusé de vouloir bétonner le littoral et sa surface de réparation, qui démontre cette saison son don pour les envolées offensives. Une révélation finalement plutôt raccord avec la tradition stylistique du club.
En effet, chaque décennie, l’AS Monaco se débrouille pour sortir de son chapeau au moins une équipe sexy que les Français ont envie d’aimer. Comme le théorise même… l’ancien président de la République, François Hollande, lors de l’un de ses derniers déplacements officiels : « Monaco a en quelque sorte remplacé l’AS Cannes dans le cœur des gens. Je suis l’AS Monaco depuis très longtemps, j’ai vu démarrer des joueurs comme Thierry Henry et David Trezeguet. Là-bas, c’est surtout le jeu pour le jeu : il y a peu de public, mais des équipes qui réalisent des exploits. » Une tradition qui va des années 1960, avec la génération Hidalgo-Biancheri, à l’épopée actuelle de Lemar et Mbappé, en passant par Dalger-Petit dans les seventies, Amoros-Bellone dans les années 1980, les années Wenger, le duo Henry-Trezeguet donc dans les années 1990 ou les mythiques finalistes de la Ligue des champions 2004.
Sans forcément gagner à la fin, ces équipes légendaires de l’ASM ont su conquérir des cœurs qui refusaient de suivre béatement Reims, Saint-Étienne, Marseille, Lyon ou le PSG. « J’étais un enfant de Tunis, et un jour, j’ai lu dans la rubrique des résultats du championnat que Monaco avait battu 4-2 le Stade de Reims, qui était la grande équipe du moment avec le Racing, se rappelle Léon Samama, supporter depuis 60 ans du club de la principauté. Je ne savais pas où était Monaco, je ne connaissais aucun joueur, j’ai appris leurs noms dans la nuit, et c’est comme ça que tout a commencé. À l’époque, dans les années 1950, la presse qualifiait le jeu de Monaco de chatoyant. C’était d’ailleurs assez énervant parce qu’ils se faisaient des politesses pour marquer, mais il y avait déjà quelque chose de ce qu’on retrouve aujourd’hui, de la spontanéité et une jeunesse insolente. »
Mur jaune versus sièges jaunes
Léon a transmis sa passion, ses histoires et sa mémoire à son fils, Pierre-Armand. Sur les genoux de son père, il découvre une équipe structurée par les passes d’un Anglais qui jouait comme un continental – Glenn Hoddle – pour un autre Anglais – Mark Hateley – qui, lui, n’avait pas oublié d’où il venait et régnait dans les airs. « Enfin, moi, quand j’étais petit, je m’identifiais plutôt aux petits, rigole Pierre-Armand. D’ailleurs, à Monaco, on en a toujours eu, entre Ferratge, Rui Barros, Giuly ou Christian Pérez. » Et en ce qui concerne l’ambiance calme, pour ne pas dire inexistante et régulièrement moquée de Louis-II ? Lui ne voit pas d’inconvénients à ne pas regarder son club évoluer dans un chaudron sous une clameur incessante : « Prenons un gars comme Sonny Anderson. Il a toujours répondu présent, même devant 3 000 spectateurs. À Monaco, tu ne vois pas des joueurs qui ont besoin d’être transcendés par un stade, ils sont là pour le foot et rien que le foot. »
Les supporters des autres stades qui se tuent à confectionner des banderoles de centaines de mètres carrés et des tifos toujours plus originaux peuvent remballer leurs moqueries. « On le sait qu’il y a peu de monde au stade, mais on cultive justement notre identité avec une forme d’autodérision, ajuste Jessica, supportrice et citoyenne monégasque. Quand on a su qu’on tombait sur Dortmund, on a été les premiers sur les réseaux sociaux à faire la comparaison entre leur mur jaune de supporters et notre mur jaune de sièges vides à Louis-II. Mais bon, on est 10 000 Monégasques dans un territoire moins grand que l’aéroport de Nice. » Comme pour l’immense majorité des supporters de la planète, elle trouve normal de « soutenir l’équipe de sa ville », et comme partout dans le monde, elle « galère pour payer son abonnement annuel », qui coûte entre 270 et 1100 euros selon les tribunes. Mais hors de question de s’en priver : pour elle, l’ASM « est un peu l’équivalent d’une sélection. On n’a pas d’équipe nationale, donc le lien est aussi fort que les Bleus pour la France ou la Squadra Azzurra pour les Italiens ». Même s’il s’avère compliqué de rassembler derrière ce drapeau et de fidéliser l’ensemble de la ville derrière son club-sélection pour des raisons propres à la cité princière… « Les contrats de travail, ici, c’est d’une durée d’un an. Après, les gens repartent, donc c’est difficile de créer un lien fort entre ces personnes de passage et le club », explique Fabrice, un Monégasque qui a quitté les tribunes latérales trop calmes pour s’asseoir en tribune Pesage, où une centaine de membres du groupe Ultras Monaco 1994 tente de faire un peu de bruit.
