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Borghi : « Entraîner Boca, c’était comme faire l’amour la fenêtre ouverte »
Il a été le premier des « nouveaux Maradona » espérés par l’Argentine et a remporté le Mondial 86 avec le Pibe de Oro. Puis, il est passé par l'AC Milan du trio hollandais, a entraîné Colo-Colo et la sélection chilienne. Autour d’un café et d’une dizaine de clopes, le Bichi refait l’histoire de sa carrière.
Avant d’être consultant et entraîneur, tu as surtout été champion du monde 86 avec l’Argentine, c’est ton plus beau souvenir ?Oui, c’est un super souvenir. C’est magnifique de gagner une Coupe du monde pour son pays. Mais les gens se souviennent surtout du match contre l’Angleterre et ça me fait un peu de peine. Pour moi, l’Angleterre n’était pas le rival le plus fort que nous avons joué lors de cette Coupe du monde, nous étions supérieurs. D’ailleurs, l’Angleterre n’a rien fait en Coupe du monde depuis 1966. La Belgique était bien plus forte. Mais la Belgique n’avait pas fait la guerre avec l’Argentine. Ce qui m’a mis mal à l’aise, c’est qu’on a voulu faire croire que nous avions vengé une guerre par cette victoire, alors que cela n’a rien à voir. Historiquement, il n’y a que deux choses à retenir de ce match : le but de Diego et la Mano de Dios. Ni nous ni eux n’étions responsables de la guerre, ni même les peuples des deux pays. Un stupide directeur argentin a voulu faire la guerre à une grande puissance pour un morceau de terre que personne ne connaissait. Les Malouines, c’est perdu au milieu de nulle part, aucun Argentin n’y est jamais allé. D’ailleurs, je me souviens du moment où la guerre a commencé. J’avais dix-huit ans. Le Sud était en guerre, et Buenos Aires faisait la fête. Ça n’a pas été une guerre de tout le pays. Après ce match, certains en ont profité. Comme si nous avions vengé le pays.
Mais la Mano de Dios, c’est mythique quand même, non ? Sur le terrain, je n’ai pas vu qu’il avait fait main. La seule chose dont je me souvienne, c’est que quand Diego saute et marque de la main, je ne le vois pas, mais, quand il retombe, il regarde directement l’arbitre.
D’ailleurs, tu as été considéré comme le premier héritier du Diez. Maradona est comme Louis XV (Louis XV a eu dix enfants légitimes et une dizaine d’autres illégitimes, ndlr), il a eu une tonne d’héritiers, mais personne ne lui a jamais succédé. J’ai peut-être été le premier pour une raison simple. Quand Maradona est vendu à Boca en 1981, je commence à jouer à Argentinos Juniors. Alors, la comparaison est immédiate, l’un s’en va, un nouveau 10 le remplace. Et puis, j’avais vingt ans et je brillais à Argentinos. On a gagné la Copa Libertadores en 1985, je fais un super match en finale de la Coupe intercontinentale face à la Juve et les comparaisons prennent de l’épaisseur. Mais, en réalité, je ne me suis jamais senti proche de lui. Sportivement, j’avais parfaitement conscience que je ne pourrais pas jouer à son niveau. L’imagination des gens fait qu’ils pensent que j’aurais pu atteindre son niveau.
Maradona, c’est le joueur le plus fort que tu aies vu évoluer ? Maradona est, sans aucun doute, le plus grand joueur que j’ai vu sur un terrain. Sans vouloir être irrespectueux envers Messi, qui sans aucun doute est le plus grand joueur actuel. Diego était extraordinaire, il est impossible qu’un autre joueur comme ça existe. Ceci dit, quand je parle avec des plus anciens, ils me disent qu’ils ont vu un meilleur joueur, El Charro Moreno. Les vieux qui l’ont vu m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu un type comme lui. Ceux qui aiment le foot sont de grands romantiques et de grands nostalgiques, nous pensons toujours que c’était mieux avant, nous défendons les anciens contre les modernes.
Qu’est-ce qui faisait que Maradona était si fort ?Je te donne un exemple : nous devons tous les deux résoudre un problème mathématique, toi tu vas trouver la solution en trois minutes, moi en cinq minutes. Lui, en trente secondes. La vitesse mentale qu’il avait pour trouver des solutions en jouant était extraordinaire, c’est ce qui faisait de lui le meilleur. Jouer avec lui était complexe, parce qu’il fallait toujours être attentif à ce qu’il allait inventer.
