- Santé
« Quand le travail mental devient aussi banal que d'aller voir le podologue, c'est merveilleux »
Docteur d'université en psychologie du sport, Cécile Traverse exerce comme préparatrice mentale depuis 20 ans dans le milieu du foot. Passée par Troyes, Saint-Etienne, Strasbourg ou encore Auxerre, celle qui est la compagne de Jean-Marc Furlan dans le civil livre son regard sur l'accompagnement des footballeurs.
Comment travaillez-vous dans le milieu du foot, en tant que préparatrice mentale ?
Je travaille avec des clubs, mais aussi individuellement avec des joueurs un peu partout. Avec 20 ans d’expérience, je m’oriente plutôt vers des structures où je peux retrouver des gens avec qui j’ai déjà travaillé. Des gens pour lesquels la psychologie tient une place importante, avec qui je vais pouvoir travailler sans qu’on m’interroge sur ce qu’il s’est passé dans la pièce dès que je mets un orteil à l’extérieur. Dans ce domaine, il faut s’assurer que les raisons pour lesquelles on vous emploie sont vertueuses.
Certains clubs vous ont employée pour de mauvaises raisons ?
Oui, tu peux avoir des déconvenues en arrivant dans un staff déjà établi. Un très gros club de Ligue 1 était prêt à m’employer, et le médecin a mis son veto. Il n’était pas contre l’idée de ce travail, mais il avait dit au président : « Les joueurs ne me parleront plus à moi, mais à elle. » Il avait beaucoup d’ancienneté dans le club, le président s’est retrouvé tiraillé. Je lui ai dit que si ça créait du remous avant même qu’on ait commencé, ce n’était pas une bonne idée. Il y a moins d’a priori aujourd’hui, beaucoup plus d’acteurs sont convaincus de l’intérêt de mettre en place un travail sur le versant psychologique et mental. Ça avance, mais on ne peut pas empêcher les réticences.
Comment organisez-vous le suivi des joueurs ?
Au sein d’une structure, j’essaye de proposer des interventions différentes pour que chacun puisse trouver son compte. Parfois, je suis étonnée, car des joueurs viennent me remercier en fin de saison, alors que je ne les ai vus aucune fois en individuel. Je mène des séances psycho-éducatives obligatoires, pour les cultiver sur les aspects mentaux de la performance et sur la psychologie. J’organise aussi des séances de relaxation ou de méditation en petit groupe pour élargir leur esprit, et des séances individuelles. C’est compliqué s’ils sont réfractaires, mais on trouve des compromis et l’idéal est de travailler sur la durée. Quand je reste quasiment sept ans à l’ESTAC, je travaille avec les jeunes et les pros. Chaque acteur du système me connaît, ça devient aussi banal que les soins l’après-midi ou d’aller voir le podologue, et c’est merveilleux. Pour ça, il faut y aller pas à pas. J’essaye de les toucher avec des lectures, je vois mon travail comme une aide à leur développement en tant qu’athlète et que personne. J’ai trop vu les dégâts, lorsqu’ils s’arrêtent, de l’absence de considération pour la personne dans son entièreté. Alors, j’essaie de les nourrir intellectuellement. On parle de neurosciences, de plein de sujets.
Quel type d’ouvrages leur donnez-vous à lire ?
D’abord, je leur demande s’ils aiment lire. Mon credo, c’est que les gens qui n’aiment pas lire n’existent pas : il n’y a que des gens à qui on a conseillé de mauvaises lectures. Par contre, s’ils me disent « Je ne lis pas », je suis consciente que je n’ai pas le droit à beaucoup d’erreurs. Je choisis des ouvrages qui vont leur parler, parce qu’ils vont faire le lien avec leur propre histoire. Champion dans la tête, les joueurs adorent. Le mental est cartographié avec la vallée du doute, le pont de la facilité… L’ouvrage Devenir champion de Cédric Quignon-Fleuret prend des exemples d’athlètes qui ont rencontré certaines difficultés, et ce genre de lectures les aident à mettre en mots ce qu’ils ressentent. Ça leur permet de se sentir un peu moins seuls, de voir que certains champions ont éprouvé la même chose qu’eux et qu’ils ont su le gérer. Comme la relation à l’erreur est de plus en plus toxique chez le footballeur, j’adore leur proposer Charles Pépin, qui a écrit Les Vertus de l’échec. Pour ceux qui lisent déjà, je conseille aussi des romans qui parlent de mental et d’histoires de vie pour m’aider à illustrer ce que l’on travaille. L’Homme qui voulait être heureux, je l’ai beaucoup donné à lire. L’autre jour, c’était un article de L’Équipe sur Marcus Thuram ou un article de Cerveau et psycho sur les motivations explicites et implicites. Contrairement à ce que les gens imaginent, les footballeurs sont très curieux.
La tentative de suicide d’Alexis Beka Beka semble avoir surpris beaucoup de monde, comme s’il était difficile d’associer la vie de footballeur au mal-être…
En fin de compte, les athlètes de haut niveau sont comme tout le monde. Ils sont peut-être plus fragilisés, même. Ce sport de haut niveau, compte tenu de l’engagement que vous y mettez, peut vous mener dans des périodes déstabilisantes. Une étude de la FIFPRO a montré que 38% des joueurs souffrent de symptômes de dépression au moins une fois dans leur carrière, c’est énorme. Grâce au Covid, on a commencé à se dire que l’athlète pouvait effectivement souffrir mentalement. Ce n’était pas si clair que ça, c’était quasiment un interdit. Pour les gens, un footballeur dépressif était complètement hors de propos. Des garçons en souffrance dans les vestiaires, il y en a forcément. Ils ne sont pas plus protégés que les autres d’un deuil, d’un divorce, d’un enfant malade, de difficultés familiales… Il peut y avoir une blessure grave, de mauvais résultats… Tout ça fait qu’on peut tomber dans des états glissant vers un mal-être ou une déprime, voire la dépression.