Le répertoire est majoritairement composé de rengaines assez répandues dans les autres stades et adaptées sur des airs connus, type « Quand le Pesage se met à chanter… » ou ce « Tout le Pesage t’aime » sur la mélodie du chant italien Oltre al novantesimo. Au mieux, les plus acharnés arborent parfois un cobra en hommage aux Sconvolts, un ancien groupe ultra créé en 1986, mais rien de bien fou. « Ça reste bon enfant et on est bien contents comme ça », commente Fabrice. A priori donc, pas de quoi rendre jalouses les autres arènes de L1, où l’ambiance s’avère beaucoup plus chaude, voire bouillante.
Le respect de l’Hexagone
De toute façon, sur la carte des antagonismes ancestraux entre groupe de supporters, personne ne revendique avec fierté le scalp des fans de l’AS Monaco. Même les voisins niçois sont plutôt bienveillants avec eux, alors que Monaco-Nice est sans doute l’un des seuls vrais derbys français. « Il y a évidemment une petite rivalité, mais qui ne va guère plus loin que le chambrage. En réalité, ni eux ni nous n’avons intérêt à aller plus loin que ça », estime Biba, ancien capo de la Brigade Sud de l’OGC Nice. On est même plutôt compatissants du côté de Rabou, des Green Angels de Saint-Étienne, à l’heure d’évoquer le sacerdoce des supporters de Monaco. « On ne peut pas leur enlever le fait que quand ils vont à Rennes, ils se tapent 1200 bornes. Finalement, ils bénéficient plutôt d’une cote de sympathie auprès des adversaires. Par rapport à une ville comme Sainté, ce n’est pas forcément l’endroit le plus facile pour développer la mentalité ultra. Je me mets à leur place, je pense que j’aurais du mal à me reconnaître dans cette ville. » Mieux, Pedro, président des Ultramarines de Bordeaux, reconnaît même « qu’ils sont en pleine bourre, surtout depuis qu’ils sont remontés en Ligue 1 (en 2013, NDLR), et ça se voit dans les parcages. J’ai été étonné plusieurs fois par les parcages qu’ils arrivaient à tenir. » Un peu plus et les ultras de l’ASM finiraient par obtenir une véritable reconnaissance de leurs pairs !
Ces parcages remplis à l’extérieur – toujours surprenants au regard des affluences à domicile – témoignent surtout de l’efficacité des nombreuses succursales de fidèles de l’ASM disséminées un peu partout en France, génération spontanée de chaque grande équipe. « En 2004, j’habitais à Gentilly et je voyais plein de gamins porter des maillots de Giuly ou de Morientes », se rappelle Jacques Binsztok, éditeur parisien et amoureux de l’ASM depuis le début des années 1960, alors qu’il résidait dans le 6e arrondissement de la capitale. Il concède ainsi qu’il sera toujours redevable à la princesse Grace d’avoir créé « le plus beau maillot » de la Ligue 1 – ce qui n’est pas loin d’être vrai – et à « Théo (le surnom du meneur de jeu Théodore Szkudlapski, NDLR), de la même génération qu’Hidalgo ou Biancheri » de lui avoir fait découvrir l’ASM.