En Argentine, on le compare toujours avec Messi. Si Messi gagne le Mondial avec l’Argentine, est-ce qu’il sera considéré comme l’égal de Maradona ?Les titres ne te rendent pas meilleurs. Pour moi, le plus fort n’est pas celui qui a gagné le plus de trophées. Platini n’a jamais été champion du monde, mais si tu me demandes le meilleur joueur français, je te dis Platini. Celui qui a le plus gagné est très différent de celui qui te plaît le plus. Qui est le joueur le plus titré du football argentin ? Le Cabezón Ruggeri. Est-ce qu’il était bon ? Non. Il faisait son boulot, mais ça n’était pas un bon joueur, simplement un bon défenseur.
Pour en revenir au Bichi joueur, tes performances avec Argentinos te permettent de signer au Milan, mais tu ne t’y imposes pas.À l’époque, j’ai failli signer au Matra Racing, mais le Milan a payé plus cher. Le Milan m’achète en juillet en 1987, il y avait deux places d’étrangers par équipe, les joueurs communautaires n’existaient pas. L’entraîneur qui me fait venir, c’est le Suédois Niels Lindholm. Mais, quand j’arrive, c’est Sacchi qui vient de signer. En plus de moi, le Milan fait signer cette année-là trois joueurs : Van Basten, Rijkaard et Gullit. Rijkaard et moi, nous devons alors partir en prêt. Je m’en vais à Côme, qui était en réalité une filiale de l’AC Milan. L’été suivant, je retourne à Milan, désormais il y avait de la place pour trois joueurs étrangers. Sacchi décide d’opter pour Rijkaard.
Tu as des regrets de ne pas avoir joué pour ce grand Milan ?Disons que c’était mon meilleur moment en tant que joueur, mais c’était aussi le meilleur moment du Milan qui a tout gagné. Évidemment, j’aurais adoré jouer en match officiel avec ce club. Mais je n’ai pas de regrets, parce qu’il y avait des joueurs meilleurs que moi. Et le coach ne s’est pas trompé puisqu’il a absolument tout gagné. De tous les joueurs que j’ai côtoyés, Diego est le plus fort et Van Basten le second. Pour son physique et sa taille, il avait une technique exquise. Rijkaard aussi était très fort. Je dis toujours qu’un joueur polyfonctionnel est un joueur qui joue mal à plusieurs postes. Je crois plus aux joueurs spécialistes d’un poste. Mais Rijkaard était l’exception qui confirme la règle, il jouait bien partout. Khedira l’Allemand me fait beaucoup penser à Rijkaard. Gullit en revanche n’était pas un super joueur. Moyen techniquement, pas spécialement doué. Mais il était très fort physiquement.
Sautons quelques années, ta carrière t’entraîneur te mène à Colo-Colo, où tu fais exploser une génération de joueurs exceptionnels : Vidal, Sánchez, Fernandez, Valdivia notamment. J’ai d’abord travaillé à l’école de football de Colo-Colo, ensuite avec les cadets, puis au centre de formation, en tant qu’adjoint et finalement en tant que coach. Je connaissais la grande majorité des joueurs depuis qu’ils étaient petits : Valdivia, Fierro, M. Fernandez. Donc, si j’étais vantard, je te dirais que j’ai formé toute cette génération, mais ça n’est pas vrai. J’ai participé à cela, oui. Mon mérite est de les avoir lancés en première division. J’ai peut-être plus de mérite dans le cas d’Arturo Vidal parce qu’ils allaient le virer de Colo-Colo. Je me suis battu pour le garder. Vidal, je le connais depuis qu’il est petit. C’est un cas très spécial, je dirais que c’est une bonne saillie. Le fruit d’une bonne rencontre entre deux personnes. Tout est naturel, tout est génétique. Il ne jouait pas bien chez les jeunes, il n’était pas du tout au-dessus du lot. Personne ne pouvait dire « celui-là sera un phénomène » . Vidal a cassé toutes les statistiques et a défié la logique. Je crois que Vidal est un joueur bien plus fort qu’Alexis. Alexis a atteint ses limites, Vidal non. Ce sont deux planètes différentes.
Il y avait plus d’attentes pour d’autres joueurs ?En fait, celui qui suscitait le plus d’attentes, c’est Matías Fernández. Un type doué, un super mec, un des meilleurs que j’ai eus, mais il est trop dépendant de l’affection que le coach lui offre, il a besoin qu’on lui fasse confiance, de se sentir important. Il y a des gens qui s’en foutent que le coach leur parle ou non. Lui, non. Sa carrière n’est pas mauvaise, mais je l’attendais à un niveau largement supérieur. Et puis il y a Valdivia. Un joueur extraordinaire, pas très intelligent dans sa vie, mais extraordinaire.