On commence à casser l’image de l’athlète intouchable ?
Il y a encore l’idée : « Si je rentre dans le bureau de Cécile, ça met en avant une fragilité. » Il y a cette interrogation sur la façon dont l’environnement va le prendre si je montre ouvertement que je travaille les aspects mentaux de la performance, mais les clubs s’organisent beaucoup mieux. J’ai travaillé dans une structure où il y avait aussi un psychologue clinicien et je me suis régalée parce qu’à deux, on travaillait de manière complémentaire. Il faut des personnes-ressources intégrées au quotidien et considérées comme des acteurs lambda, que cela cesse de faire peur. Dès qu’on dit le mot « psychologie », certains mettent le frein alors qu’on ne travaille pas les aspects mentaux de la performance sans la psychologie. Amazon vient de sortir un documentaire, STRoNG, et il serait judicieux de le diffuser dans tous les centres de formation. Seulement, est-ce que tout le monde a envie que des jeunes regardent la réalité potentielle du sport de haut niveau ? Des éducateurs m’ont déjà dit : « Le problème, c’est que tu vas l’amener à s’interroger. Et si jamais, au bout du cheminement, il s’aperçoit qu’il ne veut plus jouer au foot, qu’est-ce qu’on fait ? » On ne va pas nier ce que veut profondément un individu parce qu’il fait gagner des matchs ! On doit cultiver les joueurs, les aider à se comprendre.
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Les footballeurs ne se donnent pas le droit d’aller mal ?
Je dis souvent aux joueurs que j’ai beaucoup d’admiration pour eux, on n’est pas tous fait pour vivre ce genre de vie. Dans les médias, on les appelle les dieux du stade. Leurs corps sont des machines de guerre, ils ne sont pas prêts à accueillir la notion de fragilité. On leur dit souvent qu’ils gagnent très bien leur vie et qu’ils ont un métier de rêve, de quoi se plaignent-ils ? Ils intègrent ça, et ils s’interdisent le fait d’aller mal. J’ai travaillé avec un joueur qui était dans une situation difficile, avec une très grave blessure. Lui avait une BM, sa femme une Twingo : il avait tellement honte d’être blessé, d’être payé sans pouvoir être performant le week-end qu’il venait au stade en Twingo. Si on n’y prend pas garde, à un moment donné, l’identité de la personne disparaît et est bouffée par l’identité de l’athlète. Du coup, quand ils ne peuvent plus jouer ou que les performances sont mauvaises, une espèce de vide se crée. On est tous happé par ce système de performance, qui délaisse un peu la personne.
Est-ce que le foot a vraiment pris le sujet de la santé mentale des joueurs à bras-le-corps, aujourd’hui ?
On a progressé. Il commence à y avoir des intervenants dans de nombreuses structures : quelqu’un qui fait de la préparation psychologique et mentale, un psychologue, un psychiatre, quelqu’un qui propose des séances de sophro… J’ai connu des joueurs qui prenaient des comprimés pour dormir, puis des comprimés pour s’activer. Aujourd’hui, sur le sommeil ou la diététique, il y a beaucoup plus d’intervenants qu’avant. Les études de la FIFPRO ont eu un certain retentissement, mais je pense sincèrement qu’on peut faire mieux.
Quel est le message que vous faites passer aux joueurs ? Qu’ils peuvent s’autoriser à s’écouter davantage, à exposer leurs doutes malgré les attentes et les enjeux inhérents à leur milieu ?
Souvent, je leur dis : « Tu es un homme. » C’est simple, mais ils me regardent parfois comme si j’avais trouvé le vaccin contre la rage. Ils oublient parfois qu’ils sont des hommes. C’est pour ça qu’il faut les cultiver, leur apprendre ce qu’est le stress, leur expliquer ce qu’est le doute et pourquoi ça a du sens. Tout a du sens, à partir du moment où on en fait quelque chose. C’est important dans leur compréhension d’eux-mêmes, il convient de libérer cette parole.
Le sujet reste tabou, malgré les témoignages de plus en plus nombreux ?
Complètement. Des jeunes me disent : « Cécile, tu sais, mes parents ne veulent pas que je vienne te voir. Ils s’inquiètent. “Comment le coach va le prendre, est-ce qu’on va penser que tu es faible ?” Du coup, mes parents ne sont pas trop pour. » Il y a toujours une peur de la manière dont ça va être perçu, il faut qu’on ose en parler et qu’on diffuse des reportages comme STRoNG. Montrer des réussites et des choses fantastiques, ok, mais le reste existe aussi. Ce n’est pas en faisant comme si ça n’existait pas que l’on va avancer, je voudrais juste qu’on leur donne le droit d’être honnêtes sur leur état mental afin d’être accompagnés comme il se doit. Quand les situations dramatiques se présentent, on a plein de regrets. Il faut les mettre dans les meilleures conditions pour oser parler, et pour se confier.
Propos recueillis par Quentin Ballue