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Brexit : le premier jour du reste de la Premier League
Le royaume de Sa Majesté a beau avoir placé quatre clubs en finale de coupes d’Europe l’an passé, il pourrait bientôt se sentir comme un parfait étranger sur le Vieux Continent. Brexit oblige, le Royaume-Uni ne sera plus, dès le 1er février, membre de l'Union européenne. Ouvrant une ère d’incertitudes potentiellement destructrice pour la Premier League.
Il a beau être petit et gentil, N’Golo Kanté n’aurait sans doute jamais pu rallier l’Angleterre s’il avait vécu dans un monde où l’Angleterre et l’Union européenne faisaient chambre à part. Car s’il est aujourd’hui l’un des meilleurs joueurs du monde, et que son statut (nous y reviendrons plus tard) justifierait largement qu’on lui accorde une petite dérogation, le petit joueur de Ligue 1 qu’il était en 2015, ne comptant pas la moindre sélection chez les Bleus, n’aurait sans doute jamais réuni les conditions nécessaires à l’obtention de son permis de travail sur le sol anglais. Et, comme ça, la Premier League serait passée à côté d’un joueur sensationnel.
Goodbye England
Voilà ce qui pourrait devenir la réalité de la Premier League dans un monde post-Brexit. Aujourd’hui, ce fameux permis est obligatoire pour les joueurs qui n’appartiennent pas à un pays de l’Union ou de l’Espace économique européen. Mais demain, quand le Brexit sera une réalité, il pourrait aussi le devenir pour les ressortissants des pays membres. C’est là que le casse-tête commence. Aujourd’hui, tout joueur non européen qui veut signer en Angleterre doit d’abord obtenir un Governing Body Endorsement (GBE), délivré par la Fédération anglaise de football (FA) et aux critères très élitistes. L’un des principaux critères étant la participation à un pourcentage minimal de matchs internationaux sur les 24 mois précédant la demande de permis. Son objectif, clairement affiché par la FA : recruter uniquement des sportifs « établis au plus haut niveau international, qui contribueront de façon significative au développement du football de haut niveau » en Angleterre. « Le système actuel a été pensé en sachant que les Européens pouvaient venir sans problème, explique Tiran Gunawardena, avocat londonien spécialisé dans le droit du sport. Il vise à ne laisser entrer que les meilleurs non européens. Si les règles évoluent, et que les Européens ont eux aussi besoin d’un permis de travail, ce système doit radicalement changer. »
Avec le Brexit, les joueurs qui évoluent en équipe nationale obtiendront leur permis quasiment de manière automatique. Mais les autres, ceux qui ne répondent pas aux exigences du GBE et qui représentent actuellement une majorité d’Européens évoluant dans le championnat d’Angleterre, sont menacés. Il existe bien un « exceptions panel » , qui concerne ceux dont on justifie la « valeur exceptionnelle » – par un talent hors du commun, mais aussi et surtout par un transfert ou un salaire élevé. Mais, malgré ces dérogations, des cas posent toujours problème. « En 2010, on a signé Matej Delač, un gardien croate, se souvient Christophe Lollichon, responsable du département gardiens de but au Chelsea FC. Comme la Croatie n’était pas encore rattachée à l’Union européenne en matière d’affaires sportives, il est resté neuf saisons sous contrat chez nous, sans pouvoir jouer. » Ballot. Et demain, ce sont les Européens qui risquent de faire face à ce type de casse-tête.