Pourquoi tu considères qu’il n’est pas intelligent dans sa vie ?Il a toujours été arrogant, prenant tout le monde de haut. À Colo-Colo déjà. Ce mec est un type spécial. La preuve, c’est qu’il divise. Depuis toujours, le fait qu’il soit sélectionné ou non suscite une polémique alors qu’il ne devrait y avoir aucun doute. J’ai une part féminine dans ma vie. Je tombe amoureux de certains joueurs. Riquelme par exemple, le plus doué que j’ai connu. Valdivia vient juste après. Jorge, c’est un joueur qui n’a aucun intérêt pour défendre, marquer. Un joueur inutile pour le jeu collectif. Mais c’est un type qui peut te mettre une passe ou un ballon où personne ne peut le mettre. Son génie est là-dedans. Mais il ne s’est jamais préparé physiquement pour aller plus haut. Il a toujours dépendu de sa technique.
On a beaucoup parlé de l’indiscipline en sélection chilienne sous ton mandat, avec notamment le scandale du bautizazo (Vidal, Beausejour et Valdivia étaient revenus ivres morts du baptême de la fille de Valdivia, ndlr). Je ne crois pas qu’il y ait eu plus d’indiscipline à mon époque qu’à celle de Bielsa. Je crois que mon erreur a été d’ouvrir à la presse. Enfin, mon erreur, je ne sais pas, parce que j’aime que les choses soient ouvertes, transparentes. Quoi qu’il en soit, je ne vais pas nier qu’il y a eu ce cas d’indiscipline assez grave, et c’est pour ça que j’ai pris des sanctions à l’époque. Mais l’indiscipline existera toujours, le Chili a une très forte consommation d’alcool, c’est un fait social, c’est le deuxième pays où l’on consomme le plus d’alcool au monde. Et les footballeurs ne sont pas une île, ils sont un reflet de la société. J’ai lu dans El País que le Real Madrid n’a pas voulu faire signer Vidal parce qu’il avait un problème génétique avec la piscola (un cocktail national chilien, mélange de pisco et de coca-cola, ndlr). Je ne sais pas s’il boit tous les jours, ou s’il le fait seulement le week-end. Bon, je ne crois pas qu’il boive tous les jours, sinon il ne pourrait pas être à ce niveau.
En plus de Colo-Colo et le Chili, tu as entraîné Boca, c’était comment ? J’ai ressenti plus de pression à Colo-Colo. Car à Boca, j’étais déjà plus expérimenté, plus mûr en tant que coach. Ce qui est similaire entre Boca et Colo-Colo, c’est que ce sont des clubs transversaux, qui touchent toutes les classes sociales. Tu peux vivre dans un quartier pauvre et être fan de Boca, mais aussi être le type le plus riche du pays et être hincha du club. Colo-Colo, c’est pareil. Le public de Colo-Colo est très exigeant et versatile. Tu es soit un génie, soit un nul. Les gens ne te permettaient pas de perdre. Les fans de Boca sont plus respectueux. À Boca, ce sont les médias qui sont omniprésents, c’est le seul club où tu arrives pour l’entraînement, tu descends de ta bagnole et il y a déjà la télévision. J’avais d’ailleurs dit qu’entraîner Boca, c’était comme faire l’amour la fenêtre ouverte, tu n’as aucune intimité.
Sampaoli est le nouveau sélectionneur de l’Argentine, tu en penses quoi ?C’est une bonne excuse pour que je prenne la nationalité chilienne. Ce n’est pas un type qui me plaît et je sépare le coach de l’homme. Je suis sûr que dans ton travail il y a de supers journalistes qui ne sont pas des gens bien… En tant que coach, il fait probablement du bon boulot.
Et la personne ?J’ai une mauvaise opinion de lui. Son chemin a toujours été étrange. Comment il est arrivé à la U, comment il est arrivé au Chili… Je peux justifier d’une certaine manière son ambition, parce qu’il y a dix ans, ce type, absolument personne ne le connaissait. Il a profité de certaines opportunités pour grandir, mais à quel prix et aux dépens de qui ? Je ne sais pas s’il tuerait sa mère pour réussir, mais l’une de ses tantes probablement (rires). Sampaoli a dit qu’il aimait la U, il est parti. Il aimait la sélection chilienne et il est parti en disant qu’on le prenait en otage. Et maintenant Séville… Il a gagné avec la U, avec la sélection, mais il n’a rien laissé du tout. Bielsa n’est pas un type que j’aime particulièrement, mais je lui reconnais de laisser une trace là où il passe, un projet. Il est cohérent, il te laisse quelque chose. Sampaoli, lui, rien. La plus grande fierté pour un coach, c’est qu’un joueur dise : « J’ai énormément appris avec lui, c’est un super mec. » Tu as entendu un joueur dire cela de Sampaoli ?
Tu penses que quand tu te fais virer de la sélection, Sampaoli avait déjà un accord avec la Fédération chilienne ?Je n’ai aucun doute là-dessus, je n’ai pas de preuves, mais j’en suis absolument certain.
Propos recueillis par Arthur Jeanne, à Santiago de Chile