Alors, il était comment, le jeune Diego Maradona ?
Moi, je suis arrivé en 1969, il y a 46 ans. La première catégorie dont j’ai été responsable, c’est la génération 1958. Maradona, c’est la 1960. On m’a vite mis dans le bain, disons… Mais il n’y avait pas besoin d’avoir vu beaucoup de matchs de football pour voir quelque chose de spécial chez ce gamin. C’était du jamais vu. Il était haut comme ça (il montre la hauteur de ses hanches), donc on s’attendait à voir jouer un enfant, et pourtant il nous a fait voyager…
Comment êtes-vous allé le trouver ?
Ça, c’est le mérite de Francisco Cornejo. Et un peu grâce à la chance. Diego avait 8 ans, et était allé accompagner un ami pour un test. Francis n’arrivait pas à croire qu’il n’avait que 8 ans. Et le pire, c’est que Diego n’avait même pas de papier, de carte d’identité ou quoi que ce soit pour prouver son âge ! On a dû attendre quelques jours pour le croire. Il jouait comme un homme, et je pense qu’il jouait comme ça depuis la naissance.
C’est-à-dire ?
C’était un nain ! Mais sa façon de poser le pied sur le ballon, de se déplacer, de tout voir avant les autres, de toujours réclamer la balle, c’était surnaturel. Cela ne servait à rien de lui donner des conseils en gueulant depuis le banc de touche, il prenait toujours la bonne décision. Sa maturité footballistique, c’était fou. Il jouait comme un adulte. On ne pouvait que lui donner quelques conseils techniques, le forcer à partir sur son pied droit, le pousser dans le travail. Nous, on l’a laissé grandir tranquille. C’était un super garçon, d’origines sociales très modestes. Il ne demandait rien à personne, à part un ballon tous les jours. Et puis il est parti vite. À 15 ans, il jouait déjà avec les pros. Et pendant 5 saisons, il a été élu meilleur buteur du championnat argentin. 116 buts en 167 matchs pour nous, c’était pas mal pour un numéro 10.
En quoi cela a-t-il aidé le développement du club ?
Le centre de formation a gagné en prestige grâce à deux événements : le phénomène Diego Maradona dans les années 1970 et la victoire en Copa Libertadores en 1986. Mais le premier, c’est Maradona. Vu que Maradona a joué avec l’équipe pro dès ses 15 ans, toute l’Argentine a vu que notre club donnait sa chance aux plus jeunes. Alors, entre Boca et River qui recrutaient beaucoup et Argentinos qui faisait jouer les jeunes, les parents préféraient Argentinos. Toute l’Argentine a vu grandir cette génération des Cebollitas, et forcément, les gens se sont dit « ah, dans ce club, on fait les choses bien pour les jeunes » et ils ont commencé à vouloir venir ici. Avant, on avait trois catégories et cinq ballons, et paradoxalement, on sortait plus de bons joueurs. Maintenant, il faut avoir tout ça (il montre d’un grand geste le centre d’entraînement) pour les faire venir, sinon ils vont ailleurs…
Et alors, comment avez-vous fait pour récupérer les meilleurs jeunes argentins avant que Boca et River ne mettent la main dessus ?
Le recrutement a longtemps été dopé par notre partenariat avec le Club Parque, un petit club local qui repérait et entraînait des gamins de 5 à 9 ans. Là-bas, il y avait des recruteurs qui voyageaient dans toute la région et même dans tout le pays. On les formait là-bas, puis ils venaient au centre d’Argentinos. Le père de Chico Batista, José Batista, a eu un grand rôle à jouer durant toutes ces années. Mais en 1997, c’est Boca qui a réussi à récupérer cette filiation, en subventionnant le Club Parque. C’est vrai que, par la suite, on a connu des années difficiles, mais on a su démontrer qu’on ne dépendait pas uniquement du recrutement des jeunes. En fait, je pense que la mystique de notre centre a survécu grâce à notre philosophie d’entraînement : le droit à l’erreur, le jeu en priorité et le respect du talent naturel.
Y a-t-il une uniformisation des systèmes de jeu pour toutes les catégories chez Argentinos, comme au Barça ?