La ligue et les clubs ont de bonnes raisons de craindre que le Brexit ne vide le championnat de ses Européens. L’une des principales raisons pour cela concerne les jeunes : en tant que membre de l’UE, le Royaume-Uni profite en effet de l’article 19 du règlement de la FIFA, autorisant les transferts de mineurs âgés de plus de 16 ans entre pays européens. Ce texte, qui a permis à des joueurs comme Cesc Fàbregas, Gerard Piqué ou Paul Pogba de rallier des clubs anglais avant leur majorité, permet aussi aux clubs de contourner la « homegrown rule » , qui n’autorise que 17 joueurs non formés en Angleterre sur 25 inscrits. Aujourd’hui, tout joueur qui a passé au moins trois ans dans un club anglais avant ses 21 ans est, de facto, considéré comme « home-grown » (formé au pays), ce qui permet à des non-anglais (Héctor Bellerín, Nathan Ake ou Gylfie Sigurdsson, par exemple) de jouir de ce statut. Avec le Brexit, la possibilité de recruter les meilleurs jeunes européens, et de les former dans leur « academy » , pourrait s’envoler. « Si nos équipes perdent la possibilité de recruter les meilleurs jeunes, ils s’en iront au Real, au Barça ou au PSG, prédit Tiran Gunawardena. Et, d’ici leur majorité, leur prix aura explosé. Ce serait un gros désavantage compétitif. »
Préférence nationale
En coulisses, les cols blancs du foot anglais planchent déjà sur des solutions. Et c’est peu dire qu’entre la Ligue et la FA, les avis divergent. Si la première craint que la sortie de l’UE n’affaiblisse la valeur du championnat, la seconde verrait d’un bon œil l’opportunité de faire éclore au plus haut niveau plus de joueurs formés en Angleterre. En attendant que la période de transition entre l’UE et le Royaume-Uni ne dissipe le brouillard autour des futures conditions d’attribution des permis de travail, une solution envisagée par la Fédé serait de diminuer le nombre autorisé de joueurs étrangers dans les effectifs de la Premier League (de 17 à 13), gonflant donc le nombre d’Anglais dans les effectifs. En échange, les règles d’obtention du permis de travail seraient assouplies. « La Fédération a pris conscience que si elle veut rivaliser avec la qualité des joueurs formés en Espagne ou en France, il faut investir dans la formation et les infrastructures, souligne Christophe Lollichon. Les clubs ont commencé à mettre l’accent là-dessus depuis plusieurs années. » Un investissement financier et humain qui peut mettre des années à porter ses fruits.
Une perspective difficilement acceptable pour les clubs de Premier League. Avec l’impossibilité des clubs à remplir d’Européens leurs académies et leurs effectifs, cela signifierait une explosion du nombre d’Anglais dans le championnat. Un virage british qui pourrait avoir de lourdes conséquences. Tout qualitatif qu’il est, le vivier made in UK reste limité. Les meilleurs clubs britanniques sont moins menacés, car ils recrutent principalement des étrangers qui remplissent sans problème les critères d’obtention du permis de travail. Les équipes de milieu ou de bas de tableau, elles, dépendent de joueurs concernés par cette possible réforme. Et se disputeraient à prix d’or les Anglais performants. Non seulement cela dérégulerait le marché, mais cela ferait aussi perdre au championnat ses deux atouts majeurs : sa diversité et sa compétitivité. « Les fans seront intéressés par des équipes composées à majorité d’Anglais, concède Christophe Lollichon. Mais, sans les étrangers, la ligue ne pourrait pas monnayer 2 milliards ses droits télévisuels en Asie. Elle a basé sa richesse là-dessus. » Mais tout aussi important que le football soit dans la société anglaise, difficile d’imaginer un Brexit qui ne « nationalise » pas le football : « Les clubs espèrent avoir une sorte de dérogation, mais comment peut-on justifier une telle dérogation uniquement pour les footballeurs ? interroge Tiran Gunawardena. Pourquoi pas aussi pour les enseignants, les médecins, qui sont tout aussi importants que les footballeurs, si ce n’est plus ? Parce que le football est lucratif, on fait une exception pour eux ? Ça n’aurait aucun sens et ce serait un véritable scandale. L’idéal pour la Premier League serait un statu quo, mais ce n’est plus possible. »
Par Alexandre Aflalo