- Coupe du monde 2018
Café Kremlin, épisode 2
Alors qu’ils ne s’attendaient à rien, les supporters russes se retrouvent avec une victoire 5-0 de leur équipe en match d’ouverture. Mais que vont-ils bien pouvoir en faire, dans cette Coupe du monde qu’ils s’apprêtaient à suivre en spectateurs ? Réponse en direct de Moscou et Saint-Pétersbourg.
Depuis leur avènement en 2006 en Allemagne, les fan zones ont toutes un peu la même tronche. Les mêmes attractions sont offertes à peu près par les mêmes sponsors, la même bière est servie dans les mêmes gobelets en plastique, au bout de la même queue de 45 minutes. Chaque édition se garde simplement un espace d’authenticité locale : en Russie, on peut grignoter du poisson salé, des graines de tournesol ou du calmar séché, on peut s’offrir une Klinskoye si on n’aime pas la Budweiser, et il faut aller griller sa clope dans un fumoir formé par des grilles posées dans l’herbe.
Les onze fan zones russes ont pourtant déjà connu quelque chose que les autres n’avaient pas expérimenté : le pays organisateur l’a emporté 5-0 dès le match d’ouverture, un record depuis le 7-1 passé par l’Italie aux États-Unis en 1934.
« Notre équipe est merdique »
Et la surprise s’est manifestée différemment selon les endroits : à Moscou, des sexagénaires cigare au bec se sont jetés dans les bras l’un de l’autre en se criant « Champion ! » ; un bonhomme a sorti une bouteille de vodka du sac accroché au fauteuil roulant de son pote pour en servir un grand gobelet à un groupe de Colombiens ; et un garçon au tee-shirt bordeaux et au visage de la même couleur s’est endormi dans l’herbe dès la mi-temps.
Pendant ce temps, à Saint-Pétersbourg, les filets de sécurité entourant la fan zone située au pied de la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé étaient déchiquetés par des supporters lassés de devoir attendre à l’entrée avant de voir leur équipe s’imposer.
Ce serait pourtant un euphémisme de dire que les Russes ne partaient pas avec une totale confiance en leur équipe nationale. De l’avis général, une qualification pour les huitièmes était un doux rêve à peine envisageable. Vladimir Poutine a demandé au sélectionneur de ne pas « rendre le pays ridicule » , la presse a qualifié son équipe de « plus faible de l’histoire russe post-soviétique » et le comédien russe Semyon Slepakov a planté le dernier clou il y a quelques jours avec une chanson au refrain cash : « Notre équipe est, soyons francs, merdique. »
Juste avant le début du match d’ouverture, un couple croisé à Saint-Pétersbourg, lui avec un maillot de Karpine, elle avec celui d’Anioukov, les deux se partageant une flasque, explique être venu « pour l’ambiance plus que dans l’espoir d’une grosse performance » . Si l’on croyait aux actes manqués, on aurait pu sentir dans l’air un pays qui arrive dans sa compétition à reculons. Malgré le travail de nuit effectué par les ouvriers, un certain nombre de rues de Moscou et de Saint-Pétersbourg (un peu en dehors du centre touristique, évidemment) sont encore dépavées et en pleins travaux. À la veille du match d’ouverture, le stade Loujniki laissait encore apparaître quelques échafaudages ici et là, et l’organisation du centre média ressemblait à un poulet sans tête.
Place Rouge et maillot bleu
Mais à vrai dire, la Russie attendait en fait vraiment le coup d’envoi de cette Coupe du monde. Pas pour suivre les résultats de sa sélection, non, mais plutôt pour le plaisir d’accueillir des pelletées de supporters étrangers. La Russie n’est habituellement pas un pays très touristique par rapport à son statut, en raison des difficultés à obtenir un visa. Cela se voit dans les statistiques, mais aussi dans les yeux et les sourires gênés de ceux qui sont interpellés dans une autre langue que le russe. Dans la fan zone de Moscou, un filou mexicain en profite. Avisant un petit groupe d’adolescentes et d’adolescents russes, il leur fait répéter très fort et en espagnol : « J’adore me faire baiser ! »
À Saint-Pétersbourg, un Russe se balade avec un maillot de la France 2002 car il « adore le bleu » , et un Iranien avec celui de l’Allemagne parce qu’il « s’en fiche d’être patriote » , il veut « juste gagner » . C’est le joyeux bordel de la Coupe du monde. Toute la journée, ce jeudi, les abords de la place Rouge étaient aussi remplis à ras bord de Péruviens (clairement la sensation du Mondial côté supporters pour le moment), d’Australiens, de Colombiens, et d’une toute petite délégation française se faisant prendre en photo par des locaux. Les Russes, eux, étaient restés discrets jusqu’au coup d’envoi.
Hardtek et poussette habitée
Alors, reste à savoir s’ils ne seront pas un peu embarrassés par ce 5-0. Que vont-ils bien pouvoir en faire ? Vont-ils s’enflammer et se mettre à rêver de grosse perf ? Ou au contraire garder la tête froide ? Après la victoire, Vladimir Poutine a appelé le sélectionneur pour lui dire de « continuer comme ça » . À la fan zone de Moscou, cinq minutes après le coup de sifflet final, les équipes de nettoyage sont déjà en action et un DJ envoie de la hardtek aux basses agressives dans les murs de son. Un jeune homme s’arrête et dit : « Franchement, je ne m’attendais pas à cette victoire. Mais on verra contre l’Égypte, c’est une grosse équipe. » Place du Palais, à Saint-Pétersbourg, les drapeaux russes se rangent rapidement, alors qu’une troupe d’étudiants décide de soulever une poussette habitée par un gosse couvert d’un maillot floqué Golovin. Isaaki, affalé sur sa moto, glisse sa justification avant de partir : « Ce 5-0 fait plaisir, mais qu’est-ce qui va suivre ? On sait qui on est, on ne va pas se laisser retourner l’esprit aussi facilement. Rêver n’est pas notre genre, surtout avec cette équipe. » Et puis ça se saurait si le foot était fait pour rêver.
Par Maxime Brigand et Thomas Pitrel, à Saint-Pétersbourg et Moscou