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Café Kremlin, épisode 12 : Russie, le Grand Tournant
Vilipendée avant le début de la compétition, la sélection russe a retourné tout un pays avec ses deux victoires, ses huit buts et sa qualification pour les huitièmes de finale de sa Coupe du monde. Alors que la presse a totalement changé son discours, petite visite à Novogorsk, où les joueurs du très sévère sélectionneur Stanislav Cherchesov continuent à vivre en autarcie.
Le centre sportif de Novogorsk n’est pas exactement l’endroit le plus accueillant qui soit. Pour y entrer, il faut affronter le regard noir des agents de sécurité qui, sans un mot, font comprendre au visiteur qu’il doit retirer son sac, l’ouvrir, le poser sur une caisse retournée, puis s’écarter. Le temps qu’un berger allemand vienne y poser sa truffe. Ensuite, il faut marcher dix minutes en suivant les indications, encore muettes, d’hommes en costume postés dans tous les coins du complexe multisports construit à 30 bornes au nord-ouest de la place Rouge. Au milieu de cette ambiance pesante, le terrain d’entraînement de la Sbornaïa est un îlot de tranquillité et de détente, ce vendredi 22 juin. Dans les tribunes, l’attaché de presse de la sélection russe, Igor Vladimirov, taille le bout de gras avec les journalistes. Une scène totalement inenvisageable il y a seulement quelques jours.
À l’époque, le Moscow Times titrait « Destiné à la défaite » , mais le sélectionneur, Stanislav Cherchesov, annonçait déjà en conférence de presse : « Je pense que la moitié du pays va découvrir que nous avons une Coupe du monde quand le coup de sifflet retentira. Cela nous prend du temps pour commencer à conduire, mais je pense que quand nous appuyons notre pied sur la pédale, nous allons à fond. » Après deux victoires et une qualification déjà acquise avant le dernier match face à l’Uruguay, la prophétie s’est réalisée. « Il y a eu un gros changement d’ambiance, confirme Philipp Papenkov, journaliste à Sport-Express, dans les tribunes de Novogorsk. Avant le début de la compétition, il n’y avait que des questions négatives, du genre« Pourquoi on est aussi nuls ? » alors qu’hier, tous les journalistes ont applaudi quand Cherchesov est entré sur la pelouse. »
« Nous étions les pires personnes du pays »
Après la victoire contre l’Égypte, une journaliste était même allée jusqu’à sauter dans les bras du sélectionneur en lui lançant « vous êtes le roi » en conférence de presse. Un à un, tous les reporters suivant la Sbornaïa ont présenté leurs excuses à l’équipe. Youri Dud, rédacteur en chef de Sports.ru et animateur d’un compte Youtube réunissant plus de trois millions d’abonnés, a même lancé une tendance reprise par de nombreux internautes russes : le « changement de chaussures » , qui consiste à se filmer en train de changer de souliers pour signifier que l’on a changé d’avis sur le niveau de l’équipe. Pourtant, toutes ces ondes positives pourraient ne jamais arriver jusqu’à l’équipe nationale.
Hier, à la veille de leur dernier match de poule, les Russes expliquaient en effet qu’ils avaient fait le choix de vivre en vase clos dans leur camp de base. « La dernière fois que j’ai allumé la télé, vous parliez de l’équipe nationale et j’ai éteint tout de suite, lançait le glacial Cherchesov en conférence de presse. Pourquoi ? Parce que je ne veux rien entendre de mauvais. Je veux rester indifférent à tout ce qui se passe au-delà des murs de Novogorsk. » Et le sélectionneur n’est pas seul. Échaudés par les critiques pré-Mondial, les joueurs aussi ont décidé de se boucher les oreilles. « Depuis le match contre la Turquie (1-1 pour le dernier match de préparation, à l’époque l’équipe restait sur sept matchs sans victoire, N.D.L.R.), j’ai arrêté de suivre ce qui se disait sur nous dans les médias, explique Fyodor Smolov. Nous étions apparemment les pires personnes du pays, donc nous l’avons simplement accepté. Alors aujourd’hui, c’est surtout nous qui sommes heureux de ce que nous avons fait. » D’autant plus qu’il ne faut pas croire que tous les journalistes ont définitivement changé d’avis sur le niveau de l’équipe russe. À Novogorsk, Aleksandr Rogulev, de Rossiya Segodnya, attend la suite : « On a gagné ces deux matchs parce qu’on a joué contre des équipes faibles. L’Arabie saoudite, c’est nul, et l’Égypte, Salah n’était pas encore remis, donc nos défenseurs n’ont pas été inquiétés. Contre l’Uruguay, on va vraiment voir le niveau de cette équipe. »
Thomas Pitrel, à Novogorsk