Dans la lignée de l’exigence offensive accrochée au Rocher, il rappelle que le meilleur buteur de l’histoire du championnat de France est l’Italo-Argentin « Delio Onnis, qui a joué sept saisons ici », sans pour autant faire l’impasse sur ce qu’il appelle « les années noires ». Celles où l’ASM oubliait ses fondamentaux de formation ou de détection pour se caricaturer en maison de retraite pour corps fatigués. À l’image de la saison 2006 du buteur italien Christian Vieri, qui, entre deux blessures, démontrait un investissement proche du foutage de gueule. Jamais pourtant il ne se sera fait chahuter par les supporters. Ici, on ne crie pas « enculé » quand un joueur loupe un but tout fait. « Les mots à Louis-II sont choisis et il y a peu de communion. À part le kop peut-être, c’est une réunion d’esthètes. » Son fils abonde : « Pour moi, l’ASM, c’est comme la chaîne Arte. Tout le monde prétend trouver ça très bien, mais personne ne regarde. » Il serait sans doute plus juste de dire que, telle la chaîne franco-allemande, on zappe facilement pour passer à autre chose, selon Jacques Binsztok : « Chaque fois qu’on a une grande équipe, on bénéficie d’un courant de sympathie, mais ça ne dure que deux saisons, c’est très éphémère. »
La pinte à 9 euros
Mercredi 19 avril 2017. Pour le quart de finale retour de Ligue des champions contre le Borussia Dortmund, en réponse à l’élan de solidarité improvisé dans la Ruhr après l’attentat contre le bus de l’équipe allemande et le report du match, Jessica a proposé aux supporters du BvB de venir partager une bière au bar… de l’hôtel Marriott. De quoi alimenter les vannes des supporters des autres clubs français, habitués aux zincs collants de PMU et à craquer des fumigènes autour d’un rond-point. Le problème, c’est que Jessica n’a pas vraiment d’autre solution : « La consommation d’alcool est interdite autour du stade les jours de match à Monaco. » Et l’hôtel Marriott, bien que situé à une rue de Louis-II, se situe… en France, au Cap-d’Ail. « C’est notre seule façon de boire une bière avant les matchs. Ça nous fait mal de la payer 9 euros, mais on n’a pas le choix ! », éclaire Jess.
Monaco n’a pas non plus le choix de sa géographie. Difficile de séduire d’autres supporters dans la région quand la ville est coincée entre la mer et la montagne, et voisine d’une agglomération d’un million d’habitants, Nice, avec son club qui titille cette année l’ASM au classement. « Menton, La Turbie, c’est chez nous, mais une fois passé Beaulieu, c’est Nice. Et puis il n’y a que trois routes d’accès », synthétise Fabrice. Et manque de bol, de l’autre côté, c’est l’Italie. Un pays où il est bien difficile d’envisager de passer la frontière pour supporter l’équipe d’une ville étrangère, même si on y parle pourtant un dialecte proche du génois. Assis dans les gradins, Odoardo Panza, né à Pérouse et passé par Milan avant de s’installer à Monaco il y a quinze ans, porte l’écharpe souvenir de l’aller contre Dortmund autour du cou. C’est l’un des rares Italiens à avoir franchi le pas. Supporter depuis 2005, il confie que ses amis se gaussent facilement de sa double allégeance. « Ils me disent que je ne peux pas supporter l’Inter et Monaco… Derrière la frontière, c’est 50 % pour la Sampdoria, 50 % pour la Juventus, mais les gens ne sont pas intéressés par Monaco. Pourtant, un match de Ligue 1, c’est 8 euros, j’essaye de faire venir des compatriotes, mais ça ne les fait pas rêver ! » Avant d’oser une comparaison : « S’il devait y avoir un équivalent de l’AS Monaco en Italie, ça serait comme si le Vatican avait une grande équipe. » Pour laquelle un silence de cathédrale serait, pour le coup, le meilleur des soutiens.
Monaco va devoir composer sans Balogun ces prochaines semainesPar Joachim Barbier, à Monaco, avec Adrien Verrecchia // Issu du magazine So Foot #146
Propos recueillis par JB, avec AV.