Non, ici il n’y a pas de système généralisé pour chaque catégorie. On préfère donner cette liberté à l’entraîneur, parce qu’on pense que durant leur carrière professionnelle, les joueurs devront savoir s’adapter à tous les types de football. Mais cela n’empêche pas d’exiger du beau jeu. En revanche, dès qu’un numéro 10 joue dans une catégorie, on le met en valeur dans notre système de jeu. Ce poste a tendance à disparaître, donc il faut en profiter. C’est une priorité. On pense que ça reste le poste qui crée le plus de volume de jeu et le plus d’actions, avec le numéro 5 devant la défense (en Argentine, le 5 est l’équivalent du 6 en France). Cela peut paraître idiot, mais en football, un seul joueur qui comprend mieux le jeu que tous les autres peut faire la différence pour toute l’équipe. Est-ce que c’est vrai dans d’autres sports ? Aucune idée. Mais quand tu comprends ça, tu comprends qu’il faut prendre soin du talent, le laisser grandir, lui donner une personnalité pour survivre.
Cela veut dire quoi exactement, la personnalité d’un footballeur ?
Batista paraissait lent sur le terrain, mais dans la tête, il était plus rapide que tous les autres. À la place de se forcer dans la salle de musculation pour transformer son jeu, il avait accepté sa lenteur pour l’utiliser dans le sens du collectif, et développé un meilleur sens du jeu. Cambiasso, c’était pareil. Redondo, idem. Le point commun de tous ces joueurs formés à Argentinos Juniors, c’est leur capacité à penser le jeu, à savoir ce qu’ils font, à comprendre les mécanismes du collectif. Ils n’ont pas une simple position, ils ont un rôle qu’ils épousent. C’est ça, avoir de la personnalité sur le terrain : prendre le recul nécessaire pour comprendre le jeu et ta place au sein du jeu.
En France, on connaît bien Sorín…
Ah, Juan Pablo, il a une vraie histoire ici. Aujourd’hui, il travaille pour la télé, il écrit. Cela ne m’étonne pas du tout. À 14 ans, je me souviens qu’on était allés jouer un tournoi dans l’intérieur du pays. La veille d’un match, je fais le tour des chambres. Le seul qui avait des bouquins sur sa table de chevet, c’était Sorín. Je me souviens de quand il avait été repéré. On jouait sur le terrain annexe de River qui était juste à côté du stade le Monumental. L’équipe première de River s’entraînait juste avant notre match, et le staff était resté pour regarder notre match. Les mecs n’avaient que 14 ans, hein. Le coach, c’était Passarella. Au bout de quelques minutes, il vient me voir. « C’est qui le 13, là ? » Quatre ans plus tard, Sorín signe à River. Ils n’avaient pas arrêté de garder un œil sur lui, mais ils savaient bien qu’il allait se développer correctement ici.
En quinze ans, le football et la vie des footballeurs ont beaucoup évolué. Cela se ressent chez les jeunes ?
Les jeunes ont toujours été confrontés à des problèmes. Dans les années 1970, c’était pareil. À cet âge-là, cela va très vite. Ils ne viennent pas tous du même milieu, mais certains peuvent tomber dans la drogue, la violence… Ou même avoir une copine. Ah, la copine, si elle n’aime pas le foot, ça complique tout. Les Argentins sont des romantiques… Mais le milieu ne veut pas dire grand-chose. Riquelme devait se taper trois bus collectifs différents pour arriver à l’entraînement tous les matins. Redondo, il vient d’une famille aisée, cultivée, mais pareil, il prenait le bus pour ne rater aucun entraînement. Il était toujours là, peu importe ce que sa famille avait prévu…
Est-ce que la passion du jeu disparaît chez les jeunes d’aujourd’hui ?
Elle ne disparaît pas, elle change. Le jeu a changé, l’époque aussi. Donc c’est normal. Avant, quand tu entrais dans un vestiaire, il y avait un silence total. Aujourd’hui, cela papote. Les joueurs se montrent des vidéos sur leur téléphone, ils discutent des soirées, des filles, de tatouages, mais peu de football. Avant, je pense que le football était plus une façon de vivre. Aujourd’hui, les jeunes pensent en termes de contrats et d’argent plutôt qu’en termes de minutes de jeu et de place en équipe première. Il n’y a aucun doute là-dessus. C’est triste, mais il faut l’accepter, cela ne sert à rien de combattre les changements d’époque. Entre Maradona et Messi, tout a changé. Cornejo, qui par la suite a continué à fréquenter Maradona, racontait toujours cette anecdote pour démontrer l’amour du ballon de Diego : « Si Diego est à une soirée en costume blanc, et qu’un ballon sale est lancé sur la piste de danse, tu peux être sûr qu’il va faire un contrôle de la poitrine. » (rires)
Que cherchent les recruteurs aujourd’hui ?
Je pense vraiment que la grande majorité des jeunes sont d’abord ici parce que ça les amuse, de jouer au football. Ils aiment ça, ils aiment se lever à 6h du mat’, prendre un bus d’une heure et venir taper dans le ballon. Ils aiment cette vie, c’est un fait. Ensuite, en plus de jouer, il y en a qui aiment vraiment s’entraîner, qui le font avec soin. Et puis, tu vois qu’il y en a certains qui se montrent prêts à porter cette responsabilité de devenir footballeur professionnel. Car c’est une vraie responsabilité, il ne faut pas croire que c’est facile ! Généralement, dès les 15-16 ans, on a une idée de ceux qui peuvent aller très loin, parce que leur personnalité se révèle. Mais cela implique beaucoup de choses, de sacrifices, de discipline. Tous les week-ends, on voit dans les gradins des mecs du FC Barcelone avec des cahiers, ils prennent des notes, connaissent les noms de tous les joueurs, leurs caractéristiques. Mais derrière, ils s’intéressent surtout à l’entourage du gamin, à sa maturité, à sa force de caractère. C’est ça qui fait la différence.
La personnalité compte plus que le talent ?
Le talent a besoin de personnalité pour grandir. C’est comme ça qu’il se nourrit. Parce que même si le talent est là, il doit toujours se démontrer sur le terrain chaque dimanche. Toi, moi, n’importe quel joueur qui a joué en jeunes a déjà mis des buts magnifiques. Ça arrive, si t’as un peu de talent. La différence se fait chez ceux qui arrivent à les mettre tous les week-ends. Dans ce sens-là, le football est une permanente remise en question. Et il faut être fort dans la tête pour continuer à travailler même lorsque tu écrases déjà ta catégorie, aller jouer chez les plus âgés, etc. Cette personnalité, elle sert à protéger le talent. Je te donne un exemple. Si un entraîneur disait à Riquelme qu’il avait besoin de courir sur le côté pour récupérer plus de ballons, qu’est-ce qu’il faisait ? Est-ce qu’il écoutait son entraîneur ? Non. Quand tu as la personnalité suffisante pour te connaître et connaître le jeu, tu fais ce que tu sais faire de mieux, pas ce qu’on te demande de faire. Il ne s’agit pas de désobéir, mais de jouer sur ses points forts plutôt que d’essayer de gommer ses défauts. Ensuite, Riquelme lui répondait que si l’entraîneur avait besoin de quelqu’un pour courir sur le côté, il valait mieux demander à quelqu’un d’autre.
Il ne faut pas toujours écouter son entraîneur, alors ?
Prenons un autre joueur. Fernando Redondo, lui, il avait une classe extraordinaire. Il était gaucher, très grand, fort. Du coup, un jour, on avait pensé qu’il pourrait aussi jouer défenseur central. Au milieu d’un match d’entraînement, je lui dis : « Eh, Loco, descends d’un cran et joue libéro. » Je ne sais pas pourquoi, il n’était pas particulièrement foufou comme gamin, mais il tenait à ce surnom, « Le Fou » . Bref, vu qu’il est éduqué, il ne dit rien et accepte de jouer derrière. Il fait ce qu’il a à faire. Après le match, je vais me doucher, et quelqu’un vient toquer à la porte. Je vais ouvrir, et là, Fernando me dit : « Eh, qu’on soit clair, moi, je joue milieu défensif et c’est tout, hein. » Je l’ai rassuré : « Bien sûr, pas d’inquiétude. » C’est vrai qu’il y a une infime différence entre ces joueurs de grande personnalité et les joueurs moyens qui se prennent pour des cracks et n’en font qu’à leur tête. Mais entre les deux, le talent fait la différence. Le problème, c’est quand une décision tactique idiote dénature le talent d’un joueur créatif.
Alors, est-ce que le numéro 10 est en train de disparaître ?
Je reste persuadé que c’est un rôle naturel dans le football, donc les joueurs continuent à jouer comme ça, comme le frère de Riquelme par exemple. Sebastian, il sait construire le jeu, il a une bonne frappe, il est habitué à être sous pression près du but. Mais le football a changé, et les systèmes actuels font que l’on accorde plus d’importance à la vitesse, l’accélération et les changements de rythme qu’à la vision du jeu ou la pause. Tu vas sur internet, tu tapes « préparation physique » ou cherches des exercices d’entraînement de phase offensive, et tu trouves facilement ce qu’il se fait partout. Par exemple, cet exercice à quatre ou cinq contre deux où l’attaque est en supériorité numérique, ça entraîne quoi ? La vitesse des ailiers ? À force, tu dénatures certains joueurs. Plus ils doivent aller vite, moins ils apprennent à développer d’autres talents. Si un milieu offensif se retrouve en supériorité numérique, on espère bien qu’il saura trouver la solution. Mais ce qu’on veut, c’est l’entraîner à trouver des solutions là où elles n’existent pas, en infériorité numérique.
C’est la vitesse qui tue le numéro 10 ?
Il y a de moins en moins de numéros 10 parce que le numéro 10 est rejeté. Trop petit, trop lent. Je ne dis pas que Maradona aurait été rejeté aujourd’hui, hein. Mais Riquelme l’a été. À 13 ans, il n’avait rien d’un Maradona, mais avec ce talent, sa personnalité et son éthique de travail, il est devenu un Riquelme. C’est possible que l’Argentine soit passée à côté de très nombreux Riquelme. Parce qu’ils étaient trop lents à 13 ans, t’imagines ? Le talent, ça se perçoit ou ça se rate. Quand tu n’as que quelques minutes pour observer un joueur, tu peux toujours te tromper. Il peut jouer contre un adversaire plus grand et être en difficulté, il peut être dans un mauvais jour. Mais en une prise de balle, parfois, tu vois la différence. En fait, tu vois le joueur qu’il peut devenir à 20 ans. C’est ça qui nous intéresse. Et ce n’est pas un hasard si Argentinos s’est transformé en une usine à former des créateurs de jeu. C’est parce qu’ils ont grandi dans un cadre où ils avaient le temps et l’opportunité de se tromper. Et on apprend plus vite comme ça qu’en gagnant des championnats par la force ou le physique. On forme à jouer, non pas à gagner.
Riquelme, il est né numéro 10 ?
Chez nous, Riquelme était un petit mec. Au départ, il tenait tellement à jouer numéro 10 qu’on insistait, mais c’était une erreur. Il était trop petit, il ne tenait pas la balle en pivot. Il voulait absolument jouer enganche, mais dos au but, il se faisait bouffer. Son père venait me voir après l’entraînement, et me disait : « Allez, laisse le partir dans un autre club, je veux qu’il s’amuse et qu’il joue où il veut. » Et je lui répondais : « Non, je veux le garder, il compte pour nous, mais je ne peux pas t’assurer qu’il sera titulaire dès cette saison. » Il a attendu. Un jour, j’ai eu l’idée de le faire jouer au poste de numéro 5, devant la défense. Je lui ai dit de courir après son adversaire, de lui prendre la balle et de s’amuser. Et c’est comme ça qu’il s’est mis à construire le jeu, au départ de l’action, un peu comme Pirlo aujourd’hui. Avec sa vision du jeu, il s’est vite fait remarquer.
Et alors, un grand joueur, ça peut se rater ?
C’est ce qui fait la force d’Argentinos Juniors. Nous, par rapport aux grands clubs d’Argentine, on peut se permettre de se tromper. Argentinos a souvent fait ça : récupérer des joueurs laissés libres à 13 ans parce qu’ils étaient trop petits. Les autres clubs, comme Boca ou River, ils veulent gagner toutes les divisions inférieures. Alors ils prennent des joueurs grands pour leur âge. Nous, on s’en fout. On les attend. On forme des futurs joueurs, pas des équipes de moins de 13 ans. Cette lenteur, cette pause, c’est un talent. Si tu ne l’as pas, tu ne peux pas l’apprendre. En revanche, de nombreux joueurs l’ont et la perdent. C’est ce qui a failli arriver avec Riquelme. Quand je l’ai vu jouer, il a attiré mon attention par sa lenteur. C’est quelque chose d’unique. Dans un football toujours plus rapide, le type était lent avec les pieds, mais sa vitesse mentale était si rapide qu’il voyait les actions avant tout le monde.
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